Aussi immense que complexe, la Russie a une relation ambiguë avec internet, les libertés et la censure dans les médias. Nombreuses sont les arrestations médiatisées, les blocages de services et sites web, ou encore les cas de pressions de la part du gouvernement de Vladimir Poutine.
En 2019, le pays s’est retrouvé sous le feu des projecteurs pour ses lois réglementant les nouvelles technologies. Elles étaient alors plus de 50 à être promulguées. La plus controversée d’entre elles, la loi RuNet (l’Internet Russe), qu’on appelle aussi loi “Internet Souverain”, est entrée en vigueur le 1er novembre de cette même année. Cette loi, qui illustre à la fois la défiance russe et les ambitions du pays, permettait la création d’un système alternatif de noms de domaine et renforçait la mainmise du gouvernement sur les communications de sa population. Son but premier ? Rendre possible une déconnexion du reste de l’Internet mondial. Aujourd’hui, pourtant, la question de savoir si le Kremlin a vraiment l’intention de couper la Russie de l’Internet mondial reste une question ouverte. Certains arguent que le pays n’y aurait aucun intérêt. Le fait est que la Russie s’en donne décidément les moyens.
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Avec ces nouvelles lois, qui soumettent la population à davantage de contrôle sur leurs communications et de filtrage des informations, la Russie a placé les curseurs de la censure de manière subtile. Pas au niveau de la Chine et sa “Grande Muraille numérique” qui, en plus de sa population, censure officiellement une grande partie des services et sites venant de l’Occident. Pas non plus aussi libre que l’Europe, sa voisine, qui fait des droits humains le centre des valeurs qu’elle souhaite implanter au sein de sa législation du web.
La Constitution russe garantit le droit à la vie privée, y compris la confidentialité des communications. Elle accorde également la liberté d’opinion et le droit de rechercher, recevoir, transmettre, produire et diffuser librement des informations. Comment comprendre la censure qui s’exerce dans le pays ?
Après l’entrée en vigueur des lois de 2019, les autorités russes ont eu jusqu’à janvier 2021 pour mettre en place la technologie nécessaire. Deux années qui se sont vues bouleversées par de nombreux événements politiques, et une pandémie mondiale. Comment les libertés sur internet ont-elles évolué, et pourquoi ? Comment se traduit aujourd’hui la censure exercée par le gouvernement ?
Une histoire russe de l’expertise informatique et de la censure
L’URSS, aux racines de la surveillance
L’Union soviétique (URSS) n’avait aucun scrupule à surveiller sa population. Elle utilisait même la surveillance comme méthode de construction du modèle politique communiste, d’un nouveau type de société et d’individus. Un parti unique, une dictature et la terreur d’État accompagnait un vaste appareil de collecte d’informations.
L’une des premières administrations de surveillance, la Tchéka, est créée dès décembre 1917. Comme le KGB plus tard, le but de cet organe de surveillance est alors d’épurer la société des éléments dissidents, les ennemis imaginaires et réels menaçant le projet des dirigeants totalitaires. Déjà, bien avant la démocratisation d’internet dans le pays, et bien avant la surveillance en ligne, les services secrets s’immiscent dans la vie privée des citoyens.
Dans leur livre The Reb Web sorti en 2015, Andrei Soldanov et Irina Borogan relatent le lien profond entre les méthodes des services secrets soviétiques et les pratiques contemporaines du gouvernement. Le contrôle autoritaire de l’Union soviétique sur l’information et sa distribution n’est plus à prouver. L’héritage de cet état d’esprit tel qu’il se répercute en Russie à l’ère d’Internet, lui, un peu plus.
Le KGB (les services secrets de l’URSS) en lui-même n’était pourtant pas très avancé technologiquement. Comme le révèle l’ouvrage, le cap maximum d’écoute téléphonique était seulement de 300 appels simultanés. Pour un pays de 17 millions de km², c’est peu. Tout reposait ainsi sur une sorte d’intimidation, une menace en réalité faible, mais constante.
Dans les années 1980, cela aboutit à la mise en place d’un service automatisé d’interception des communications à l’échelle nationale, qui pouvait surveiller les services de télécommunications appartenant au gouvernement. Cette idée d’intimidation sera fortement reprise dans les années 90, puis sous Poutine, lui-même ancien agent du KGB pendant 16 ans, qui en usera afin d’imposer une censure et un contrôle sur les médias et sur internet, d’une manière toutefois plus subtile que sous l’URSS.
