Et si l’avenir des grandes plateformes se jouait maintenant ? La Cour suprême américaine examine deux affaires bien particulières depuis février 2023, dont l’une surnommée Gonzalez vs Google. Selon les décisions qui seront prises par la plus haute juridiction du pays, la Section 230 pourrait être modifiée. De quoi révolutionner Internet. Pour en parler, Siècle Digital s’est entretenu avec Asma Mhalla, spécialiste de la politique et de la géopolitique des technologies, membre du LAP, Laboratoire d’Anthropologie Politique, ainsi qu’enseignante à Science Po Paris.


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À qui la faute ?

La Section 230 fait partie des textes ayant façonné l’Internet d’aujourd’hui. Il est issu d’une loi américaine, la Communications Decency Act, votée en 1996, au début d’Internet et des services numériques. Cette loi est considérée comme la première vraie tentative de réguler le contenu pornographique sur le Web.

À cette époque, les contenus sur Internet sont peu voire pas réglementés. Les années 1990 correspondent à l’émergence des plateformes, des forums, sur lesquels les utilisateurs peuvent publier des contenus qu’ils créent. « Nous étions au tout début de l’économie de la donnée », se rappelle Asma Mhalla. Sans surprise, les affaires judiciaires, nées de contenus illégaux ou diffamatoires publiés par les utilisateurs, se multiplient. Toutefois, une problématique revient de plus en plus souvent : qui est responsable ? L’utilisateur qui a publié le contenu ou bien la plateforme, qui laisse ce contenu accessible ? Ce flou amène à des verdicts parfois différents, pour des affaires similaires.

Il devient donc urgent de légiférer, d’adapter la loi. Dès lors, nombreux sont les acteurs d’Internet à faire entendre leurs voix, clamant que si les tribunaux les restreignent, cela freinera le développement d’Internet, dont le potentiel est immense et plein de promesses.

Au même moment, le Congrès prépare la Communications Decency Act, qui fait partie d’une autre loi, la Telecommunication Act. Le but derrière ces textes : faire de l’envoi et de la publication de contenu indécent ou obscène à des mineurs une infraction pénale. Une manière pour le Congrès de limiter et encadrer l’accès aux contenus pornographiques pour les plus jeunes.

Avant cette nouvelle ère, la jurisprudence indiquait clairement qu’il y avait une différence de responsabilité entre ceux qui créent, donc les éditeurs de contenu, et les distributeurs, ou fournisseurs. Le principe était le suivant : un éditeur a forcément connaissance de ce qu’il publie et crée et peut donc être tenu responsable de tout contenu illégal mis en ligne. De l’autre côté, un distributeur n’est pas forcément au courant du contenu qu’il permet à un autre de publier à travers sa plateforme, il n’est donc pas responsable si ledit contenu est illégal ou diffamatoire.

Le Congrès a rapidement reconnu qu’exiger des fournisseurs de services (les plateformes) qu’ils bloquent le contenu indécent amènerait à les traiter comme des éditeurs. Des sénateurs américains ont donc rédigé un article, le 509, ajouté dans la Communications Decency Act. Il prévoit qu’un fournisseur de services puisse modérer le contenu si nécessaire, mais ne soit pas obligé de le faire. La loi ayant été adoptée, cet article 509 l’a été également. Il est ensuite devenu la Section 230. « La Section 230 donne le statut d’hébergeur et non pas d’éditeur, aux plateformes numériques », résume Asma Mhalla. « En quoi les plateformes qui permettent l’exposition à ces contenus-là, sont tenues, ou pas, responsables desdits contenus ? […] La question sous-jacente, c’est celle de la fabrication de l’information, des contenus, et surtout de l’éditorialisation de ces contenus par les plateformes », poursuit la spécialiste en géopolitique des technologies.

La Section 230, bouclier judiciaire et arme politique

Que prévoit exactement cette Section 230 ? Elle contient surtout deux paragraphes décisifs : L’alinéa c.1 et le c.2. Le c.1 explique qu’aucun « fournisseur ou utilisateur d’un service informatique interactif ne doit être traité comme l’éditeur ou l’auteur d’une information provenant d’un autre fournisseur de contenu informatif ». Le deuxième complète le premier et enlève au fournisseur ou à l’usager la responsabilité civile pour certains faits.

Aujourd’hui, la Section 230 représente un véritable bouclier judiciaire pour les grandes plateformes en ligne telles que YouTube, Facebook ou Twitter. Grâce à elle, ces sociétés ne sont pas tenues responsables pour le contenu qu’elles hébergent, tout simplement. Elles bénéficient d’une sorte d’immunité.

Sans surprise, la Section est extrêmement défendue par les Big Tech. Or, depuis quelques années, elle est sous le feu des critiques. Il faut dire qu’Internet a changé le monde. Les usages sur le Web ont évolué, de même que les contenus et le nombre de personnes qui y naviguent. « Ce qui était à l’époque de petites pousses technologiques sont aujourd’hui des géants technologiques avec une puissance de frappes absolument extraordinaire », ajoute Asma Mhalla. Aux États-Unis, républicains comme démocrates souhaitent désormais la réformer. Mais pas pour les mêmes raisons.

« Les démocrates eux sont vraiment sur la ligne de : l’autorégulation ne fonctionne pas, il faut réguler, réglementer un peu plus les Big Tech parce que sinon il y a des abus à tous les étages », explique la membre du LAP. En revanche, « côté républicain, c’est davantage des questions purement idéologiques. Ils partent du principe que les réseaux sociaux américains véhiculent les idées démocrates, progressistes, wokes, et que les républicains, eux, sont invisibilisés ». Le débat qui émerge ici à travers la volonté de réforme de la Section 230 porte donc plus globalement sur la liberté d’expression. Une problématique qui fait dire à Asma Mhalla que ce texte, « c’est une arme politique ».

