Une feuille de route stricte publiée par la Banque populaire de Chine impose à Ant Group, affilié à Alibaba, de remodeler ses activités en une société de holding distincte. Ceci, afin de permettre aux régulateurs chinois de contrôler davantage la compagnie, et de la faire se conformer aux règlements financiers du pays. Ant Group devra transférer toute unité qu’il possède et qui nécessite une licence financière pour ses activités dans cette holding. Elle pourrait être gérée in fine comme une banque traditionnelle. Parmi les transferts, on trouve les services de gestion de patrimoine, les prêts à la consommation, l’assurance, les paiements, et MYbank. Ce qui se profile à l’horizon, permis par la nature même d’une holding (qui remplace l’actionnaire privé par un actionnaire personne morale) c’est une possible prise en main future par une entité publique. Autrement dit, une mainmise croissante du gouvernement sur Ant Group.
L’entreprise de Jack Ma est aujourd’hui un géant de la Fintech en Chine. À l’intérieur de ce « groupe », on trouve plusieurs filiales de services et outils de paiements numériques. Alipay est la plus connue, avec son portefeuille mobile qui permet de payer ou d‘être payé facilement via smartphone. On peut l’utiliser pour acheter pratiquement n’importe quoi, et depuis peu, même les touristes étrangers y ont accès. En juin 2020, la filiale comptait 711 millions d’utilisateurs actifs mensuels et environ 80 millions de commerçants utilisant son réseau, alimentant les quelque 120 000 transactions par seconde. Un géant, en résumé. Son panel d’utilisateurs et de revenus conséquents explique l’influence pointée par les régulateurs. Pour la Chine, une influence qui n’est pas la sienne fait mauvais ménage avec les projets politiques du Parti.
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Les raisons d’un tel acharnement sur la Fintech de la part du pays sont multiples. Même si la raison politique l’emporte, elle n’est pas seule en jeu. D’abord, les pratiques financières liées aux services qu’offrait Ant Group, notamment des micro-crédits, sont qualifiées de risquées pour la stabilité financière du pays. En effet, le groupe ne finançait que 2% de la valeur des prêts qu’il distribuait via ses nombreuses filiales, le reste provenant de banques ou d’autres entreprises, qui portaient sur leurs épaules tous les risques du crédit accordé. Des pratiques qui rappellent dans une moindre mesure la crise des subprimes aux États-Unis, et qui mettent en lumière l’ampleur et le potentiel impact du secteur Fintech sur l’économie chinoise. Au vu de la dette privée de la Chine, à hauteur de 200% du PIB, une crise serait malvenue.
Pour pallier ces discordances, l’État a voulu démontrer sa position vis-à-vis des conglomérats puissants et influents qui lui feraient de l’ombre, tout en n’ayant pas l’air de saper l’innovation et l’entreprenariat dont l’économie a besoin. Maintenir Ant Group, mais le limiter, tel est le credo. Une acrobatie difficile, compte tenu des projets affichés de monnaie numérique d’État pour laquelle tout l’écosystème des paiements est à revoir. La taille et l’impact des activités d’Ant Group sont également inquiétants pour les autorités au vu des projets d’uniformisation financière du pays qu’ils échafaudent avec le yuan numérique. Dans cette bride du secteur de la technologie financière, on peut voir se profiler l’ombre des ambitions assumées de l’Empire du Milieu.
Depuis des années, la Chine travaille sur sa propre monnaie numérique, la DCEP (Digital Currency Electronic Payment), familièrement appelée le yuan numérique. Conçu et pensé afin de concurrencer les monnaies numériques privées comme le Bitcoin ou la Libra (rebaptisée Diem), le yuan numérique s’inscrit plus profondément dans une volonté de domination multiforme de la part de la Chine. Cette domination ambitionnée par le pays est diplomatique, mais aussi financière, avec les espoirs que la DCEP puisse signer la fin de la domination actuelle du dollar américain dans les échanges internationaux, et perturber le marché mondial des paiements.