L’héritage soviétique dans les pratiques contemporaines
Dès la fin des années 1990 et le début des années 2000, le gouvernement russe est préoccupé par le risque que comportent les flux d’informations au sein de la société, pouvant déstabiliser la sécurité nationale. Par un “risque pour la sécurité nationale”, il faut comprendre le risque de révoltes, ou de voir des contestations du pouvoir émerger. Ces peurs s’expliquent par ce que l’infrastructure Internet du pays s’est grandement développée à partir de 1990, grâce à l’augmentation du nombre d’opérateurs et de connexions transfrontalières. Ce n’est pourtant qu’avec l’apparition des réseaux sociaux, et la présence accrue d’internet dans la vie de la population que les tentatives d’ingérence du gouvernement vont s’intensifier.
En 1995, la Russie adopte la « loi sur les enquêtes opérationnelles », donnant au FSB, l’héritier du KGB soviétique, le pouvoir de surveiller toutes les communications des citoyens, y compris les communications numériques. Le premier “système de mesures de recherche opérationnelle” (SORM) avait vu le jour. Le récit de la relation contradictoire du pays avec internet voyait ses premières lignes écrites.
Ces années de contrôle numérique sont contemporaines à ce qui est souvent appelé “l’âge d’or” de l’internet russe, avec la création de Yandex et mail.ru, aujourd’hui véritables concurrents de Google. Medvedev, lors de son bref intermède en tant que président russe de 2008 à 2012, tente de s’appuyer sur des technologies modernes, Internet et un gouvernement plus transparent. Pourtant, la méfiance et l’emprise du pouvoir sur les communications n’ont jamais vraiment diminué. Au contraire, le contrôle d’Internet est devenu une priorité de plus en plus élevée, pour un gouvernement disposé à utiliser des tactiques toujours plus autoritaires.
La méfiance se développe rapidement face à ce que le président Vladimir Poutine qualifiera “d’invention de la CIA” : internet. Concrètement, l’idée selon laquelle les États-Unis écrivent les règles du jeu et dominent internet se répand. L’idée d’un black-out venu de l’ennemi historique de la Guerre Froide se situe en dessous des législations apparues en 2019, tentant d’isoler l’internet russe, créant des cyber-frontières.
Depuis 2000, huit agences russes ont accès aux interceptions. Parmi elles, le ministère de l’intérieur, le FSB et le Service fédéral de protection. Depuis les lois de 2019, un organe s’occupe précisément de la surveillance, des limitations et des blocages : le Roskomnadzor. C’est le grand frère mutant de l’Arcep ou du CSA français, avec beaucoup plus de pouvoirs. Depuis 2012, une loi l’autorisant déjà à bloquer les sites supposés criminels était largement usée et abusée pour censurer les discours politiques indésirables. Les lois “Yarovaya” et “Internet souverain” entrées en vigueur 2018 et 2019 ont simplement imposé de nouvelles exigences de surveillance et de censure aux entreprises technologiques, donnant plus de pouvoir au gendarme des communications.
Pour comprendre ce que fait et peut faire le Roskomnadzor, il suffit d’entendre Alexander Zharov, son directeur, en parler. Lui-même qualifie les nouvelles technologies qu’il contient « d’arme puissante », avant d’ajouter : « J’espère qu’en tant qu’arme nucléaire dont disposent un certain nombre de pays, elle sera en sommeil ». Grâce à ces nouvelles prérogatives de 2019, la Russie réussit à manipuler les flux d’information, les récits et les schémas en ligne, minant les capacités juridiques pouvant protéger l’utilisateur, sa confidentialité, et son droit d’accès à des informations non censurées. Tout cela, afin de façonner l’opinion publique, sans besoin de recourir à une censure universelle et systématique comme on trouve en Chine.
Comment la censure se met-elle en place aujourd’hui?
Très concrètement, dans le pays aujourd’hui, de nombreux éléments font état de censure sur internet. Les sites bannis et la liste noire du gouvernement s’ajoutent au système de surveillance complexe et au contrôle constant des agences russes de surveillance. La censure directe de contenus, avec parfois la condamnation de personnes qualifiées d’hors-la-loi, est monnaie courante.
