Il s’agit de l’une des technologies clés pour l’avenir : l’informatique quantique est vouée à révolutionner de nombreux domaines. C’est donc logiquement que de plus en plus d’acteurs s’y intéressent bien que l’on ne sache pas exactement quand sera son avènement. Les ordinateurs quantiques soulèvent aujourd’hui de nombreuses questions. Pour y voir plus clair, Siècle Digital est allé à la rencontre de Simone Severini, directeur de l’informatique quantique chez Amazon Web Services.

L’informatique quantique, c’est quoi ?

Elle est issue d’une branche scientifique récente

Les ordinateurs quantiques utilisent des phénomènes issus de la mécanique quantique, une branche scientifique elle-même dérivée de la physique quantique. Ce domaine s’intéresse, essaye de comprendre et d’analyser ce qui touche à l’infiniment petit, c’est-à-dire aux particules élémentaires qui composent les atomes, et les atomes eux-mêmes. La physique quantique est une branche scientifique très récente puisque ses théories ont émergé au XXe siècle. Si de nombreux chercheurs se sont illustrés dans cette matière, l’Allemand Max Planck en est considéré comme l’un de ses pères fondateurs.

C’est dans les années 70 que l’on entend pour la première fois parler d’informatique quantique. Le physicien américain Richard Phillips Feynman suggéra plus tard la conception d’un ordinateur quantique, qui ne verra jamais le jour. Dans les années 90, des recherches ont démontré que des circuits de calcul quantique seraient en mesure d’aborder des problèmes au-delà du champ de compétences des machines traditionnelles.

Depuis, des chercheurs s’attellent au développement de cette technologie, et si les années 2010 ont vu d’importantes avancées dans le domaine, nous n’en sommes encore qu’à ses balbutiements.

Le monde de l’infiniment petit du quantique

Avant toute chose, il faut savoir que la physique quantique joue déjà un rôle essentiel dans plusieurs technologies comme l’imagerie médicale : la résonance magnétique, utilisée pour diagnostiquer les cancers par exemple, a notamment pu être mise au point grâce à nos connaissances dans le domaine. « Nous voulons maintenant faire plus », explique Simone Severini, directeur de l’informatique quantique chez Amazon Web Services « utiliser la physique quantique à notre avantage avec des technologies qui peuvent traiter, sécuriser ou transférer des informations encodées dans des objets aussi petits que les particules élémentaires ».

Pour comprendre en quoi l’informatique quantique est si puissante et convoitée, il faut s’intéresser aux propriétés des particules élémentaires et de ce que l’on appelle la superposition. En effet, le monde quantique, c’est-à-dire de l’infiniment petit, possède des caractéristiques fondamentalement différentes de ce que l’on peut observer à l’échelle humaine. Selon le principe de superposition, les particules peuvent exister dans plusieurs états simultanément, c’est notamment cette propriété qui rend les ordinateurs quantiques, dont les circuits sont séquencés sur certains des plus petits objets de l’univers (atomes, ions, photons, etc.), si différents des ordinateurs classiques. En informatique quantique, les objets sont ainsi manipulés un par un pour effectuer des calculs.

Repousser les limites de ce qu’il est possible de calculer

« Tous les ordinateurs classiques traitent des bits, même les superordinateurs les plus puissants, mais le qubit est en physique quantique l’analogue du bit. Alors que le bit peut être soit 0, soit 1, le qubit a un état autologique différent, un état dans lequel vous pouvez avoir 0 et 1 simultanément. Ainsi, un qubit va être dans les deux états en même temps et cela permet d’effectuer des calculs de différentes manières », détaille Simone Severini. L’informaticien compare d’ailleurs les ordinateurs quantiques à des télescopes, « un télescope repousse la limite de ce que nous pouvons voir, un ordinateur quantique repousse la limite de ce que nous pouvons calculer ».

Ainsi, en atteignant l’avantage quantique, stade où un ordinateur quantique est capable d’effectuer un calcul beaucoup plus vite que le plus puissant superordinateur au monde, ces machines ouvrent un nouveau champ des possibles et présentent des capacités si poussées qu’elles dépassent l’entendement humain.

