Ce jeudi 23 mars, le PDG de TikTok, Shou Zi Chew a été auditionné par la Commission de l’énergie et du commerce de la Chambre des représentants pendant plus de cinq heures. Bien décidés à piéger le dirigeant, les élus américains ont adopté une approche plutôt agressive, tandis que ce dernier a tenté d’éviter les questions. Voici les grands points qui ressortent de cet entretien capital pour l’avenir de TikTok outre-Atlantique.

Présidents différents, préoccupations similaires

L’application chinoise est ciblée par le gouvernement américain depuis 2020, lorsque l’administration Trump était au pouvoir. Les autorités craignent surtout la maison mère de l’entreprise, ByteDance, et son supposé lien avec le Parti communiste chinois. Si TikTok a toujours nié une quelconque connivence avec Pékin, les suspicions des américains à son égard se sont accentuées ces derniers mois, en même temps que les tensions entre la Chine et les États-Unis.

En décembre, Washington a ordonné l’interdiction de l’application sur tous les appareils gouvernementaux américains. Plusieurs projets de loi, dont un qui a de grandes chances d’être approuvé, visant à bannir la plateforme ont également été proposés par le Congrès.

La prise de parole de Shou Zi Chew était l’occasion d’essayer de convaincre les législateurs américains de la bonne volonté de son entreprise. C’était la première fois qu’un PDG de TikTok se soumettait au périlleux exercice du témoignage devant le Congrès américain. La veille, Shou a donné le ton dans une déclaration sur les performances de sa plateforme aux États-Unis : « 150 millions d’américains utilisent TikTok chaque mois. C’est presque la moitié de la population américaine », a-t-il proclamé.

Le débat sur les données personnelles stagne

Les plus grosses inquiétudes des autorités américaines se concentrent sur les données personnelles récoltées par TikTok. Elles estiment que celles-ci peuvent être utilisées par la Chine pour mener d’importantes campagnes d’espionnage. Cathy McMorris-Rodgers, présidente républicaine de la Commission de l’énergie et du commerce, a été droit au but pour lancer l’audition, « Votre plateforme devrait être interdite. Je m’attends aujourd’hui à ce que vous disiez n’importe quoi pour éviter ce résultat » a-t-elle asséné.

« Au peuple américain qui nous regarde aujourd’hui, écoutez ceci : TikTok est une arme du Parti communiste chinois pour vous espionner, manipuler ce que vous voyez et exploiter pour les générations futures », a-t-elle continué. Shou Zi Chew a, quant à lui, souligné l’indépendance de l’application vis-à-vis de la Chine, et a préféré mettre en avant ses liens avec les États-Unis : « TikTok n’est pas disponible en Chine continentale, notre siège social se trouve à Los Angeles et à Singapour, et nous avons aujourd’hui 7 000 employés aux États-Unis », a-t-il rappelé.

Le PDG assure qu’il n’a vu « aucune preuve » que le gouvernement chinois ait accès aux données des utilisateurs américains de TikTok. Il affirme, en outre, que celui-ci ne lui a jamais demandé de lui fournir ces données. Shou a fait valoir les efforts mis en place par son entreprise pour stocker les données des américains aux États-Unis à travers le projet Texas, une vraie réponse aux inquiétudes des législateurs, selon lui.

Ce plan à hauteur d’1,5 milliard de dollars s’appuie sur des contrats avec Oracle en utilisant un « pare-feu qui scelle les données protégées des utilisateurs contre tout accès étranger non autorisé ». Les élus n’ont toutefois pas semblé convaincus face à l’ampleur du projet, estimant qu’il ne répondrait pas suffisamment tôt à leurs préoccupations.

Les législateurs privilégient une option : la séparation entre TikTok et ByteDance. Selon eux, tant que l’application est liée au géant chinois, les données des américains ne seront pas protégées. Ils justifient cela par une législation datant de 2017 obligeant les entreprises à aider le Parti communiste et ses services de renseignement lorsqu’on le leur demande. Peu de temps avant l’audition, la Chine s’est publiquement et fermement opposée à une revente forcée de la société.

L'application TikTok devant un drapeau chinois.

Photographie : Solen Feyissa / Unsplash.

Les législateurs dénoncent le danger de TikTok pour les jeunes

Le Congrès s’est également attardé sur le danger que représente TikTok pour ses jeunes utilisateurs, ciblant la désinformation et la modération mise en œuvre sur la plateforme. « Des recherches ont montré que les algorithmes de TikTok recommandent aux adolescents des vidéos qui créent et exacerbent des sentiments de détresse émotionnelle, y compris des vidéos faisant la promotion du suicide, de l’automutilation et des troubles de l’alimentation », a dénoncé Frank Pallone, représentant démocrate du New Jersey.

