Depuis plusieurs années, la Banque Centrale Européenne travaille à la recherche et au développement potentiel d’un euro numérique. Un euro qui, bien qu’étant de l’argent public émis par une banque centrale, serait entièrement numérique, et pourrait recourir aux registres centralisés ou décentralisés. Du 12 octobre 2020 au 12 janvier 2021, comme il est d’usage pour garantir la transparence et l’implication des citoyens, la BCE a conduit une consultation publique sur la question de l’euro numérique. Dans le questionnaire, plusieurs questions étaient destinées à la fois aux professionnels, comme aux particuliers, finalement plus nombreux à y avoir pris part. On s’y voyait demander de classer par ordre d’importance certaines caractéristiques potentielles de l’euro numérique, parmi lesquelles la disponibilité, le respect de la vie privée, la facilité d’usage, l’instantanéité, la sécurité ou encore la gratuité. Également interrogé était le rôle des banques et autres entités commerciales qui pourraient être impactées par l’émission de cette nouvelle forme de monnaie. En tout, les répondants étaient confrontés à deux questions à choix multiples et 16 questions ouvertes.
Le 14 avril 2021, La Banque Centrale a publié son rapport, revenant sur les résultats de la consultation et son intérêt pour les futures décisions qu’il lui reste à prendre. Déjà, en janvier dernier, Christine Lagarde était intervenue lors d’une conférence économique en ligne, évoquant les plus de 8 000 réponses apportées par les répondants. Nous apprenions ainsi déjà que la confidentialité était l’enjeu le plus évoqué. En seconde position, la sécurité, elle aussi largement mentionnée par environ 18% des répondants. La disponibilité était également un prérequis, les citoyens craignant visiblement que cette monnaie numérique européenne ne soit pas disponible dans l’ensemble de l’Union européenne de manière égale. Le rapport, présenté par Fabio Panetta à la Commission des Affaires Économiques et Monétaires du Parlement Européen, revient sur ces résultats et ajoute perspective et lumière sur leur signification. Pourtant, ces résultats, qui “constitueront une contribution importante pour le Conseil des gouverneurs de la BCE” lors des délibérations sur l’euro numérique, posent des questions de représentativité et d’inclusion.
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La protection de la vie privée, au cœur des enjeux
Parmi les 8 221 répondants de la consultation, une grande tendance se dégage. Une grande partie des citoyens, soit 43%, semblent attendre majoritairement d’un euro numérique qu’il respecte leur vie privée. Probablement portés par les craintes du scénario chinois, qui dessine avec son yuan numérique un outil de surveillance massive et de contrôle financier de sa population, les européens souhaitent absolument se protéger d’une telle perspective. L’euro numérique sera-t-il anonyme, caractéristique garantie par l’argent liquide, lui aussi argent public ? L’Eurosystème affirme n’avoir aucun intérêt à collecter les données liées aux paiements des utilisateurs, ni à tracer les comportements ou à partager quelque information avec des agences gouvernementales et autres institutions publiques. Pour l’instant, la BCE déclare vouloir protéger les données suivantes : l’identité de l’utilisateur, les données du paiement (par exemple son montant) et les métadonnées liées à la transaction (par exemple l’adresse IP de l’appareil utilisé pour la transaction).
Une autre sorte de protection que semblent vouloir les citoyens répondants de la consultation est la sécurité, ou la certitude d’un outil insensible aux risques informatiques et aux accidents. 18% des répondants établissent cette caractéristique comme leur priorité. C’est particulièrement le cas parmi certains groupes de professionnels, notamment les associations de consommateurs et les syndicats, suivis par les ONG et le secteur bancaire. Les citoyens, sur ce thème, semblent aussi favorables à des mesures mises en place pour lutter contre toute activité illégale comme le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme ou l’évasion fiscale.
Sur ce point, la BCE a des idées afin de satisfaire l’exigence de confidentialité et de sécurité. Un niveau élevé de confidentialité pourrait également être soutenu par des moyens spécifiques qui ne sacrifieraient pas forcément la sécurité. Par exemple, l’identité des utilisateurs pourrait être séparée des données de paiement, ce qui permettrait uniquement aux services de renseignement financier d’obtenir ces informations dans un cadre juridique bien défini afin d’identifier le payeur et le bénéficiaire en cas de suspicion d’activité criminelle.
À côté de ces deux points majeurs, d’autres priorités, plus faibles, se dégagent. L’utilisabilité dans toute la zone euro, pointée par 11% des répondants, l’absence de coûts supplémentaires (9%) et l’utilisation hors ligne (8%). Près de la moitié des citoyens interrogés mentionnent la nécessité d’instaurer des limites de détention, une rémunération échelonnée ou une combinaison de deux ou trois options. La rémunération échelonnée est particulièrement populaire dans le milieu de la recherche, tandis que les limites de détention sont privilégiées par les établissements de crédit.
Un agenda encore imprécis
Les banques centrales du monde entier envisagent de publier une version numérique de leurs devises, stimulées par la montée en puissance des cryptomonnaies comme le Bitcoin. La Banque Centrale Européenne n’est pas en reste, puisqu’elle travaille sur le sujet depuis 2016. Optant pour une approche largement moins offensive que la Chine (qui semble pressée de mettre au point un outil de concurrence diplomatique et financier face au dollar prépondérant dans les échanges), l’UE souhaite prendre son temps. À en croire les propos de Christine Lagarde lors d’une conférence en janvier, l’euro numérique serait une réalité d’ici 5 ans.