Schéma d'un bit et d'un qubit.

Dans ce schéma, on voit qu’un bit ne peut exister que dans un seul état, 1 ou 0. Grâce à la superposition, le qubit peut exister dans différents états simultanément. Schéma : Medium

Nous n’en sommes qu’au début

Les ordinateurs quantiques sont très complexes et sujets à l’erreur

Cependant, Simone Severini rappelle qu’il ne faut pas s’emballer trop vite. « C’est encore très tôt, nous ne devons pas avoir de mauvaises attentes, car il s’agit d’une nouvelle technologie », explique-t-il. L’informaticien est clair à ce sujet, le potentiel de l’informatique quantique est tel que certaines de ses capacités n’ont même pas encore été imaginées. Des avancées significatives ont déjà été franchies, à l’instar de Google qui a assuré, en 2019, avoir atteint l’avantage quantique, ou encore de chercheurs chinois ayant récemment détaillé les prouesses de calcul effectuées par leurs deux ordinateurs quantiques. Si ces résultats sont encourageants, ils restent néanmoins insignifiants comparés à ce que l’on pourrait faire de cette technologie à l’avenir.

Il faut, en outre, garder en tête que les ordinateurs quantiques sont encore loin d’être infaillibles, ils sont en effet sujets à l’erreur. « À chaque étape, il y a une erreur potentielle. Ils ont tendance à perdre la raison pour laquelle vous calculez, puis les erreurs peuvent s’accumuler et votre calcul est inutile. Vous voulez être sûr que vous pouvez faire des calculs qui donnent quelque chose d’intéressant, mais aussi une solution au problème que vous souhaitez résoudre tout en minimisant les erreurs », explique Simone Severini.

C’est ici que les codes quantiques (ou la correction d’erreur quantique), l’équivalent quantique des codes correcteurs, entrent en jeu. Ils représentent un défi majeur pour l’ensemble du secteur. À cela vient s’ajouter la complexité de la technologie qui est très difficile à manipuler. « Une chose que nous devons savoir, c’est qu’il est extrêmement difficile de construire des ordinateurs quantiques. Le faire à grande échelle, c’est vraiment comme aller sur Mars. Cela nécessite des connaissances scientifiques approfondies et nous ne devons pas penser que faire fonctionner un ordinateur quantique est quelque chose de facile », continue l’informaticien.

L’ordinateur quantique ne remplacera pas tous les ordinateurs classiques

Par ailleurs, les ordinateurs quantiques ne doivent pas être considérés comme la solution à tous nos problèmes. Il existe en effet des domaines dans lesquels ils ne seront pas utiles car les ordinateurs classiques, ainsi que des technologies comme le machine learning, sont déjà très efficaces. Pour faire la distinction entre les problèmes pouvant être résolus par les machines classiques et par les quantiques, deux catégories ont été pensées : la classe BPP (bounded-error probabilistic polynomial time) et la classe BQP (bounded error quantum polynomial time).

Tandis que le premier groupe comprend les problèmes qui peuvent être résolus efficacement par un ordinateur classique, le second correspond, de la même manière, aux problèmes pouvant être résolus efficacement par un ordinateur quantique. Actuellement, on ignore encore la taille de cette deuxième catégorie et jusqu’où elle peut s’étendre. « En fin de compte, tout se résume à la complexité de calcul. Il existe des problèmes que les ordinateurs quantiques peuvent résoudre efficacement et nous ne connaissons pas cette classe ou si elle est plus grande que celle comprenant les problèmes que les ordinateurs traditionnels peuvent résoudre : tout se résumera à cela », détaille Simone Severini.

