Cela ne vous a pas échappé : l’année 2020 a été particulièrement propice pour les services de vidéos à la demande, Netflix en tête. La plateforme fêtait récemment ses 200 millions d’abonnés dans 190 pays, dont plus de 15 millions pendant le premier confinement. Des chiffres qui donnent le tournis, à l’heure où les salles obscures restent désespérément fermées, et où la télévision perd de son importance chez les plus jeunes.

Le système de Netflix est assez simple : pour une dizaine d’euros par mois, accessible sur plusieurs écrans, de la télévision au smartphone en passant par la tablette, la plateforme propose un catalogue de plus de 4000 films, séries ou documentaires, différent selon les pays. “Netflix est vraiment le géant de la SVOD, c’est un oligopole à frange : un système économique où un petit nombre d’acteurs occupent la plus grande part du marché, et où les plus petits se partagent les miettes” explique Olivier Thuillas, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris Nanterre.

La plateforme a radicalement changé notre façon de consommer du contenu, selon Capucine Cousin, journaliste économique à l’AGEFI Quotidien et autrice de NETFLIX & Cie – Les coulisses d’une (r)évolution. “Netflix permet de visionner une série où vous voulez, quand vous voulez. Avec les séries traditionnelles, vous deviez attendre une diffusion à une heure précise, selon une grille de programme définie. Avec Netflix, vous pouvez avaler une saison d’un bloc” décrypte-t-elle. Un binge-watching institutionnalisé : face à la surabondance de contenus et à son catalogue infini, la recommandation est un enjeu majeur pour la plateforme. De plus, Netflix jouit d’une image de marque accessible et jeune, notamment grâce à une communication ironique et efficace sur les réseaux sociaux.

Une stratégie “glocale”

L’une des particularités de Netflix réside dans la diversité des contenus proposés. Entre blockbusters hollywoodiens et films d’auteurs, le géant américain devient de plus en plus producteur de contenus, et non seulement diffuseur. Parmi les séries à succès de son catalogue, on y retrouve beaucoup de productions… européennes : The Witcher ou Unorthodox ont été produites en Allemagne, La Casa De Papel vient d’Espagne, tandis que The Crown est un pur produit britannique. La série française Lupin, produite par Netflix avec Omar Sy, se place comme un véritable succès à l’international, avec une projection de 70 millions de vues dans les premières semaines de sa sortie.

Le mastodonte du streaming a ainsi réussi à ouvrir le marché américain aux productions étrangères, dont européennes, auxquelles il était autrefois réticent. En produisant dans les pays où il s’installe, Netflix joue ainsi sur la corde du “glocal” : une stratégie à la fois globale et locale. “On va produire des choses localement mais d’une manière très poussée avec une réflexion pensée pour toucher un public bien au-delà de ce marché domestique” analyse Olivier Thuillas. Une ambition née de son patron et cofondateur Reed Hastings. “Leur secret, c’est de réussir à traiter des sujets locaux qui vont intéresser une audience locale mais qui vont aussi intéresser les gens partout dans le monde” explique Capucine Cousin. La journaliste cite l’exemple de la série Emily in Paris, qui a fait grincer des dents de nombreux parisiens, tant elle reflétait une image glamour mais peu réaliste d’un Paris concentré dans le 7ème arrondissement. “Maintenant, ils commencent à recruter des réalisateurs du pays, pour avoir un regard plus réaliste” souligne-t-elle.

Avec plus d’une dizaine de langues de doublage et un sous-titrage en une trentaine d’idiomes, Netflix tente de conquérir de nombreuses parts de marché, notamment en Asie ou en Afrique… non sans difficulté. “Le choc pour Netflix c’est l’arrivée en Inde : pour toucher le marché indien, il fallait qu’ils produisent des équivalents de Bollywood, avec une esthétique particulière. Les séries américaines qui marchaient ailleurs ne marchaient pas là-bas” explique Olivier Thuillas. Leurs investissements leur ont permis de conquérir le public indien, en s’adaptant aux demandes locales.

