616,2 millions. Voici le nombre de personnes abonnées à une plateforme de streaming musical selon une étude de MIDiA Research en 2022. Rien qu’en France, l’ensemble de ces plateformes compteraient 16 millions d’auditeurs. L’impact de Spotify et de ses concurrents n’est, en 2023, plus à prouver. Le streaming musical, depuis son apparition dans les années 2000, a tout d’une révolution.

Une révolution encore en cours, loin de faire l’unanimité. Le mode de rémunération des artistes présents sur ces applications est plus que jamais critiqué, alors que les géants du secteur ne sont toujours pas rentables. Pour analyser ce marché, de son émergence à son modèle économique, en passant par les pistes de réflexion pour l’améliorer, Siècle Digital s’est entretenu avec Sophian Fanen, cofondateur du média Les Jours, journaliste et passionné de la musique.


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Une brève histoire de la musique

« J’ai grandi dans les années 1980 – 1990. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique, trouver un disque, c’était compliqué. Il fallait savoir que ce disque existe, ensuite il fallait le trouver, l’acheter et c’était cher. Tout était éminemment compliqué », se remémore Sophian Fanen. Féru de musique depuis l’enfance, le journaliste a naturellement suivi et vécu au plus près les évolutions de l’industrie.

La dernière en date, les plateformes de streaming puisent notamment son origine dans une technologie : le peer-to-peer. Cependant, « il y a plusieurs actes de naissance. Le primaire, c’est le CD », estime-t-il. Objet aujourd’hui délaissé, si ce n’est oublié, le CD pour Compact-Disc, est la première numérisation de masse de la musique, au début des années 1980. « Avant, la musique était une onde, purement acoustique. Là, elle devient des 0 et des 1 sur CD », explique-t-il, avant d’approfondir, « quand vous branchez deux ordinateurs ensemble, en théorie, vous pouvez faire passer ces 0 et ces 1 par un câble entre les ordinateurs puis par Internet. Donc à partir du moment où on a le CD, on a en germe toute la numérisation, le monde de la musique d’aujourd’hui ».

Arrivent ensuite le web, avec lui le fameux format MP3 et le peer-to-peer. Les réseaux pair à pair, également appelés P2P, sont décentralisés. Ils permettent à deux appareils de se partager des données grâce à Internet. « La deuxième grande étape, c’est l’arrivée d’Internet avec de nouveaux outils de compression de la musique », confirme le spécialiste. La compression de la musique est à ce moment-là, dans les années 1990, l’un des plus gros défis de l’industrie musicale. La bande passante sur Internet est faible. Pour pouvoir numériser et envoyer de la musique, il faut donc réduire la taille des morceaux, les compresser.

« Il faut se rendre compte que dans les années 1990, envoyer un e-mail avec trois lignes de texte, c’était compliqué, ça prenait du temps. Donc, envoyer de la musique, c’était encore plus compliqué ». Se développe alors, au milieu de la décennie, la technologie du MP3. Grâce à elle, la taille des données est suffisamment réduite pour faire circuler les chansons sur le Web. « Révolution majeure, devenue grand public grâce Napster », analyse Sophian Fanen.

Capture d’écran d’une interface Napster

Napster est aujourd’hui un magasin de musiques en ligne, et propose aux entreprises de lancer leur service de musique en marque propre. Image : Christiaan Colen / Flickr.

Napster. Le nom d’une plateforme tombée en désuétude, mais dont l’impact a pourtant été majeur. Il s’agissait d’une plateforme de peer-to-peer. Des internautes du monde entier y déposaient et y téléchargeaient des musiques. Invoquant ses souvenirs, le fondateur du média Les Jours se rappelle : « Tout ça était gratuit, pirate, illégal. Nous étions dans la zone grise du droit et de l’industrie de la musique, qui n’a pas du tout suivi ».

