« Nous devons faire de la décennie qui s’ouvre la décennie numérique de l’Europe » défendait Ursula von de Leyen, Présidente de la Commission européenne dans son discours sur l’état de l’Union, daté du 16 septembre dernier. Une vision volontariste certes, mais qui se heurte encore à une réalité complexe. Les enseignements de l’Index DESI qui, chaque année, donnent l’état de la fracture numérique en Europe, pointent encore des inégalités prégnantes à l’échelle du continent.

Une fracture numérique qui se superpose à la fracture économique

L’Index DESI note les Etats en fonction de plusieurs facteurs, comme l’intégration des technologies digitales dans la vie quotidienne, les compétences numériques des habitants d’un pays ou encore la maturité numérique de ses services publics. Cette année encore, les inégalités entre les Etats-membres se dessinent clairement avec, en filigrane, une frontière Nord – Sud qui se confirme. Ainsi, si la Finlande, la Suède et le Danemark occupent le podium de l’Index DESI, avec des scores respectifs de 71/100, 69/100 et 68/100, la Bulgarie, la Grèce et la Roumanie stagnent parmi les mauvais élèves de l’Union européenne, avec des indices compris entre 30 et 40. La France occupe la 16ème place avec un score -médiocre- de 52 / 100. Fait intéressant, la fracture numérique se superpose peu ou prou aux disparités économiques. En effet, les pays, dont le PIB par habitant est le plus faible, occupent généralement la fin du classement. Et inversement. Même si les différents épisodes de distanciation sociale pourraient, dans une certaine mesure, amoindrir les inégalités actuelles. Ainsi, la Grèce, traditionnel mouton noir européen, a été dans l’obligation d’accélérer la digitalisation de ses services publics pendant la pandémie pour garantir, à chaque citoyen, l’accès aux services les plus fondamentaux dans un contexte hautement crisogène.

Cette double fracture, économique et numérique, est visible dans l’ensemble des facteurs constitutifs de l’Index DESI. Au niveau de la connectivité des populations, par exemple, le Danemark, la Suède et le Luxembourg bénéficient des meilleurs résultats. Les compétences numériques des populations, qu’elles soient basiques ou avancées, sont particulièrement problématiques en Italie, Roumanie et Bulgarie. Ce qui, pour les entreprises de services informatiques, constitue un frein à l’embauche et aggrave la moindre compétitivité de ces pays sur ces marchés particulièrement stratégiques et à fort vecteur de croissance. Les pays les mieux dotés sont, à ce niveau, la Finlande, la Suède, l’Estonie et les Pays-Bas. La fracture numérique et les inégalités économiques se nourrissent ainsi mutuellement pour, à terme, devenir un cercle vicieux impactant la prospérité globale des Etats-membres les moins avancés. L’intégration des technologies numériques, qui définit la capacité des pays à implémenter de nouveaux outils pour améliorer la compétitivité de leurs entreprises et glaner de nouveaux marchés, est ainsi particulièrement basse en Roumanie, Bulgarie, Pologne et Hongrie, qui ne dépassent, bien souvent, pas les 25 / 100. Là où l’Irlande, la Finlande ou encore la Belgique occupent le haut du classement.

Les grandes puissances économiques du continent n’occupent pas, contre toute attente, systématiquement les meilleures places. La France, par exemple, se situe juste en dessous de la moyenne européenne, avec une douzième place en termes de digitalisation des services publics. L’Allemagne n’est que 8ème au classement des Etats-Membres, en termes de connectivité des populations, tandis que l’Italie et la France occupent, respectivement, de tristes 17ème et 18ème place. Sur certains sujets particulièrement stratégiques, comme le déploiement de la 5G, la France accuse un fort retard, contrairement à la Finlande, l’Allemagne, la Hongrie et l’Italie jugés « les plus avancés dans la préparation à la 5G », selon l’Index DESI.

Transition numérique et écologique sont interconnectées

Si Ursula von der Leyen affirme vouloir relever «  les défis générationnels qui se posent à nous tels que le changement climatique (et) le passage au numérique […. » , c’est parce que ces deux réalités sont intimement liées. Comme le souligne Patrice Geoffron, Professeur de Sciences Economiques à l’Université Paris-Dauphine, «  la numérisation est une condition essentielle de la réalisation de la transition écologique ». En effet, si la transition numérique peut avoir des externalités négatives, avec un recours accru à l’énergie, elle répond aussi aux besoins d’un meilleur pilotage des systèmes complexes dans différents domaines, comme l’organisation urbaine, la mobilité ou encore l’énergie. D’autant que sur les effets négatifs, des efforts massifs sont réalisés, l’Europe visant par exemple la neutralité des data centers d’ici 2030.

La transition des villes européennes vers des modèles bas-carbone s’avère ainsi une nécessité impérieuse. Si elles ne représentent que 3 % de la surface occupée sur terre, les villes sont à l’origine de 72 % des émissions de gaz à effet de serre. D’autant que l’urbanisation connaît une croissance soutenue. En Europe, 85 % des habitants vivront, en 2050, en zone urbaine, selon les données de la Commission européenne, qui souhaite développer 100 villes neutres en carbone d’ici 2030. Une aspiration conditionnée au développement de villes intelligentes. Au Danemark, par exemple, l’un des pays qui occupe le haut du classement de l’Index DESI, les initiatives locales et gouvernementales en faveur des smart cities pourraient permettre d’économiser 5 000 tonnes de CO2 par an et plusieurs centaines de millions d’euros.

Les pistes pour combler la fracture numérique européenne

Le plan de relance européen, dont les premières pistes se dessinent, devrait consacrer 750 milliards d’euros à l’économie de l’Union pour limiter les effets de la crise sanitaire, à travers un mécanisme de prêts et de subventions. 560 milliards ont d’ores et déjà vocation, selon la Commission européenne, à être consacrés aux « transitions écologique et numérique ». Dans son discours sur l’état de l’Union européenne, Ursula von der Leyen a affirmé que le programme de relance NextGenerationUE consacrera 20 % de son budget global au numérique. Un minimum pour répondre à des objectifs ambitieux car Ursula von der Leyen souhaite que l’Europe dispose « de ses propres capacités numériques, notamment en matière d’informatique quantique, de connectivité 5G, de cybersécurité ou d’intelligence artificielle ». Même si, selon la Présidente de la Commission européenne, d’autres freins existent encore, comme « la fragmentation du marché unique », dont l’unification peine encore à advenir et qui repose sur une évolution juridique et réglementaire, encore inexistante.

Unification du marché européen et investissements massifs demeurent, selon la Commission européenne, les principaux plans d’action pour que l’Europe numérique soit « utile aux personnes » et, surtout, qu’elle devienne une réalité concrète. Avec, à terme, la perspective ambitieuse que chaque Etat européen atteigne les scores des pays les plus performants à l’Index DESI, annihilant de facto la fracture numérique européenne. Une priorité que Ursula von der Leyen a réaffirmé, en évoquant « des objectifs clairement définis pour 2030, notamment en matière de connectivité, de compétences et de services publics numériques ».