« La transformation digitale au Myanmar, ça existe, ça ?». Ainsi furent les premiers mots teintés de moquerie qui précédèrent la première étape de mon long périple à la rencontre des acteurs de la transformation digitale « all over the world ». À travers cette série d’articles, je vais donc tenter de vous décrire l’état « numérique » des pays que je traverse, non pas de manière exhaustive ou « toute savante », mais à travers le prisme de mes rencontres avec ces personnes d’ailleurs pour qui la « TranfoDig » est une réalité parfois différente mais tout aussi enrichissante que la nôtre. Bienvenue dans un voyage à travers le monde 1,2,3,4.0 ! 

Île

l’Île des Pins, une réserve naturelle préservée par les tribus locales, Nouvelle-Calédonie © Guillaume Terrien

Nouvelle Calédonie, l’exception des COM 

À son débarquement dans les eaux turquoises des îles Loyauté en 1774, James Cook a dû penser qu’il venait d’accoster au paradis ! Pourtant, presque un siècle plus tard, en 1853, le massacre de Yanghebane offre un prétexte tout trouvé à Napoléon III pour annexer ce territoire aux confins du Pacifique. La Nouvelle-Calédonie est proclamée colonie française, au nez et à la barbe des anglais, et devient le troisième territoire des « Etablissements Français du Pacifique » après Tahiti et les Îles Marquises. Depuis, l’Histoire a suivi son cours ; on entend parfois parler  de la Nouvelle-Calédonie suite à une attaque de requins ou un scrutin référendaire sur l’indépendance dans nos médias métropolitains. Pour le reste, pas grand chose… or, dans cette « autre » France, la transformation numérique est également une réalité. Pour comprendre son évolution, il faut avant tout se pencher sur le cadre institutionnel exceptionnel de ce COM (Collectivités d’Outre-Mer) où le droit réglementaire national ne s’applique pas systématiquement, puisqu’il s’agit d’une « communauté sui generis ». Ainsi, l’adaptation du cadre juridique au cadre institutionnel génère un premier décalage par rapport à la métropole, du fait d’un manque de ressources administratives et juridiques. 

La volonté gouvernementale de compenser cette faiblesse du cadre réglementaire calédonien se traduit par la mise en place d’un éco-système numérique dynamique qui débute dès 2008, grâce à l’arrivée du câble de communication Gondawana 1 depuis l’Australie ; le territoire calédonien dispose dès lors d’un accès à internet et à des services de télécommunication modernes et met en place une Planification Stratégique territoriale (PSeN) pour se « doter d’une vision numérique à moyen, long terme » et disposer de « l’aménagement technique nécessaire ». S’ensuit, en 2011, la création de l’Observatoire Numérique de Nouvelle-Calédonie et d’une Cellule Economique Numérique (EcoNum) en charge de la mise en oeuvre du PSeN, soit la proposition de trente-trois actions rassemblées autour de quatre axes principaux que sont l’aménagement et l’équilibrage territorial, le développement et l’accompagnement des usages, la confiance et la gouvernance numérique et le développement économique en s’appuyant sur les filières d’excellence. Deuxième objectif dans l’optique d’une transition numérique réussie : la dématérialisation des services publics et privés. La création et la mise en ligne de la plateforme « service-public.nc » en est l’une des illustrations, alors que le secteur privé se dote rapidement d’outils de « front office » efficaces pour accélérer sa transformation digitale. 

Nouméa

Nouméa, le centre névralgique de la Nouvelle-Calédonie © Guillaume Terrien

Autre particularité notable de la Nouvelle-Calédonie, le monopole public des télécommunications permet à la population de bénéficier d’une couverture mobile intégrale, d’une couverture réseau optimale avec un bon niveau de débit et d’une offre internet aujourd’hui ouverte à la concurrence malgré l’absence d’une autorité de régulation qui exclut cette dernière possibilité. L’OPT (Office des Postes et Télécommunication) règne donc sur le marché des télécommunications et se dote d’outils numériques destinés à optimiser ses télé-services et, entre autres, sa relation client. Ainsi, en moins de dix ans, la Nouvelle-Calédonie a réussi à aménager techniquement son territoire et est en passe de réussir sa phase de dématérialisation nécessaire à la troisième étape d’une transition numérique en permanente évolution : la conduite du changement dans les organisations. Le contexte culturel traditionnel coutumier pourrait représenter un frein à cette évolution numérique et au changement ; en effet, les écarts d’usages entre Nouméa et les différentes tribus sont encore assez importants, malgré les nouvelles perspectives liées au numérique comme l’explique Mathieu Derex, fondateur de l’agence digitale « La Fabrik » : « Je préfère voir internet comme un outil d’opportunités pour tout le monde ! Aujourd’hui, un producteur de vanille calédonien peut échanger avec un autre au bout du monde pour résoudre certains problèmes liés à ses cultures ». Il en est de même pour la mobilité à domicile qui permet à la population de bénéficier de la télé-médecine, du e-commerce ou encore de la formation online. 

De l’industrie du nickel à celle de la « bio-tech » ? 