Nouvelle révolution « complètement dingue ». « Tout d’un coup, avec Napster, je me mettais sur ma chaise, je tapais quelques mots et j’avais tous les disques auxquels je pouvais rêver », relate-t-il. Le MP3 et Napster font basculer la musique dans l’ère du numérique. Il s’agit des prémices, l’orée des années 2000, la base est posée. Place aux plateformes de streaming.

« Il va y avoir des morts »

Ces applications sont nées vers la fin des années 2000, avec Spotify et Deezer en 2006 et 2007. Toutefois, selon Sophian Fanen, la vraie naissance date plutôt du début des années 2010. Au début, elles organisent la musique en albums et l’auditeur n’est pas guidé comme aujourd’hui, il est même plutôt perdu. Ainsi, celui qui est également l’auteur du livre Boulevard du Stream – Du MP3 à Deezer, la musique libérée, considère l’arrivée des playlists comme « la vraie naissance du streaming auprès du grand public ». « Les playlists, c’est Spotify vers 2014-2015. C’est ce qui va vraiment déclencher la bascule des usages du grand public ».

Depuis, les plateformes de streaming musical se sont multipliées. Spotify, Deezer, Amazon Music et Apple Music sont les plus connus, les plus utilisées. Ces géants ne sont pourtant pas rentables. Au deuxième trimestre 2023, Spotify a connu une augmentation de son chiffre d’affaires de 11% sur un an, pour atteindre les 3,18 milliards d’euros. Le Suédois compte 551 millions d’utilisateurs actifs mensuels. Malgré ces bons chiffres, il enregistre une perte nette de 302 millions d’euros pour ce même trimestre, contre 125 millions l’an dernier.

Deezer pour sa part espère une rentabilité dès 2025. Après 15 ans d’existence, ces plateformes n’y arrivent toujours pas. Pour certaines, ce n’est pas un problème. Amazon Music et Apple Music n’ont pas besoin d’être rentables. Le cœur de métier de leurs maisons mères est respectivement le retail et la vente de produits électroniques. Ces services sont plutôt là pour attirer les consommateurs dans leurs écosystèmes. Toutefois, toutes reposent essentiellement sur deux sources de revenus. La publicité, diffusée pour les abonnements gratuits. Puis les abonnements premium, pour une dizaine d’euros par mois.

Alors les prix des abonnements doivent-ils encore augmenter pour permettre à ce marché de se stabiliser et à ses plateformes d’être rentables ? Non, tranche Sophian Fanen, « À mettre la musique trop chère, elle va devenir secondaire dans les dépenses d’un foyer ».

« Nous avons connu des années d’expansion avec des tentatives de conquête du marché. À un moment ou à un autre, il va y avoir des morts, parce qu’il n’y a pas de la place pour tout le monde », prédit le journaliste. Selon lui, même les géants du secteur ne sont pas hors de danger : « une plateforme comme Deezer, on l’aime beaucoup, mais est-ce que Deezer est assez gros aujourd’hui pour continuer d’exister de façon indépendante ? Compliqué ».

Il apparaît nécessaire de relativiser le bilan des plateformes de streaming musical. Comme l’explique Sophian Fanen, « Tant qu’on aura internet, on aura de la musique en streaming ». Comprenez : Spotify et Deezer peuvent disparaître, la musique en streaming, elle, restera. Il tient également à relativiser l’importance de la rentabilité. « Spotify est cotée en Bourse. Son but, c’est de dégager des dividendes et de donner des sous aux actionnaires. Si Spotify avait voulu avoir des comptes parfaitement à l’équilibre et être une entreprise familiale, ils seraient restés à Stockholm ».

Graphique MIDiA Research représentant les parts de marché au deuxième trimestre 2021

En 2021, Spotify dominait largement le marché de la musique en streaming. Graphique : MIDiA Research.

Le mode de rémunération des artistes remis en cause

Si ce modèle est critiqué, ce n’est pas à cause du manque de rentabilité. Ni du déséquilibre créé par des mastodontes comme Amazon et Apple. Ce qui est attaqué, c’est la rémunération des artistes. Un système hérité de 2007 et du premier contrat discuté entre Sony et Deezer, nommé market centric.