« Les 26 mots qui ont fait internet »

Pourquoi la Section 230 risque-t-elle d’être révisée maintenant ? Cette possibilité existe plus que jamais grâce à deux affaires judiciaires. La plus médiatique est surnommée Gonzalez contre Google. La famille Gonzalez a perdu l’une de ses membres, Nohemi Gonzalez, lors des attentats de Paris en novembre 2015. La famille accuse Google, propriétaire de YouTube, d’avoir participé à la diffusion de vidéos de propagande de l’État Islamique. L’algorithme a en effet poussé des vidéos de propagande vers des utilisateurs via son algorithme de recommandation. Des contenus pouvant participer à la radicalisation de certains individus. Mais la plainte de la famille a dans un premier temps été retoquée en vertu de la fameuse Section 230. Cette dernière met Google hors de cause.

Pour contourner ce texte, les avocats des plaignants affirment que YouTube aurait eu un rôle éditorial, à travers son système de recommandation de vidéos. Selon eux, YouTube aurait violé les lois américaines contre l’aide et la complicité avec des groupes terroristes étrangers. La plateforme ne pourrait donc pas prétendre à l’immunité prévue par la Section 230. « Pour que vous soyez exposés à tel ou tel contenu, il faut que ça remonte dans votre fil, et donc à partir de là, il y a bien des algorithmes de recommandation, qui vont permettre cette visibilisation, survisibilisation, ou même invisibilisation des contenus », analyse Asma Mhalla.

Sans surprise, Google conteste une telle interprétation. Cette question de la responsabilité, complexe, est désormais posée à la Cour suprême. En fonction de l’interprétation qu’elle fera de la Section 230, les plateformes pourraient être passibles de poursuites judiciaires pour avoir publié ou partagé un contenu illégal ou dangereux produit par des tiers. Les deux affaires examinées en ce moment par la plus haute juridiction américaine pourraient donc amener à une modification de ce texte si critiqué et ainsi changer profondément le niveau de responsabilité des plateformes.

La Section 230, également surnommée « les 26 mots qui ont fait Internet » par Jeff Kosseff, journaliste et avocat spécialisé en cybersécurité, pourrait encore une fois changer Internet dans les mois à venir. Elle n’a jamais aussi bien porté son surnom.

Derrière la Section 230, des enjeux bien plus vastes que la responsabilité

La Cour suprême reste cependant hésitante sur la suite à donner. Mi-février, elle a examiné les arguments dans les deux affaires et s’est montrée très hésitante quant à la feuille de route. « Nous sommes un tribunal. Ce ne sont pas les neuf plus grands experts d’Internet », a avoué Elena Kagan, juge de la Cour. Les critiques et interrogations quant à la capacité de la juridiction à mener la réflexion sur la Section 230 se multiplient.

Il existe plusieurs scénarios possibles sur l’évolution, ou non, de la Section 230. Devant la complexité de ces deux affaires et leur expertise limitée, les neuf juges pourraient tout d’abord renvoyer les patates chaudes au Congrès. Autre possibilité : la Section 230 est purement et simplement révoquée. Les législateurs devraient alors élaborer et adopter une nouvelle législation. Une solution peu probable. Google pourrait également gagner le procès, avec tout de même une réinterprétation de la Section.

La décision de la Cour suprême sera en tout cas scrutée de près. D’autant que les enjeux dépassent la question de la responsabilité et de la liberté d’expression selon Asma Mhalla. Pour la professeure à Science Po, « s’ajoute la question du modèle économique, de la viralité. Aujourd’hui on est sur des paradigmes de gratuité. La gratuité totale n’est pas possible », affirme-t-elle. Avant de poursuivre : « donc ce qui permet de créer de la création de valeur économique, c’est votre temps d’attention. L’économie de la viralité permet la captation maximale de votre attention, donc le fait que vous fassiez un maximum d’actions, et donc que vous produisiez de la donnée. Donnée qui derrière crée la valeur économique ».

Derrière ces deux affaires dont s’occupe la Cour suprême, il y a donc des enjeux de modération, de responsabilité, ainsi que des enjeux économiques. Selon Asma Mhalla, les géants technologiques sont « pris dans une injonction contradictoire interne, entre modèle économique basé sur la gratuité, qui a besoin d’une liberté maximale, et le risque réputationnel. Si vous avez des bad buzz à répétition, petit à petit, vous reniez ce qui fait la valeur de votre modèle ». « Les géants technologiques sont des géants, mais aux pieds d’argile, parce qu’ils dépendent de nos usages », complète-t-elle.

Comme l’a affirmé Asma Mhalla, la Section 230 est aussi une arme politique. Il y a donc également des enjeux politiques, presque philosophiques, à travers la liberté d’expression. « Entre 1996 et aujourd’hui, le changement d’échelle a été tel que nous sommes sur un changement de nature du problème », résume-t-elle.

Les différentes raisons invoquées pour réformer le texte, côté démocrate et côté républicain, en sont le parfait exemple. « Le premier amendement sacralise une vision maximaliste de la liberté d’expression, que la Section 230 vient renforcer », analyse dans un premier temps celle qui est aussi experte en politique des technologies. La remise en cause de la Section amène donc à une « question philosophique : qu’est-ce que la liberté d’expression ? Est-ce qu’on continue comme avant ou est-ce qu’on la repense ? », questionne-t-elle.

Au vu des multiples enjeux, le verdict de la Cour suprême, attendu pour cet été, pourrait provoquer un séisme dans le monde numérique, « nous sommes à un point historique, un moment de l’histoire où de nouveaux paradigmes se dessinent ».

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