La présomption de salariat est-elle l’avenir des travailleurs de plateformes ? Le 2 février 2023 en session plénière, le Parlement européen a voté pour l’instauration d’une présomption de salariat, en réponse à une proposition de directive de la Commission. Le Conseil a pour sa part voté mi-juin. Si le chemin est encore long, le salariat changerait radicalement les conditions de travail des chauffeurs et livreurs, actuellement considérés comme des indépendants.

À ce sujet, Siècle Digital s’est entretenu avec Leïla Chaibi, eurodéputé La France Insoumise, ainsi qu’avec Nicolas Schmitt, commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux et Ludovic Rioux, livreur et membre de la CGT Transport.


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Gig worker, un métier qui concentre les problématiques

Commander une course sur Uber ou se faire livrer des repas, voilà des pratiques entrées dans le quotidien d’une partie des Européens et démocratisées avec le Covid et le numérique.

L’activité des plateformes de livraison a explosé durant la pandémie. Uber Eats a notamment affirmé avoir enregistré une augmentation de 130 % du nombre de commandes en août 2020 par rapport à 2019. Depuis, le rythme a baissé, mais la demande demeure plus forte qu’avant la crise.

Malgré ce boom d’activité, nombreux sont les travailleurs derrière ces plateformes à avoir le sentiment d’être laissés-pour-compte. D’autant plus que commander n’a jamais été aussi simple : une application, un smartphone, une connexion internet et le tour est joué. Une digitalisation qui tend à invisibiliser les travailleurs et travailleuses de l’ombre, celles et ceux qui livrent, qui conduisent.

Une invisibilisation allant de pair avec une problématique qui prend de l’ampleur depuis 2020 : le statut. Ils ont presque systématiquement celui d’indépendant, d’autoentrepreneur en France, cible de nombreuses critiques.

Travailleur de plateformes, c’est tout d’abord un métier essentiellement masculin, qui laisse peu de place aux femmes. En 2021 selon LesÉchos Start, les hommes représentent 92 % des livreurs Uber Eats. Ils sont alors 96 % de l’effectif chez Just Eat.

Toujours selon LesÉchos Start, en 2021, 4 livreurs Uber Eats sur 10 étaient nés à l’étranger. Un chiffre qui reflète une réalité : beaucoup de ces travailleurs sont sans papiers. « Évidemment, quand on n’a pas de papiers, c’est plus simple de travailler en louant le compte de quelqu’un d’autre et en lui payant une rente, plutôt que de se faire embaucher dans une boîte qui salarie », explique Ludovic Rioux, livreur.

Celui qui est aussi membre de la CGT met en avant la dégradation des conditions de travail, qui a amené « beaucoup de livreurs qui étaient satisfaits à l’époque » à partir. « Donc cette dégradation a poussé vers le bas les rémunérations, et a fait que de plus en plus de gens travaillent dans la livraison parce qu’ils n’ont pas d’autre choix », conclut-il.

Outre ces disparités, gig worker apparaît comme un métier avec des conditions difficiles. Depuis des années, de plus en plus d’entre eux les dénoncent, avec des semaines à bien plus de 35 heures, pour parfois gagner un petit revenu. Ils paient aussi leur matériel, étant indépendants.

« Nous ne sommes pas dans une situation d’indépendance »

Un statut qui concentre une bonne partie des problèmes de ce métier. De nombreux livreurs reprochent aux plateformes de devoir être indépendants sur le papier, alors que dans les faits, ils ne le seraient pas.

Le statut d’autoentrepreneur n’ouvre pas droit aux allocations-chômage, aux congés payés ou encore à un arrêt maladie. Sans oublier qu’il faut encore payer les réparations, diverses assurances, l’essence, ou encore l’Urssaf. Voilà pourquoi, même avec un mois à 2000 euros en travaillant bien plus que la norme, beaucoup se retrouvent avec un smic. Le salarié, lui, a droit aux congés payés, peut bénéficier d’arrêts maladies et a bien souvent moins de dépenses.

En échange, un indépendant doit pouvoir choisir ses prix, ses heures de travail, entre autres libertés. Le problème, selon beaucoup de livreurs et quelques chauffeurs, serait que les plateformes gardent une mainmise importante sur ces aspects. Par conséquent, de plus en plus de travailleurs réclament une chose : le statut de salarié.

Cette revendication prend de l’ampleur. En France, le tribunal prud’hommes de Lyon a condamné Uber à verser 17 millions d’euros à 139 chauffeurs VTC le 20 janvier 2022. Ils avaient porté plainte pour être reconnus comme des salariés par le groupe. « Pourquoi il y a un problème sur le fond ? », questionne Ludovic Rioux. « Déjà parce que les conditions de travail et la détermination des rémunérations sont seulement décidées par la plateforme. Nous ne sommes pas dans une situation d’indépendance », répond-il.

Il existe de nombreuses affaires de ce type. Contacté, Uber a expliqué que 139 chauffeurs contre 32 000 actifs en France, « c’est très faible en termes de proportion ». Reste que le sujet du statut des travailleurs de plateformes est devenu récurrent, au point que la Commission européenne propose une directive pour instaurer une présomption de salariat.

Qu’a voté le Parlement européen ?

Ce sujet concerne aujourd’hui plus de 500 entreprises et 28 millions de travailleurs sur le Vieux Continent.

Les conflits et les verdicts se succèdent, les prises de paroles politiques affluent, la question de leur statut devient rapidement centrale et européenne. Voilà pourquoi le 9 décembre 2021, la Commission européenne suggère d’instaurer une présomption de salariat pour les travailleurs indépendants liés aux plateformes numériques. C’est-à-dire donner aux travailleurs les prestations sociales auxquelles ils pourraient prétendre en tant que salariés, comme un salaire minimum.

