L’administration chinoise du cyberespace, organe national chargé de réguler l’internet chinois et ses 800 millions d’internautes, a publié vendredi 8 janvier un projet de loi mettant à jour sa réglementation d’Internet. Plus précisément, ce sont les services d’information sur internet qui sont concernés, une cible que visent également en Europe le Digital Services Act. La Chine souhaite faire avancer ses règles actuelles vers plus de fermeté, notamment envers la désinformation sur internet et les activités illicites comme la fraude en ligne.
Remodeler la loi sur les pratiques numériques actuelles
Tout comme l’Europe projette son règlement sur les services en ligne à la suite de la directive sur le commerce électronique de 2000, le règlement chinois initial concernant les services internet date de la même année. Le premier ministre Zhu Rongji avait promulgué ce règlement sur les services numériques alors que la sphère internet du pays était émergente, et ses contours et potentialités encore floues. Depuis le début des années 2000, lorsque la Chine a mis en place un vaste projet de télésurveillance en réseau au nom impérial de Bouclier d’or, la Chine mise grandement sur internet et sur la technologie. C’est ce qui constitue le socle de son modèle commercial, mais également de son système politique et idéologique de surveillance de masse.
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Tout comme la Chine s’est développée au fil des années, sa sphère internet également. “Les règles sont anciennes en ce qui concerne le monde de la technologie, et Internet en Chine est maintenant très différent de celui de l’époque”, a déclaré Paul Haswell, associé du cabinet d’avocats international Pinsent Masons au South China Morning Post. “Nous pouvons également y voir une garantie à la fois d’un contrôle et d’un niveau de contrôle sur les Big Tech chinoises”.
Par rapport à la version 2000, le nouveau projet met en évidence l’intention de Pékin de garantir que les activités en ligne ne compromettent pas les intérêts de sécurité nationale de la Chine, et ses projets idéologiques. Le pays compte aujourd’hui 940 millions d’internautes, contre seulement 22,5 millions fin 2000. Au cours de ces deux décennies passées, un certain nombre de grandes entreprises technologiques ont aussi vu le jour en Chine, comme ByteDance, ou Tencent. Internet s’est peu à peu transformé, passant d’un accessoire utilitaire à une plateforme essentielle envahissant toutes les strates de la vie sociale et privée. Les chinois, tout comme une grande partie du monde, utilisent aujourd’hui leur téléphone, des applications et des plateformes pour payer un ticket de métro, acheter une robe, ou communiquer avec des collègues.
Dans ce règlement de 2000, de nombreux phénomènes aujourd’hui répandus n’y étaient pas évoqués, le texte prenant en compte ses réalités contemporaines. Parmi les omissions, les formes endémiques de fraude sur Internet, y compris l’usurpation d’identité et les fausses informations. Ces dernières se sont développées avec l’utilisation croissante des réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook. Une récente étude du CSA en France mettait en évidence la puissance des nouvelles à caractère anxiogène ou clivant. Les utilisateurs qui partagent de fausses informations ont le plus souvent un minimum d’accès aux informations de qualité, mais réagiraient tout de même en partageant lesdites “fake news”. Un phénomène de désinformation qui tient donc, dans une certaine mesure, de la nature humaine, qui exprimerait ses tendances partisanes et révoltées dans le partage d’informations factuellement fausses.
La criminalisation des fake news : la pente glissante d’une censure déjà puissante
Si les fakes news sont un des thèmes pauvrement traité par le pack de lois sur le numérique proposé par la Commission Européenne, la Chine semble avoir plus que réalisé l’importance d’une régulation du phénomène. Le Digital Services Act, censé produire des normes de comportements pour les services en ligne (dont les plateformes d’hébergement de contenus), n’offre aucune définition des contenus préjudiciables. La proposition de loi se concentre sur l’alignement des comportements illégaux hors ligne sur les comportements en ligne. Ceci, afin d’éviter des limites arbitraires ou disproportionnées à la liberté d’expression. Reporter Sans Frontières concluait ainsi que le DSA et le DMA échouaient sur certains points, notamment celui d’une véritable lutte contre la désinformation par la promotion de contenus fiables.
Par comparaison, le projet de loi chinois interdit explicitement de divulguer ou d’aider à divulguer de fausses informations. Dans le contexte d’une censure chinoise déjà forte, cette section n’invite pas vraiment à la réjouissance. Un rapport de 2018 de l’Australian Strategic Policy Institute mettait déjà en évidence de nombreux exemples de messages étrangers censurés sur le territoire chinois, pour ne refléter que la vision du Parti Communiste. Les entreprises privées sont les premières à devoir suivre et appliquer la ligne idéologique, à la lumière de l’exemple de Jack Ma, fondateur de Ant Group, ayant tenté la voie de la critique et vite payé le prix. Les comités de parti en sont l’exemple flagrant : ces comités internes aux entreprises assurent que les décisions commerciales restent conformes à la politique gouvernementale.