Le Conseil des gouverneurs, principal organe de décision de la BCE dont font partie Fabio Panetta et la présidente Christine Lagarde, examinera dans quelques semaines l’opportunité de lancer officiellement une phase de recherche et d’expériences visant à l’introduction de l’euro numérique. Si la majorité des membres du Conseil vote pour, la BCE passera donc à la phase suivante : le développement de services, et une éventuelle expérimentation d’un euro numérique. Cette phase analytique pourrait prendre jusqu’à 2 ans. Le processus entier jusqu’à l’adoption officielle, lui, pourrait ne prendre fin qu’en 2026 : la BCE se targue de vouloir “prendre le temps de bien faire les choses”, afin de “n’introduire un euro numérique que s’il rendra le système financier plus efficace et que nous pouvons éviter des risques inutiles”.
Un échec de représentation démographique
Si l’on considère les pays d’origine des répondants, l’Allemagne représente à elle seule près de la moitié, soit 47 % de l’ensemble des répondants. L’Italie et la France suivent le pays de très loin, avec respectivement 15 % et 11 % des participants. Derrière, ce sont des participants au taux sporadiques, allant de 5 à moins de 1%. Ici, c’est le problème de la haute diversité qui caractérise l’Union européenne qui se manifeste, souvent effacée sous les intérêts de ses membres historiques et leaders économiques, tels que la France ou l’Allemagne. À travers sa législation du numérique et son plan de relance, le continent cherche globalement à unifier son marché et affirmer son autonomie face aux géants américains et chinois. Ce marché, cependant, reste fragmenté, notamment sur les comportements de paiement.
L’Index DESI qui, chaque année, donne l’état de la fracture numérique en Europe, a pointé en 2020 les inégalités encore existantes du continent. Selon l’index, les inégalités entre les États-membres se dessinent assez distinctement, et l’on peut même dégager une frontière Nord – Sud. La Finlande, la Suède et le Danemark sont en tête, avec des scores respectifs de 71/100, 69/100 et 68/100. En revanche, la Bulgarie, la Grèce et la Roumanie s’affichent en fin de classement, avec des indices compris entre 30 et 40. Autre découverte : la fracture numérique se superpose aux disparités économiques.
Par ailleurs, concernant les moyens de paiement et de potentielles préférences pour les paiements immatériels, les cartes de crédit ne sont que de très peu le moyen de paiement électronique le plus utilisé, par rapport au cash. Représentant environ 52 % de toutes les transactions, la crise du Covid-19 a ajouté à cette fragmentation numérique. Cette dernière, comme le révèle un rapport de Statista, s’est accélérée dans les pays qui partaient déjà avec une avance. Au Danemark, en Norvège, UK, ou en France, par exemple, qui connaissaient déjà de grands intérêts dans l’innovation numérique et le développement, et où les paiements par carte étaient déjà très populaires.
En Europe Centrale, on peut davantage parler d’une fragmentation des innovations, avec une légère augmentation des paiements numériques et par carte, sans arriver au niveau des pays baltiques. C’est le cas de la Roumanie où, historiquement, l’argent liquide est hautement utilisé. Dans le pays, il n’y a pas vraiment de pénétration des cartes de crédit, mais plutôt des cartes de débit, qui ont augmenté de quelques pourcents dans leur utilisation, à mesure que le risque était associé au cash. Comment espérer implémenter un système de finance numérique dans un continent encore divisé sur le degré de préparation pour le recevoir ? C’est le risque que fait planer le désintérêt manifeste des pays d’Europe Centrale et de l’Est, dans la répartition démographique des répondants à la consultation de la BCE. « Nous devons faire de la décennie qui s’ouvre la décennie numérique de l’Europe », comme le défend Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, mais sans oublier d’y inclure tous les membres de l’Union européenne.
La mise en lumière des écarts homme-femme dans la Tech
Bien sûr, une consultation publique n’est ni un sondage, ni une enquête, et la Banque Centrale Européenne ne se trouve pas responsable des profils qui se dégagent de l’échantillon de répondants. L’institution s’en défend bien : “ces données biaisées ne représentent pas la population de la zone euro”. Cependant, celles-ci sont le reflet de problèmes plus profonds ayant trait au numérique, et l’utilité centrale qui est prêtée à cette consultation dans le processus de recherche et développement de l’euro numérique nous oblige à considérer la représentativité des résultats qu’elle offre. Est-ce vraiment la volonté des citoyens européens ? Il est intéressant par exemple de noter que 87% des répondants à la consultation sont des hommes. Les hommes âgés de 35 à 54 ans constituent le groupe d’âge et le genre des citoyens ayant le plus grand nombre de réponses, soit 37 %.
Le numérique souffre déjà d’un écart homme-femme impressionnant, tant en termes de salaire qu’en nombre de postes à responsabilité attribués. Il n’est pas exagéré de déclarer que la technologie est un environnement dominé par les hommes. En 2019, 7% des start-up françaises étaient dirigées par des femmes. Un problème qui prend racine dès l’enfance, où les petites filles commencent à associer science et masculinité.
Une consultation sur la nouvelle forme de monnaie qui pourrait dessiner notre futur mériterait d’inclure la parole des femmes, non seulement au nom d’un principe d‘égalité, mais également pour des raisons très pragmatiques. Dans d’autres secteurs, il a été prouvé à quel point l’absence de femmes au sein des entreprises conceptrices de nouvelles technologies a pu nuire à la société et renforcer leur exclusion de la révolution numérique. Certaines recherches ont par exemple suggéré que l’expérience de réalité virtuelle a tendance à rendre les femmes davantage malades que les hommes, qui ont largement conçu et testé la technologie. Ceci, sans évoquer les biais algorithmiques dont souffrent encore grandement les systèmes d’intelligence artificielle. Bien que le développement d’une monnaie numérique suppose des compétences et technologies différentes, un manque de prise en considération de l’opinion des femmes pourrait être à terme nuisible au design d’une monnaie destinée, finalement, à tous les citoyens de l’Union Européenne.