« Pour le dire simple, on prend le gâteau d’argent disponible de telle plateforme pour tel mois, en cumulant publicités et abonnements, et on va distribuer les parts. 70% vont aux acteurs de la musique, distribués à la part de marché : Universal va avoir 41% du marché français tel mois, donc 41% de ces 70% vont aller à Universal », résume Sophian Fanen. Charge ensuite aux labels de redistribuer l’argent perçu à leurs artistes en fonction des contrats.

C’est là que le bât blesse. Tout d’abord, pour un même stream, deux artistes ne toucheront pas la même somme, un stream n’ayant pas de valeur ni de prix fixe, contrairement à un CD. « Un stream d’un morceau en Inde et en France n’a pas la même valeur, notamment parce que le coût de la vie n’est pas le même », précise le spécialiste musical. Un système complexe et peu lisible.

Le temps d’écoute qui déclenche la rémunération, fixé à 31 secondes, est aussi sujet à critiques. Certains en profitent en publiant plusieurs sons de 31 secondes tout juste, ou encore des pistes de bruits blancs. Des majors s’en prennent également à l’importance prise par les sons sans voix, tels que des bruits de pluie, ou encore d’oiseaux. Sans oublier les bots, pouvant booster artificiellement le nombre d’écoutes d’une musique. Enfin, l’augmentation exponentielle du nombre de titres disperse le nombre d’écoutes et les revenus. Le nombre de morceaux sur Deezer, en 2 ans, est passé de 90 millions à… 200 millions. 100 000 nouveaux titres arrivent chaque jour sur la plateforme.

Dans ce contexte émergent des réflexions pour faire évoluer le modèle.

Vers un nouveau modèle : artist, user ou fan centric ?

« Il y a des réflexions pour changer pour le modèle du user centric, qui est un modèle où l’on part des écoutes de chaque artiste, c’est beaucoup plus vertueux. Mais […] je pense que le moment est passé pour le user centric », est convaincu Sophian Fanen. Le secteur se dirigerait plutôt vers un modèle fan centric.

Ce dernier devrait être mis en œuvre prochainement, par Deezer et Universal. Les deux sociétés ont annoncé le mercredi 6 septembre un accord. L’application française va distinguer les artistes professionnels des non-professionnels. Pour être catégorisé professionnel, il faudra dépasser les 1000 écoutes mensuelles, et avoir au moins 500 auditeurs uniques par mois. Ces artistes bénéficieront d’un double bonus : chaque écoute comptera double. Les chansons qui « génèrent un engagement actif des fans », auront également droit à ce double bonus. Il s’agit des chansons recherchées par les utilisateurs, de celles placées dans les playlists de ces derniers. Indirectement, l’importance de l’algorithme de recommandation dans la rémunération va diminuer. Ce modèle sera lancé en France au quatrième trimestre de cette année et pour les titres Universal. « Ce n’est pas inintéressant dans le sens où ça valorise l’engagement des fans », approuve le fondateur de Les Jours.

D’autres acteurs suivront peut-être Deezer et Universal. La régulation aura également son rôle à jouer dans l’évolution de ce marché. L’Union européenne envisageait par exemple d’imposer aux plateformes un quota d’artistes européens. « Spotify est concerné par le Digital Services Act », ajoute Sophian Fanen. « En France nous avons déjà de la régulation. Une loi dit que les plateformes de streaming rémunèrent aussi les musiciens qui ont participé à la création d’une œuvre, quand bien même ils n’en sont pas les artistes principaux ».

De futures lois et encadrement du streaming musical semblent donc inévitables. « L’histoire nous apprend que la liberté artistique se heurte souvent à son existence économique […] donc oui, très probablement il y aura des stratégies de régulation dans la décennie à venir. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, cela dépend de la façon dont c’est fait. Très clairement, si c’est une régulation qui est faite par le Rassemblement national, ça ne sera pas bien », conclut-il.