Netflix face à la chronologie des médias

En France et en Europe, la production cinématographique et audiovisuelle made in Netflix n’a pas toujours été bien accueillie. “Moi, Netflix, je le vois comme un caillou dans la chaussure. Il dérangeait jusqu’il y a peu parce qu’il n’était pas soumis aux mêmes règles que la télévision européenne ou française dans le financement des projets cinématographiques” explique Raluca Calin, enseignante-chercheuse, spécialisée sur le cinéma européen et ses financements. La France a une longue tradition liée à la chronologie des médias : en allant au cinéma, on finance le cinéma français. Un film au cinéma ne pourra sortir sur Canal+ puis à la télévision que plusieurs mois voire années après sa sortie en salle. Une chronologie que Netflix est venue exploser.

La supposition selon laquelle Netflix tuerait le cinéma n’est pas réelle, selon Raluca Calin. “Pour moi, Netflix va surtout être le concurrent de la télévision, ou de la télévision en décalé, plus que le concurrent du cinéma” analyse-t-elle. Même son de cloche du côté d’Olivier Thuillas : “Cela modifie les choses mais l’exploitation des films en salle, même pour les très gros producteurs, reste une rentrée d’argent importante”. Le système de SVOD aurait même assaini l’accès au contenu cinématographique, selon Olivier Thuillas. “Netflix est arrivé à un moment où les usagers avaient l’habitude de télécharger illégalement ou de ne pas payer pour accéder à des contenus vidéos. Ils ont créé l’habitude de payer” commente-t-il.

Néanmoins, en investissant dans des projets locaux, Netflix a joué un rôle de bon élève auprès des législateurs français et européens. Depuis la directive SMA de 2020, Netflix doit financer le cinéma français à hauteur de 20% à 25%, et devient un producteur comme les autres. “Ils veulent montrer qu’ils jouent le jeu, qu’ils ont quelque chose à apporter sur ce marché” souligne Raluca Calin. “Un film reste à l’affiche 2 semaines, et encore si c’est un succès. Je dirai que c’est un moindre mal, si le film a fait son parcours en salles, qu’il sorte directement sur une plateforme VOD” ajoute-t-elle. D’autant que l’influence culturelle des contenus Netflix ont une portée mondiale : on se rappelle comment le succès de la mini-série Le Jeu de la Dame avait suscité un regain massif d’intérêt… pour les échecs. De son côté, les livres de Maurice Leblanc retrouvent un nouveau souffle en librairie, grâce au succès de la série Lupin.

Le système Netflix, quel avenir pour le cinéma ?

L’année 2020 a profondément bouleversé l’industrie du cinéma, ce qui a bénéficié aux grandes plateformes, Netflix ou Disney+ en tête. “Warner et Disney ont annoncé que pour les États-Unis, tous leurs films sortiraient sur leurs plateformes de SVOD et en salles, ce qui est assez inédit” indique Capucine Cousin. Quant à Netflix, il a annoncé la sortie de 70 films originaux en 2021, réalisés par de grands noms comme Jane Campion ou Jean-Pierre Jeunet. Une ascension qui semble inarrêtable pour Olivier Thuillas : “On est sur un cercle vertueux, de plus en plus d’abonnés, de moyens pour produire, de cinéastes, d’auteurs, de scénaristes… Netflix va continuer à donner le « la »”.

Un danger pour les salles de cinéma, qui espèrent rouvrir prochainement ? Pas selon Raluca Calin. “Il y a une énergie qui se crée dans une salle de cinéma qui donne une autre intensité à la séance. C’est une forme de catharsis, on est pleinement dedans. Aller au cinéma, c’est un événement à part entière. Après 2020, ça va amplifier cette idée d’événement” prévoit-elle. Netflix devrait donc continuer sa progression, porté par un développement de ses productions locales destinées à une audience mondiale. En finançant les séries et films français et européens, la plateforme américaine se positionne comme un acteur clé du secteur, à l’influence culturelle indéniable.