Les élus ont pris l’exemple d’une fillette de 10 ans décédée après avoir voulu participer au « Blackout Challenge » sur l’application, celui-ci consiste à retenir sa respiration le plus longtemps possible. Ils ont aussi cité Chase Nasca, un garçon de 16 ans qui s’est suicidé il y a un an en se jetant sous un train. Ses parents, présents à l’audition, ont déposé plainte contre ByteDance, affirmant qu’il avait été ciblé par des contenus non sollicités sur l’automutilation. « Votre technologie conduit littéralement à la mort », a déclaré l’un des membres du Congrès.

Il a également été demandé au PDG s’il était vrai qu’il ne laissait pas ses enfants naviguer sur TikTok, ce à quoi il a répondu à l’affirmative. Il s’est justifié en rappelant qu’à Singapour, où il vit, il n’existe pas de version de l’application pour les moins de 13 ans. De son côté, la plateforme multiplie les mesures pour tenter de répondre aux préoccupations des pays occidentaux sur son impact sur les jeunes. Il y a quelques semaines, elle imposait par exemple une limite de temps d’écran à 60 minutes quotidiennes pour les adolescents. Les législateurs en attendent plus.

Concernant la modération, Shou Zi Chew a nié que TikTok limite les publications liées à des questions sensibles pour le gouvernement chinois, comme la persécution des Ouïghours et le massacre de la place Tiananmen. Selon les autorités américaines, la Chine exploite justement l’application pour sa propagande, en privilégiant la mise en avant de certains contenus au détriment d’autres.

Shou Zi Chew comparé à Mark Zuckerberg

Une grande partie de la défense du PDG a consisté à comparer les activités de TikTok à celles de ses rivales américaines comme Facebook ou Instagram. « Nous nous engageons à être très transparents avec nos utilisateurs sur ce que nous collectons. Je ne pense pas que ce que nous collectons soit supérieur à ce que font la plupart des acteurs du secteur », a-t-il souligné. Cela représente tout de même beaucoup de données, y compris des informations sur les vidéos consultées, les commentaires rédigés, les messages privés, la géolocalisation et la liste de contacts. Il a également rappelé que les réseaux sociaux américains étaient loin d’être exempts de tout reproche, citant le scandale Cambridge Analytica.

L’approche de Shou, dans l’esquive des questions gênantes, n’a pas été appréciée par les élus. Il a d’ailleurs été comparé à Mark Zuckerberg lors de son audition de 2018 portant justement sur le scandale Cambridge Analytica. « Nous sommes frustrés par TikTok. Et oui, vous n’arrêtez pas de mentionner qu’il y a des problèmes industriels auxquels non seulement TikTok est confronté, mais aussi d’autres. Vous me rappelez beaucoup [Mark] Zuckerberg ? Lorsqu’il est venu ici, j’ai dit qu’il me rappelait Fred Astaire : un bon danseur avec des mots. Et vous faites la même chose aujourd’hui. Beaucoup de vos réponses sont un peu nébuleuses, ce n’est pas oui ou non », a affirmé Tony Cárdenas, représentant démocrate.

À plusieurs reprises, les législateurs ont souligné que leurs inquiétudes respectives allaient au-delà de leur appartenance aux partis démocrate ou républicain. Cárdenas a noté que le PDG était « l’une des rares personnes » à avoir uni la Commission de l’énergie et du commerce de la Chambre des représentants.

L’audition n’arrange pas les affaires de TikTok

Sans surprise, cette audition ne semble pas avoir convaincu les membres du Congrès, bien que le PDG ait tenté à maintes reprises de se détacher de son lien avec la Chine. Quasiment tous s’accordent à dire que l’application représente un danger pour la sécurité nationale des États-Unis. Pour l’heure, les législateurs n’ont pas divulgué de mesures concrètes pour remédier au problème, mais l’avenir de TikTok dans le pays semble plus que jamais incertain.

TikTok regrette la tactique employée par la Commission. « Shou s’était préparé à répondre aux questions du Congrès, mais, malheureusement, la journée a été dominée par des discours politiques qui n’ont pas tenu compte des véritables solutions déjà mises en œuvre », a déploré un porte-parole de la plateforme.