De plus en plus d’acteurs expérimentent

S’il existe encore de grandes inconnues sur l’informatique quantique, il y a de quoi s’enthousiasmer, mais avec modération. En effet, de plus en plus de chercheurs et d’entreprises s’y intéressent et souhaitent expérimenter cette technologie. C’est notamment le cas de mastodontes comme IBM, Google ou Amazon Web Services (qui est actuellement en train de construire son propre ordinateur quantique à Pasadena). D’ailleurs, Google envisage de commercialiser un ordinateur quantique dès 2029, tandis qu’IBM espère pouvoir développer un processeur à 1 000 qubits en 2023. On retrouve également des startups qui veulent découvrir le potentiel de cette technologie, et d’autres jeunes pousses qui en font le cœur de leurs activités.

L'ordinateur quantique Sycamore de Google.

Ici, l’ordinateur quantique de Google, Sycamore, est maintenu dans un cryostat. Photographie : Rocco Ceselin / Google

Pour le dirigeant de l’informatique quantique chez AWS, il faut rendre la technologie accessible au plus de personnes possibles : plus elle sera exploitée et étudiée, plus il y aura de chances qu’elle se développe et évolue rapidement.

Pourquoi s’intéresser à l’informatique quantique quand on est professionnel ?

Expérimenter avec cette technologie pour se préparer à l’avenir

Dans cette optique, AWS a lancé Amazon Braket. Il s’agit d’une solution qui intègre l’informatique quantique sur le cloud. Permettant notamment aux clients de travailler facilement avec différents types d’ordinateurs quantiques et de simulateurs de circuits en utilisant un ensemble cohérent d’outils de développement, Amazon Braket est disponible à la demande sans besoin de souscription, et pourvoit tout le nécessaire pour s’initier et expérimenter l’informatique quantique. Le service donne notamment accès à la technologie D-Wave, un annihilateur quantique, à Rigetti, une machine quantique supraconductrice, ainsi qu’à ionQ, un processeur à pièges à ions. Ces différents systèmes permettent aux entreprises de s’intéresser aux différentes manières de pratiquer l’informatique quantique.

AWS propose également Amazon Quantum Solutions Lab. Ces programmes de recherche collaboratifs destinés aux entreprises, avec des experts qui les accompagnent, permettent d’identifier les opportunités les plus prometteuses de l’informatique quantique pour une société et d’établir une feuille de route pour se préparer à l’arrivée de cette technologie. Lors de l’événement re:Invent d’Amazon Web Services, ayant eu lieu fin novembre 2021, le service cloud a également annoncé le lancement de Hybrid Jobs, une nouvelle capacité qui « simplifie le processus de mise en place, de contrôle et d’exécution efficace d’algorithmes hybrides quantiques-classiques ».

AWS espère que ces différents outils donneront un coup de boost à la recherche sur l’informatique quantique. « Plus de matériel signifie plus de personnes qui l’utilisent, plus de personnes qui l’utilisent signifie plus d’idées d’applications, plus d’applications signifie plus de personnes qui essaient de comprendre comment programmer les ordinateurs quantiques », affirme Simone Severini.

Plus les acteurs s’y intéresseront, plus la technologie évoluera

Si l’avènement de l’informatique quantique peut paraître lointain, il est certain que les acteurs professionnels ont un grand intérêt à s’y intéresser dès aujourd’hui. En utilisant les possibilités offertes par des services comme Amazon Braket, certaines firmes s’imposent déjà en pionnières en repoussant les limites de ce que nous pouvons faire avec un ordinateur quantique et en utilisant des simulateurs d’un côté et des ordinateurs de l’autre pour faire des recherches.

Par ailleurs, Simone Severini explique qu’une solution comme Amazon Quantum Solutions Lab permet de déterminer si l’informatique quantique impactera un jour le secteur dans lequel une entreprise évolue, lui permettant de cette manière de s’y préparer et également de prendre de l’avance pour ne pas se retrouver dépassé le jour J.

L’informaticien s’est également attardé sur ceux qu’il appelle les « faciliateurs quantiques ». Il s’agit de startups situées aux quatre coins du monde qui « construisent des solutions, des plateformes, des applications à l’aide de Braket pour accéder aux ordinateurs quantiques ou aux simulateurs, les vendent à leurs clients avec des services professionnels et collaborent avec ces derniers pour explorer l’informatique quantique ». C’est notamment le cas de Qu & Co aux Pays-Bas, dont la plateforme Qubec permet de réaliser des simulations scientifiques et mathématiques, mais également de Multiverse en Espagne ou encore de QC Ware à Palo Alto, aux États-Unis.