Un des exemples de cette liste noire centralisée est le cas de Telegram, que le gouvernement russe a tenté de bloquer ces dernières années, le mettant sur liste noire. En janvier 2019, Roskomnadzor cesse même de bloquer la plupart des adresses IP d’Amazon Web Services pour se concentrer sur la liste noire des adresses IP des services proxy utilisés pour accéder à Telegram. La situation s’est ensuite détendue, et le gouvernement a même commencé à utiliser la plate-forme afin de diffuser des informations sur le Covid-19 en avril 2020. En juin, le Roskomnadzor a finalement levé toute interdiction d’utiliser l’application.
Depuis le conflit de 2014 entre la Russie et l’Ukraine, le gouvernement russe mène une répression de plus en plus efficace contre la liberté d’Internet. Or, avant la loi de 2019, la surveillance et les bannissements de sites ne sont pas forcément efficaces en eux-mêmes : sur internet, les filtres sont poreux. On peut facilement accéder à un site banni (en le traduisant, par exemple). Le gouvernement est en revanche très efficace dans la censure contre les personnes, contraignant leur liberté d’expression. Selon les organisations de défense des droits humains Agora et Roskomsvoboda, en 2019, il y a eu 440 000 tentatives de restriction de la liberté d’information sur Internet en Russie.
Le contrôle sur les entreprises du net
Cette censure passe souvent par le muselage des médias et des réseaux sociaux, comme lors des manifestations massives contre l’arrestation d’Alexei Navalny qui ont eu lieu dans plus de 100 villes russes fin 2019. Le gendarme des communications avait alors infligé une amende à sept sociétés de médias sociaux étrangers, dont Instagram, Twitter, Facebook, et YouTube pour ne pas avoir retiré les vidéos promouvant les manifestations. Plus que manipuler, le pouvoir peut réprimer une véritable dissidence en ligne, bloquant l’accès à des sites, menaçant et réprimant des entreprises, selon des critères politiques.
Par ailleurs, les nouvelles lois et réglementations adoptées au cours des deux dernières années ont élargi la capacité déjà importante des autorités. Pour filtrer et bloquer automatiquement le contenu sur Internet, elles ne dépendent plus de la coopération des fournisseurs pour mettre en œuvre le blocage. La loi de 2019 “Internet souverain” oblige les fournisseurs d’accès Internet (FAI) à installer un équipement qui permet aux autorités de contourner les fournisseurs et de bloquer automatiquement le contenu que le gouvernement a interdit et même de rediriger le trafic Internet. Pour comprendre, imaginons un câble qui relie ces entreprises à la branche locale de l’agence de régulation. Il lui permet de contrôler le trafic et de vérifier des informations autant qu’elles le veulent.
Les entreprises du web sont ainsi complices du pouvoir, volontairement ou à défaut d’autre choix pour prospérer. Les tentatives du Kremlin de placer les entreprises technologiques sous le contrôle de l’État sont sans cesse croissantes. Yandex, par exemple, est incessamment sous la pression du gouvernement, qui souhaite obtenir plus d’influence sur ses décisions.
Le Kremlin sous la neige à Moscou, en Russie. Photographie : Michael Parulava / Unsplash
Certaines entreprises participent aussi aux efforts russes d’espionnage à l’étranger. Bien avant la loi “Internet souverain”, une affaire a mis en lumière les liens entre entreprises et gouvernements. Pavel Durov, le fondateur de VKontacte, l’équivalent de Facebook en Russie, a publié une lettre reçue du FSB exigeant les données personnelles des dirigeants des groupes impliqués dans les manifestations ukrainiennes. Les entreprises de télécommunications ont en général peu de capacité à faire marche arrière ou de refuser ces processus. En effet, le SORM donne au FSB la capacité et le droit légal de collecter les données auprès d’entreprises privées, à l’insu de ces mêmes entreprises.
La manipulation de l’opinion publique
Ses mesures législatives permettent à la Russie une grande mainmise sur les communications de sa population. Grâce au cadre juridique d’internet mis en place, le Kremlin jouit d’une situation avantageuse. Seul le chiffrement (plutôt qu’une protection ou une garantie juridique) peut empêcher les autorités de visualiser le contenu de tout trafic Internet dans le pays.
