Ant Group, qui possède la plus grande plateforme de paiement chinoise, Alipay, s’est vu une fois de plus détraquer par les régulateurs chinois. Le 26 décembre, le groupe a reçu par la Banque populaire de Chine (PBOC) l’ordre de réduire ses activités, rectifier sa trajectoire, et de formuler un calendrier de mise en œuvre. Convoqués, les dirigeants de Ant se sont vus affirmer par la Banque Centrale que le Groupe manquait d’une gouvernance efficace, défiait les exigences de conformité aux lois, et avait pris de nombreuses décisions risquées pour la stabilité financière. Des pratiques de concurrence déloyale et d’abus de position dominante ont également été pointées.
Dans le pays de la surveillance de masse, dont l’espionnage et les agissements du Parti sur l’économie, la vie sociale ou encore la vie politique ne sont plus à prouver, la nouvelle cible tient en un mot : Fintech. Ce secteur se voit parfaitement incarné par Ant Group, et personnifié par Jack Ma, qui possède plusieurs filiales de services et outils de paiements numériques. Alipay est la plus connue, avec son portefeuille mobile qui permet de payer ou d‘être payé facilement via smartphone, mais on peut aussi parler de Huabei, une carte virtuelle, ou MYBank, une banque privée sur le cloud. Aujourd’hui, le groupe propose des produits et services d’assurance et d’investissement à son milliard d’utilisateurs en Chine continentale, et on utilise Alipay pour acheter pratiquement n’importe quoi. Tout cela menacerait la souveraineté numérique et monétaire de la Chine, en pleine expérimentation finale sur son yuan numérique et en plein jeu d’équilibre afin de renflouer la dette du pays.
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Une réduction des activités en vue pour Ant Group
Les régulateurs financiers chinois ont demandé à Ant Group de restructurer ses activités, dans le cadre d’une feuille de route présentée cette semaine. Faisant suite à la convocation du 26 décembre, ces consignes obligent le groupe à réduire ses activités à la fourniture de moyens de paiements en ligne. Ses activités de prêts en ligne ou d’investissement, entre autres, seront fortement réduites. Parmi les stratagèmes des régulateurs pour plus de contrôle sur Ant : la création d’une société de holding distincte pour ses activités financières. Une holding a la particularité d’être une “mère” pour des filiales, et d’être détenue par une personne morale. Cela pourrait donc ouvrir la porte aux banques d’État ou autres entreprises publiques, qui pourraient racheter l’entreprise afin de la mettre au pas. Ant Group devra transférer toute unité qu’il possède et qui nécessite une licence financière pour ses activités dans ce holding, qui pourrait être géré comme une banque traditionnelle. Parmi les transferts, on trouve les services de gestion de patrimoine, les prêts à la consommation, l’assurance, les paiements et MYbank.
Le problème avec Ant est principalement que les services de micro-crédit qu’il réalisait s’appuyaient sur l’argent des banques. Le groupe ne finançait que 2% de la valeur des prêts qu’il distribue via ses nombreuses filiales, le reste provenant de banques ou d’autres entreprises. Ces entités finançaient et permettaient finalement les activités de Ant, mais se retrouvaient avec le risque des crédits alloués sur le dos. En novembre, la Chine avait déjà fait savoir son projet de règle qui obligerait Ant à financer 30% de ses prêts, ce qui le forcerait à détenir plus de capital et le ralentirait. Avec cette feuille de route, ses exigences vont plus loin envers le groupe de Jack Ma.
Par ailleurs, les régulateurs sont très préoccupés par l’utilisation malicieuse des données exploitées par l’application de paiement Alipay, dont Ant se servait pour encourager les banques à collaborer et accorder davantage de prêts. Au vu de la dette privée de la Chine (actuellement à 200% du PIB), le pays ne pourrait pas se permettre une crise, et s’en sert d’excuse pour condamner la légèreté du Groupe. Mais ce n’est pas la seule raison à la décision de la Banque Centrale.
La taille et l’impact des activités d’Ant Group est inquiétante pour les autorités au vu des projets d’uniformisation financière du pays qu’ils échafaudent avec le yuan numérique. Une monnaie numérique de banque centrale, pour la Chine, va dans le sens d’une surveillance numérique accrue, et se tient au cœur des valeurs de prospérité économique du Parti, tout autant que des ambitions de rayonnement financier à l’international. Reste encore à voir si le yuan numérique pourra s’implanter également dans la Fintech.
Ant Group n’est cependant pas le seul à se trouver dans le viseur des autorités. D’autres entreprises sont également sous surveillance, y compris WeChat, la messagerie de Tencent, ou la société de covoiturage Didi Chuxing. Par ailleurs, le géant Alibaba, holding de Ant Group, fait lui-même l’objet d’une enquête antitrust en Chine. La Chine souhaite décidément mettre en place de nouvelles réglementations pour ses géants technologiques.
Quand l’État sape ce qui aurait pu être la plus grande cotation en bourse du monde
Déjà, début novembre, la suspension de l’introduction en bourse d’Ant Group à 48 heures de l’ouverture des bourses n’augurait rien de bon. Il faut dire que Jack Ma, le fondateur d’Ant Group, avait critiqué fortement le manque d’un “écosystème financier” en Chine, où les banques ne seraient d’après lui des prêteurs sur gages démodés dans leurs fonctionnement. Touché en plein cœur, le Parti Communiste, qui fait fièrement de la stabilité financière l’un de ses galons, a réagi.
Avec cette bombe de dernière minute, l’État chinois marquait ses ambitions, mais aussi ses méthodes. “Les autorités ont clairement indiqué que les droits de vantardise internationaux importaient moins que de s’assurer que les entreprises privées sachent où elles se situaient face à l’État”, a écrit le New York Times par la suite.
Ant menacerait la stabilité financière, mais aussi les ambitions et la légitimité du Parti. Par ambition, on peut entendre le yuan numérique, que l’État développe depuis des années, et dont le dernier projet pilote à Suzhou vient de prendre fin. Par légitimité, on discerne bien le caractère totalisant que revêt la Chine, ne laissant pas passer une attaque sur ses performances financières, bridant les compagnies qui pourraient échapper à sa surveillance de masse, ou s’avérer plus influentes.
Ant est devenu trop gros pour faire faillite, trop gros pour se soumettre. C’est bien pourtant ce à quoi les régulateurs chinois tentent de contraindre la compagnie en restreignant ses activités de la sorte.
La Chine est ainsi prise dans un dilemme qu’elle a elle-même créé : réglementer les entreprises technologiques, puissances financières du pays, au nom d’une souveraineté et de projets politiques. À mesure que les entreprises privées s’immiscent dans l’argent et les paiements, ce qui pour longtemps est resté l’apanage de l’État, la question de la régulation se pose. Le récent développement de MNBC (Monnaie Numérique de Banque Centrale) dans de nombreux États du monde le prouve bien, la souveraineté monétaire des pays est à redéfinir.