La directive donne une liste de critères à destination des entreprises. Si plus de deux sont cochés, le travailleur est considéré comme salarié. « Dès le départ il y a un problème […] Une plateforme, évidemment qu’elle va vous dire qu’elle ne remplit pas les critères », s’insurge l’eurodéputé La France Insoumise Leïla Chaibi, avant d’illustrer, « après la publication de la proposition de la Commission, Teddy Pellerin, le patron de Heetch, m’a dit “c’est très bien votre proposition, mais moi je ne les remplis pas les critères” ».

Sans surprise, l’avis de Nicolas Schmitt, commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, est tout autre : « Les critères dans la proposition de la Commission sont importants. Le Parlement […] remet la définition ultime au droit national. Nous pensons qu’il faut plutôt se baser sur des critères communs inspirés par les jurisprudences nationales et européennes ».

Le 2 février 2023, cette proposition est examinée par le Parlement européen. Il vote en sa faveur à 316 voix pour, 212 contre. Toutefois, dans la version votée ici, les critères de la Commission sont supprimés. La situation s’inverserait : la plateforme devrait prouver qu’un livreur est bien indépendant, autrement, il serait automatiquement considéré comme salarié.

Ludovic Rioux trouve cela « rassurant, parce que ça n’a pas de conséquences individuelles mais collectives. Les plateformes ne peuvent plus abuser du droit du travail comme aujourd’hui, parce que ça sera à elles de montrer qu’il y a une réelle indépendance ». Selon lui, « ce projet de directive vient renverser la logique ».

Le trilogue, chemin de croix législatif

Le chemin pour ce texte semble encore long. Mi-juin, le Conseil européen a voté en faveur de cette présomption. Dans sa version, les travailleurs seront présumés être des salariés des plateformes, s’ils remplissent au moins trois des sept critères énoncés dans la directive. Leïla Chaibi a déclaré à Siècle Digital que la proposition du Parlement est plus « ambitieuse », car réfragable : « le Parlement européen dit qu’il n’y a plus de critères dans l’article 4 de la directive. C’est une présomption générale mais réfragable. Ce qui veut dire que s’il y a des critères, ce sont des critères d’indépendance à amener par la plateforme si elle veut contester la subordination ».

Les trois instances de l’Union européenne – le Parlement, le Conseil et la Commission – doivent maintenant se réunir et se mettre d’accord sur une version finale : c’est le trilogue. La question des critères sera probablement l’une des pierres d’achoppement les plus importantes.

Contacté, Deliveroo n’a pas répondu à nos sollicitations. De son côté, Uber a affirmé avoir, avec les années, « affiné sa philosophie sur le sujet ». Le géant américain estime que la flexibilité est en réalité plébiscitée par les travailleurs. Une flexibilité tout à fait compatible avec la protection sociale et de bonnes conditions de travail, selon le groupe. Il a également expliqué à Siècle Digital que « rien n’est proposé sur le sujet des vrais travailleurs indépendants » et que la majorité des travailleurs de plateformes ne veulent pas de cette requalification en salarié.

« J’ai rencontré beaucoup de livreurs qui ne veulent pas avoir un patron qui leur hurle dessus. Après, ça dépend de quoi nous parlons. Quand un livreur a l’impression d’être flexible parce qu’il bosse 60 heures par semaine, pour avoir un revenu important, avec des cotisations très faibles, peut-on réellement parler d’indépendance ? » rétorque Ludovic Rioux.

Certaines plateformes se sont déjà essayées au salariat, à l’instar de Just Eat. La société a voulu se démarquer ces dernières années en adoptant un modèle plus vertueux. 4 500 de ses livreurs sont passés en CDI. Résultats des courses, sans mauvais jeu de mots : l’entreprise a dû licencier.

De quoi remettre en cause le salariat des gig workers ? Les opinions divergent grandement sur ce sujet. L’adoption d’un texte final semble encore loin et des modifications restent possibles, mais Nicolas Schmitt se veut optimiste : « je crois qu’à la fin, nous arriverons à un compromis applicable dans tous les États membres ».

La position de la France, anomalie européenne

L’application d’une présomption de salariat dans chaque État membre pourrait être une disposition qui pose problème. Les statuts légaux des travailleurs ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. À cela s’ajoute la possible réticence de certains membres, notamment la France. « Dès que j’ai rencontré les lobbyistes de Uber et Deliveroo, ils vous parlent de Macron, en expliquant que c’est le modèle à suivre, que la France a très bien compris qu’il ne fallait pas toucher aux statuts », affirme Leïla Chaibi.

La position du gouvernement détonne en Europe. Elle se présente à contresens de celles de la plupart de ses voisins. Emmanuel Macron lui-même ne paraît pas favorable à une présomption de salariat. Lors de la présidence française de l’Union européenne, ce sujet n’a même pas été évoqué parmi les priorités.

« Le gouvernement français est celui qui est, en Europe tout du moins, le plus réactionnaire sur la question des droits des travailleurs de plateformes », assène Ludovic Rioux.

Quid de ses voisins ? Certains sont précurseurs. Notamment l’Espagne, la Belgique et les Pays-Bas. Les Belges, en septembre 2022, voulaient imposer un salaire minimum pour les livreurs. En 2021, l’Espagne et les Pays-Bas ont obligé les plateformes à considérer leurs travailleurs comme des employés.

Toutefois, comme rapporté par certains médias en 2022, dont RFI, le salariat ne fait pas rêver tout le monde. Certains livreurs en Espagne choisissent même de redevenir indépendants, malgré la loi. Comme l’a expliqué Ludovic Rioux, penser que la présomption de salariat représente la solution miracle est une erreur.