En Russie, internet est hautement lié à la politique, et au pouvoir du président actuel. Avec des forces de sécurité loyalistes, un système judiciaire asservi, un environnement médiatique contrôlé et une législature composée d’un parti au pouvoir et de factions d’opposition mouvantes, le Kremlin est capable de manipuler les élections grâce à internet.
En effet, une loi de 2015 permet au gouvernement de désigner des organisations étrangères comme “indésirables”, les empêchant de diffuser des informations. En mai 2020, un total de 22 organisations étrangères – dont Open Russia, une ONG fondée par le critique du Kremlin Mikhail Khodorkovsky, et l’Open Society Foundation, créée par le philanthrope George Soros – ont été répertoriées comme indésirables, avec parfois un blocage de leurs sites Web.
Les blogueurs sont également des cibles courantes, plus fréquemment arrêtées et emprisonnées que les journalistes. Une étude de 2020 Pourquoi les blogueurs se taisent ? fait état de la censure russe, mais également de l’auto-censure que s’infligent les créateurs de contenus. Les blogueurs politiques seraient confrontés à des obstacles sous forme de sanctions administratives ou pénales, de blocage forcé de leurs pages, de menaces en ligne, ou de pressions de la part des services secrets.
La crise sanitaire, l’occasion d’une censure plus serrée
Au printemps 2020, le gouvernement a déployé des systèmes de surveillance intrusifs, pour appliquer ses mesures de confinement à l’éclatement du Covid-19 dans le pays. Comme bien d’autres pays, et mis en lumière par le rapport de Freedom House sur la liberté sur internet, la Russie a œuvré à censurer et dissuader la circulation de tout contenu en conflit avec les rapports officiels sur la pandémie. Les suppressions de contenu sont un domaine du contrôle d’Internet pendant la pandémie où le gouvernement russe a même réussi à convaincre les entreprises américaines de médias sociaux de supprimer des informations de leurs plateformes. Ces informations, relatant la gestion de la crise de la part du gouvernement et des mises à jour sur les contaminations, étaient tout simplement jugées “fausses” par les responsables. Bien que les blocages soient souvent contournés ou mal mis en œuvre, le gouvernement a quand même réussi à faire pression sur les entreprises étrangères. Cela a minimisé la présence d’informations critiques ou contradictoires pour l’État en ligne.
Dans le même temps, les organes de propagande du gouvernement russe ont été largement présents sur les grandes plateformes occidentales comme Twitter et YouTube. Le secteur de la santé n’est pas une cible nouvelle des campagnes de désinformation russes, mais a été un terrain particulièrement fertile à la censure et la manipulation de l’opinion publique, dès les débuts de la pandémie.
Dans un pays qui, il y a deux ans, a fait passer une loi afin de garantir l’autonomie de son internet face au reste du monde, l’idée d’un véritable isolement numérique est pourtant loin. Depuis des années, la Russie est prise dans ses contradictions vis-à-vis des entreprises technologiques, et vis-à-vis d’internet. Un internet russe et souverain n’est, en l’état actuel des choses, pas un luxe que le pays peut s’acheter : dans un réseau mondialisé, tracer des frontières a un prix. Pour l’instant, le pays se contente d’appliquer ses législations soumettant entreprises technologiques, fournisseurs d’internet et médias à un contrôle constant de leurs contenus. La liberté sur internet est à double face, et les résistances existent, tirant les méthodes du Kremlin à leur avantage. Des militants pour la liberté sur internet développent par exemple des technologies anti-censure. Par ailleurs, les journalistes sont les premiers à profiter de la facilité d’obtenir des informations sur quiconque dans le pays. Dans un article de février 2021, le New York Times relate les pratiques du journalisme d’investigation, dans un pays où tout le monde peut acheter les enregistrements d’appels, les localisations de téléphone portable ou les enregistrements de voyages aériens de toute personne en Russie. Navalny, le leader emblématique de l’opposition à Vladimir Poutine, utiliserait lui-même à son avantage les outils rendus possibles par les mécanismes de contrôle russes. C’est le trait de conclusion positif qui caractérise internet en Russie : le possible. Au beau milieu de l’agitation politique, de la censure, du contrôle des médias et des entreprises, il y a l’espoir, incarné par les militants, les journalistes, et les citoyens qui, tous ensemble, écrivent chaque jour l’histoire du changement, vers davantage de libertés en ligne, comme hors ligne.