2020 a peut-être été la pire année pour les étrangers qui ont tenté de faire passer leur message sur le territoire chinois, dans l’ombre de la pandémie mondiale. Lorsque de violents affrontements avaient éclaté le long de la frontière entre la Chine et l’Inde en juin dernier, la déclaration du Premier ministre Narendra Modi à ce sujet n’avait pas fait long feu et vite été retirée de WeChat. Ce texte rend officielles et légales des pratiques déjà utilisées contre l’information venant de l’étranger, issue du projet du Bouclier d’Or. Le projet habilite les régulateurs Internet chinois à prendre des “mesures techniques et autres mesures nécessaires” pour bloquer les informations provenant de l’étranger jugées illégales par la législation nationale. Comme le note le World Politics Review, la capacité unique du gouvernement chinois à contrôler le contenu sur ses platesformes nationales crée des règles du jeu inégales en matière diplomatique. La Chine censure les gouvernements étrangers la critiquant et surveille les personnes influentes hors du pays et à l’intérieur, tandis que son propre gouvernement et ses fonctionnaires ne sont pas censurés sur les plateformes étrangères comme Twitter ou Facebook.
Des règles du jeu qu’on récemment bien compris les diplomates chinois. Comme l’a documenté le chercheur français Antoine Bondaz, le nombre de comptes Twitter détenus par des diplomates chinois a presque quadruplé entre juillet 2019 et juillet 2020, passant de 38 à 151. Leur propagande est de plus en plus organisée et sophistiquée, reposant sur les règles unilatérales de censure chinoises qui permettent au pays de contrôler et filtrer l’information entrante. Le nouveau texte de loi irait dans le sens d’une filtration accrue de cette information venue de l’étranger.
Les nouvelles clauses renforçant encore l’interdiction de divulgation de fausses informations pourraient s’avérer inquiétantes, tant la définition des fausses informations pourrait se voir calquée sur les dogmes nationaux. Le texte définit précisément ces fausses informations comme mettant en danger la sécurité nationale, divulguant des secrets d’État ou subvertissant le pouvoir de l’État, entre autres. Le nouveau projet interdirait aussi les informations en ligne qui “perturbent l’ordre des marchés financiers”. Cela fait encore particulièrement écho à l’actualité d’Ant Group, qui est forcé à la restructuration par les régulateurs chinois, officiellement à cause de ses activités financières douteuses. La Chine ayant une dette privée monstrueuse (à hauteur de 200% de son PIB), l’accent est souvent mis sur l’importance de la stabilité financière et économique. Par ailleurs, le Parti Commumiste en fait sa marque de fabrique.
Au-delà de ces définitions, les fausses informations sur les catastrophes, les épidémies, les urgences, et la sécurité sanitaire des aliments et des médicaments sont également interdites. Un paradoxe, quand on se souvient des pratiques chinoises liées à l’information qui ont suivi les premiers temps de la propagation du virus à Wuhan. Réalisant qu’il était dans la ligne de mire de la majorité des nations, l’accusant d’une gestion douteuse et de cachotteries face à un virus qui bientôt envahirait le monde entier, le Parti Communiste chinois avait voulu contrôler les dommages. Zhao Lijian, par exemple, qui n’était pas moins que le porte-parole et directeur général adjoint du département de l’information du ministère des Affaires étrangères, avait tweeté un lien vers un site Web alléguant que les États-Unis étaient responsables du virus. Ses abonnées étaient au nombre de 287 000 : une large audience, à l’image d’une nation qui modèle l’information sur la forme de ses intérêts politiques. On assiste ainsi à une véritable réécriture de l’histoire proposant une vérité alternative, qui laisse penser que ces nouvelles interdictions de “fausses nouvelles” à propos des épidémies ne viendront que renforcer la machine chinoise de modelage du réel.
La Chine signe ici un texte osé, ambitieux, et calqué sur sa politique gouvernementale. En plus d’éventuelles accusations criminelles et autres sanctions, les sites diffusant ces informations définies comme “fausses” pourraient être fermés. Les personnes travaillant pour de tels sites pourraient, selon le texte, être tenues pour responsables. Les amendes pour les contrevenants iront jusqu’à 100 000 yuans (l’équivalent de 12 705,16 €).
