En novembre 2020, l’introduction en bourse d’Ant Group a été annulée. Le 24 décembre 2020, c’est l’entreprise phare du groupe, Alibaba, qui a été visée par une enquête antitrust. Par ailleurs, le service de paiement Alipay figure dans le viseur du gouvernement chinois. Longtemps considéré comme un modèle de réussite, Jack Ma, le propriétaire d’Ant Group, rencontre aujourd’hui des obstacles posés par le gouvernement, et, dans le même temps, se retrouve critiqué dans les médias et sur les réseaux sociaux chinois.

Longtemps appelé « Daddy Ma », soit Papa Ma, Jack Ma a été récemment déclassé au rang de « fils », voire de « petit-fils » … Des dénominations qui inspirent nettement moins de sagesse. Un écrivain chinois a même énuméré les « 10 péchés mortels » de Jack Ma. Sur les réseaux sociaux chinois, l’homme d’affaires se fait traiter de « capitaliste malfaisant » ou encore de « fantôme suceur de sang ». The New York Times estime que ce changement d’image provient majoritairement des critiques du gouvernement chinois effrayé par l’empire commercial de l’homme d’affaires.

Pour cause, Ant Group et son rival Tencent contrôlent davantage de données personnelles que les géants américains, comme Google ou Facebook. Si les géants de la tech chinoise ont aidé le gouvernement à traquer et surveiller la population chinoise, leur taille et leur influence sont aujourd’hui perçues par le Parti communiste comme une menace. Pourtant, comme le rappelle l’économiste Zhang Weiying dans un article aujourd’hui censuré en Chine, les activités des entreprises chinoises sont largement surveillées : « sans l’autorisation du gouvernement, vous ne pouvez pas entrer dans ces industries ».

Homme d’affaires, acteur, chanteur, artiste : Jack Ma s’est hissé au rang de célébrité

En 2017, l’ancien professeur d’anglais, qui est devenu l’homme le plus riche de Chine grâce à son entreprise Alibaba, a joué le rôle d’un maître de kung-fu invaincu dans un court métrage aux côtés de grandes stars du cinéma chinois. Il s’est également essayé à la musique en chantant avec Faye Wong, une figure emblématique de la pop chinoise. Par ailleurs, Jack Ma a participé à la création d’une œuvre d’art avec l’artiste mondialement connu Zeng Fanzhi. Leur tableau a été vendu par Sotheby’s pour 5,4 millions de dollars. En 2016, il a été le premier chinois de haut rang rencontré par l’ancien président américain, Donald J. Trump. Tout cela a de quoi faire de l’ombre à Xi Jinping, qui valorise avant tout l’adulation et la loyauté. Pour le président chinois, comme c’est le cas aux États-Unis, la puissance de ces entreprises incarne une menace pour le gouvernement.

Pour la gloire de Jack Ma c’est donc une page qui se tourne. En réponse à un article intitulé “À la lanterne” – en référence à la révolution française -, qui a suscité 122 000 likes sur Weibo, le Twitter chinois, un internaute écrit : « Un milliardaire exceptionnel comme Jack Ma sera sans aucun doute pendu au sommet du réverbère ». Cette déclaration va dans le sens que souhaite impulser le Parti communiste chinois, qui lors d’une réunion sur l’orientation de la politique économique du pays a émis comme ligne directrice le renforcement des règles antitrust pour empêcher « l’expansion désordonnée des capitaux ».

« Vous pouvez soit avoir un contrôle absolu, soit avoir une économie dynamique et innovante »

Ce n’est pas la première fois que Jack Ma nage à contre-courant. En 2003, lors de la création d’Alipay, une solution qui marche sur les plates-bandes du contrôle gouvernemental sur le monde financier, l’homme d’affaires rassurait ses collaborateurs : « Si quelqu’un doit aller en prison pour Alipay, que ce soit moi ». En 2010, avec de grandes précautions oratoires, l’homme d’affaires défiait le gouvernement chinois : « Si le gouvernement en a besoin, je peux le [Alipay] lui donner ». Cette déclaration n’avait pas été prise au sérieux, et le China Business News titrait : « Donner Alipay au pays ? Jack Ma ne fait que parler ». 10 ans plus tard, cette provocation s’ancre pourtant dans la réalité : « Compte tenu de ce qui s’est passé, Ant devra éventuellement être contrôlée, voire détenue en majorité par l’État », prévient Zhiwu Chen, économiste à l’école de commerce de l’Université de Hong Kong.

Pour un nombre croissant de Chinois pros économie de marché, cette réussite et cette popularité qui s’effacent derrière les récentes mesures du gouvernement chinois, témoignent d’une diminution des libertés économiques. Certains de ces libéraux y voient un schéma similaire aux années 50, période qui précède la révolution culturelle chinoise et qui avait abouti à la disparition de la classe capitaliste. « Vous pouvez soit avoir un contrôle absolu, soit avoir une économie dynamique et innovante. Mais il est peu probable que vous puissiez avoir les deux », considère Fred Hu, qui siège au conseil d’administration d’Ant Group et qui a fondé la société d’investissement Primavera Capital Group à Hong Kong, l’un des investisseurs de l’entreprise de Jack Ma.

Alors que la Chine compte plus de milliardaires que les États-Unis et l’Inde confondus, quelque 600 millions de personnes gagnent 150 dollars ou moins par mois. Sur les 11 premiers mois de l’année 2020, la consommation chinoise a chuté de 5%. Dans le même temps, le secteur du luxe devrait lui augmenter de 50%. En outre, nombre de jeunes Chinois se sont endettés pour leurs études, et ont aujourd’hui un travail qui ne leur donne pas les moyens de s’acheter des logements dans les grandes villes du pays. Pour eux, l’heure est à la désillusion et cela pourrait incarner une menace pour Pékin.