« Tout cela contribuera à accélérer l’innovation et, à long terme, à donner envie à davantage de personnes de s’adonner à l’informatique quantique », s’enthousiasme Simone Severini.

Une technologie révolutionnaire à l’avenir encore flou

Des usages inimaginables

Pour résumer, nous ne savons pas exactement quand les ordinateurs quantiques auront un impact important, ni dans quels domaines.

En revanche, il est certain qu’ils sont dotés d’un potentiel colossal, et bien qu’il y ait encore des usages qui nous sont inconnus. Simone Severini est convaincu que c’est avant tout la science qui va bénéficier de cette technologie, et plus particulièrement la manipulation de la matière et des molécules à un niveau fondamental. Logiquement, la mécanique quantique bénéficie d’ores et déjà des ordinateurs quantiques, mais le spécialiste estime également qu’ils pourraient aussi avoir un rôle à jouer « dans la conception de batteries, dans la conception de nouveaux médicaments, ainsi que dans l’analyse plus rapide des propriétés des molécules ».

Cette technologie devrait également, à terme, révolutionner la logistique, la gestion des ressources ou encore les simulations en finance. Il faut néanmoins garder en tête que certaines problématiques resteront l’apanage des ordinateurs classiques. « Par exemple, il est difficile de télécharger des données sur un ordinateur quantique, il n’est donc pas très adapté à l’ingestion de gros volumes de données », précise Simone Severini. Il estime en outre que les ordinateurs quantiques doivent en priorité être utilisés en tant qu’outils de recherche.

« Les ordinateurs quantiques sont capables d’améliorer notre façon de fonctionner à un niveau fondamental et il est possible que leur application la plus importante reste encore à découvrir. Peut-être n’y avons-nous pas encore pensé. Lorsque Galilée a pointé le premier télescope vers le ciel, nous n’aurions jamais pensé qu’un jour, les télescopes seraient capables de découvrir des galaxies », continue-t-il.

En plus d’ignorer l’ensemble des domaines qui seront impactés par l’informatique quantique, il est, pour l’heure, impossible de savoir quand cet impact sera visible. « Dans 1 000 ans, nous serons là, et les ordinateurs quantiques auront un rôle à jouer, peut-être très différent de la manière dont nous les construisons aujourd’hui, peut-être seront-ils construits d’une manière à laquelle nous n’avons même pas pensé, qui sait ? Mais, sans aucun doute, la frontière quantique est quelque chose que nous commençons à explorer maintenant », déclare le chercheur.

Patience…

Il est évident que les gouvernements ont saisi l’importance de cette technologie : les autorités américaines lui allouent un budget toujours plus élevé chaque année, tandis que dans l’Hexagone, Emmanuel Macron a décidé de débloquer 1,8 milliard d’euros dans le but de faire de la France l’un des premiers pays à atteindre une souveraineté technologique dans ce domaine. Un premier programme à 150 millions d’euros a vu le jour en octobre dernier, et il constitue la pierre angulaire du plan quantique du pays. Par ailleurs, la France a lancé une plateforme nationale de calcul quantique dans le cadre du plan « France 2030 ». Nos voisins allemands possèdent quant à eux l’un des premiers ordinateurs quantiques pleinement opérationnels en Europe.

L’informatique quantique a besoin de s’ouvrir au monde afin qu’une grande variété d’acteurs l’expérimente dans tout un tas de domaines. Cela passe notamment par le cloud computing qui la rend accessible à ceux qui n’ont pas le matériel ou les moyens humains pour s’y mettre. Les services d’aide, d’accompagnement et d’enseignement mis en place par AWS, IBM, ou même par divers gouvernements, participent également à son développement.

Il faut désormais prendre son mal en patience et attendre le jour où son impact sur le monde ne sera plus infiniment petit, et commencera à prendre forme.