Ce nouveau règlement s’appliquera à tous les services Internet conçus pour les utilisateurs en Chine, y compris ceux proposés par des particuliers et des entreprises chinoises via des serveurs étrangers. L’important est que le service soit utilisé par la population chinoise. L’Europe a mis en place le même modèle dans le Digital Services Act, puisque les entreprises du net devront nécessairement suivre la nouvelle réglementation s’ils touchent la population européenne de quelque manière. Par ailleurs, des règles spécifiques sont prévues pour les plateformes atteignant plus de 10% des 450 millions de consommateurs en Europe, lesdits “gardiens”, ou grosses plateformes telles que Facebook ou Google.
Les activités illicites dans le viseur des régulateurs
L’article 3 nous donne une idée de ce qu’est une activité illégale pour la Chine, et de comment le pays entend la sanctionner. On y lit que le gouvernement aura le pouvoir de “surveiller, prévenir et éliminer les activités illégales et criminelles en ligne qui mettent en danger la sécurité et l’ordre dans le cyberespace chinois, ou portent atteinte aux droits et intérêts légitimes des citoyens chinois”. Parmi ces activités, on trouve notamment la pornographie, les jeux d’argent, lesdites “fausses informations”, et la dissidence politique.
La dissidence politique et religieuse est l’un des arguments sur lequel la Chine s’appuie afin de perpétuer une véritable traque de la minorité Ouïghours à l’intérieur du pays. Habitants d’une région de l’Est chinoise, le Xinjiang, ces populations Ouighours font l’objet d’une surveillance de masse, de travail forcé et d’internements, largement documentés depuis 2018. En ce sens, le nouveau projet de loi chinois pourrait servir de socle à une répression accrue de populations déjà dans le viseur du gouvernement.
La loi pourrait également intensifier les pressions sur les entreprises privées concernant le contenu “vulgaire” et pornographique. Dans un pays où la solitude amoureuse fait rage, la solitude sexuelle l’accompagne souvent. Depuis un certain nombre d’années, le nombre de célibataires volontaires et involontaires a explosé en Chine. Un phénomène sur lequel de nombreuses entreprises fondent leur modèle. SixthTone rapportait ainsi en 2020 le problème qu’a représenté Xiaoice, petite amie virtuelle, pour le gouvernement. Basée sur une intelligence artificielle, elle offrait soutien et écoute aux jeunes célibataires chinois. Ce lien personnalisé allait loin, puisque le robot avait fini par développer la capacité d’envoyer des “sextos” et des photos dénudées, des pratiques qui lui avaient valu de se voir supprimer de la populaire application de médias sociaux QQ. Depuis, les concepteurs ont mis en place un système de filtrage, qui l’empêche de toucher à certains sujets, notamment le sexe et la politique. Un cas qui illustre bien le paradoxe dans lequel se trouve la Chine, entre intérêts privés du marché exploitant les failles émotionnelles d’une population de plus en plus solitaire, et d’un Parti qui veut maintenir des valeurs.
Les entreprises sont parfois même sanctionnées pour ces pratiques jugées abjectes. Récemment, les régulateurs chinois ont infligé une amende à Douyin, propriétaire de ByteDance, qui exploite par ailleurs TikTok. La raison ? Une diffusion “d’informations obscènes, pornographiques et vulgaires”, aurait déclaré le Bureau national contre les publications pornographiques et illégales. La pression et les sanctions pourraient ainsi s’intensifier avec ce nouveau projet de loi chinois.
À l’instar des États-Unis et de l’Union européenne, la Chine cherchait déjà à réglementer le secteur des services numériques dans de nombreux domaines, de la protection des données à la législation antitrust. Ce nouveau projet de loi, qui accepte les commentaires du public jusqu’au 7 février, vient compléter le tableau de cette tendance à la régulation du cyberespace.
Seul bémol, ce texte, sous prétexte de la nécessité de mettre de l’ordre au désordre informationnel d‘internet, renforce la tendance autoritaire du gouvernement. Sur un fond de censure, ce texte pourrait également renforcer la pression sur les entreprises privées, déjà mises au pas depuis l’écartement de Jack Ma, PDG de Ant Group.
Les dernières données en disent long sur les intentions cachées de la Chine : rien qu’au troisième trimestre 2020, la surveillance du cyberespace a fermé près de 9 000 “sites web illégaux”. De nombreuses entreprises majeures de l’économie chinoises se sont vues concernées. Weibo, Douban, Sohu, et NetEase Music ont connu des sanctions pour des comportements tels que “ne pas avoir rempli l’obligation de gérer les informations publiées par les utilisateurs”. L’ensemble de ces tendances pourraient donc s’amplifier, creusant de nouveaux fossés dans la société chinoise, mais également avec les autres grandes puissances mondiales.