Dans sa forme actuelle, la monnaie numérique chinoise est un parfait substitut des pièces et des billets, et tendra au long terme à totalement les remplacer. Le système d’émission et de circulation est à deux étages : la Banque de Chine émet la DCEP et en délivre aux banques commerciales qui, en retour, émettent l’argent destiné aux particuliers sous la forme de portefeuille digital auquel on accède via une application mobile autorisée par la Banque Centrale de Chine. N’utilisant pas la blockchain, le design de la DCEP chinoise est souvent critiqué pour le contrôle qu’une telle technologie accorderait au gouvernement sur les données liées aux paiements de la population. Bien connu pour espionner sa population à l’aide de la technologie, et notamment les minorités et les dissidents à la ligne idéologique, un tel outil donnerait encore plus d’emprise aux autorités sur le tissu social. En novembre, le China Daily avait ainsi rapporté les détails du plan de la Banque populaire de Chine pour conserver les transactions sur un registre centralisé.
Pour l’instant, ce qu’on sait des aspects pratiques du yuan numérique est qu’il pourrait s’utiliser à partir d’un portefeuille disponible sans connexion internet, et lié à un numéro de téléphone. Des tests ont d’ailleurs été réalisés dans de nombreuses villes chinoises, dont Shenzhen et Suzhou, où des loteries géantes permettaient à quelques candidats de recevoir des lots en yuan numérique. Cela a permis d’habituer les populations, d’abord réticentes à l’idée d’utiliser une nouvelle forme de paiement digital lorsqu’Alipay ou WeChat Pay le leur permettait déjà, mais aussi d’étudier les comportements de consommation. Un chemin de recherche et de façonnement de l’écosystème économique et financier, donc, à coups de ruses, de recrutements d’alliés et de petites avancées. Début novembre, l’entreprise chinoise Huawei avait ainsi annoncé que son nouveau téléphone, le Mate 40, proposerait de payer en yuan numérique, compatible avec le portefeuille numérique de Huawei et l’application Huawei Pay. L’augmentation constante du nombre de partenaires se joignant à la Banque Centrale dans son projet de yuan numérique démontre bien la pression exercée par le Parti, et ses ambitions. Derrière la mise au pas de Ant Group, il y a la ligne d’un Parti Communiste et son caractère totalisant, sa surveillance, ses ambitions, et ses contradictions.
Les tensions entre le gouvernement chinois et les entreprises privées sont profondes et complexes. De plus, elles sont souvent bien cachées par l’incommunication d’une administration imperméable. Depuis sa prise de fonction en 2013, le président Xi Jinping a fortement ciblé les entrepreneurs, notamment ceux qui investissent à l’étranger. Divers cadres de haut vol ont été emprisonnés ou ont disparu. Récemment, le gouvernement a poussé les entreprises privées à créer des comités de parti afin de s’assurer que leurs décisions commerciales resteraient conformes à la politique gouvernementale.
Poussée par ses objectifs, la Chine fait face aux tensions portées par un capitalisme de marché libre en plein essor et un système bancaire et réglementaire contrôlé par le Parti Communiste. Ce que révèle la restructuration d’Ant Group, c’est aussi la confirmation d’un capitalisme-communisme unique à la Chine, et des entremêlements de la mondialisation et d’une ligne idéologique forte. Les experts qui prédisaient une démocratisation du pays sous les effets des forces des marchés se seraient donc leurrés. Le pays a à son compte une longue liste de groupes, de compagnies, d’organisations et de personnes jugées menaçantes et écartées par le pouvoir. Par ailleurs, Ant Group est loin d’être la seule entité dans le viseur des régulateurs. D’autres entreprises sont également sous surveillance, y compris WeChat, la messagerie de Tencent, ou la société de covoiturage Didi Chuxing. Le géant Alibaba, holding de Ant Group, fait lui-même l’objet d’une enquête antitrust en Chine. Tout cela souligne la volonté du pays de mettre en place de nouvelles réglementations pour ses géants technologiques, entre intérêts économiques et intérêts politiques et idéologiques.
À long terme, et sachant que l’objectif est d’inclure le yuan numérique dans chaque strate de l’économie, on peut imaginer un secteur privé qui s’y conforme, ou qui se rompt. Face à une monnaie numérique équivalente de l’argent liquide et conçue pour être interopérable, il reste à voir comment les autorités et le secteur Fintech sauront conjuguer leurs intérêts.