« Le nickel est un enjeu politique ! ». Xavier Gravelat, Directeur Général de la société minière Georges Montagnat résume en une phrase la situation politico-économique du territoire. Depuis la découverte des premiers gisements de nickel en 1875, la production du territoire n’a cessé de croître jusqu’à atteindre aujourd’hui 90% des exportations de la Nouvelle-Calédonie et représenter un emploi local sur cinq ! 6ème producteur mondial, l’atoll représente donc une richesse économique importante pour la France, au-delà de son rôle représentatif au coeur du Pacifique. Malgré cette bonne santé apparente, l’entrée de la Chine et des pays du sud-est asiatique sur le marché a métamorphosé le secteur et cassé les coûts de production. La Chine, importateur historique du minerais, représente aujourd’hui 40% de la production mondiale et 60% de sa consommation. Cette entrée fulgurante conjuguée à des ressources en minerais limitées condamnent néanmoins la Nouvelle-Calédonie à se renouveler et à développer sa transformation numérique des prochaines décennies en favorisant une économie alternative. 

Requins

Un « grand-père » comme les appellent les Calédoniens. ce requin d’Ouvéa est un symbole de la culture traditionnelle calédonienne et des croyances des tribus autonomes des îles Loyauté © Guillaume Terrien

Pour atteindre cet objectif, de nombreuses entraves nécessitent d’être levées. La Nouvelle-Calédonie manque aujourd’hui cruellement de main d’oeuvre qualifiée, et ce pour différentes raisons : la relative faiblesse de la formation supérieure et de la formation professionnelle, tout comme la fuite des talents vers la métropole ou l’étranger. Concernant la formation supérieure et la fuite des talents, Xavier Sevin, fondateur du cabinet Ifingo et professeur vacataire à l’Ecole de Commerce et de Gestion de Nouméa, explique : « Les formations initiales vont jusqu’au Bachelor et ceux qui continuent vont faire leur Master en Australie ou en France (…) et ne reviennent pas forcément. ». La formation professionnelle est, quant à elle, très en retard et il faudra continuer à « évangéliser » les décideurs calédoniens pour casser les freins organisationnels et humains afin d’arriver à une certaine symétrie entre les « outils techniques des front offices » et la culture organisationnelle des back-offices. Intégrer une culture de l’innovation au sein des entreprises, faire évoluer les mentalités des managers pour amoindrir la « peur du changement » vécue par les équipes internes et réfléchir plus globalement à la transition technologique et économique sont autant de défis loin d’être relevés actuellement. 

Le tableau est pourtant loin d’être noir tant la Nouvelle-Calédonie regorge de richesses. Les premières sont naturelles, évidemment ! Le territoire dispose en effet d’une biodiversité incroyable et d’une culture écologique forte. Face à ce constat, deux embryons de réponses : le tourisme et les bio-techs. Si un tourisme de masse n’est pas envisageable pour la Nouvelle-Calédonie au regard de la volonté des tribus de conserver leur patrimoine et de le protéger, le tourisme de luxe « façon Polynésie » ou un tourisme « éco-responsable » de plus en plus en vogue à travers le monde pourraient représenter une manne financière intéressante pour l’avenir. Mais il existe un autre moyen de faire évoluer favorablement l’économie du territoire tout en préservant les éco-systèmes : les bio-technologies. Disposant de centres de recherche scientifiques efficients financés par la métropole, la Nouvelle-Calédonie pourrait endosser le costume du prochain champion de la bio-tech ; pour ce faire, Xavier Sevin ouvre quelques pistes : « molécules pour faire des colorants bio, recherches scientifiques et médicales sur le bio-mimétisme pourraient être sources de richesse. Mais pour faire ça, au regard de la quantité astronomique de données, il faudrait mettre en œuvre les technologies qui nous permettraient de traiter notre environnement ; la collecte des données et leur exploitation avec le big data pourraient permettre de valoriser cette grande richesse qu’est la biodiversité ! Nous avons les chercheurs mais il manque encore les infrastructures – les datacenters et autres calculateurs – ou des entreprises spécialisées dans les bio-tech.». 

Ouvéa

La montée des eaux à Ouvéa met en péril l’île et ses habitants © Guillaume Terrien

La transition vers une économie responsable 

L’usage de la technologie au service de la préservation d’éco-systèmes uniques et fragiles et d’une transformation numérique dans un monde écologique, voilà le chemin à suivre pour créer une économie alternative à celle du nickel et positionner la Nouvelle-Calédonie comme un acteur écologique et économique incontournable ! Car n’en doutons pas : l’économie capitaliste dans son fonctionnement actuel agit comme l’un des principaux facteurs de destruction de ce paradis français aux confins du Pacifique. Ici, les problèmes écologiques sont les mêmes qu’ailleurs mais ils sont bien plus visibles. 

Antoine, un guide local originaire d’Ouvéa, m’a montré une dizaine de bâtons plantés dans l’eau de son île à quelques mètres les uns des autres et il m’a déclaré : « tu vois, ces bâtons-là, plantés dans l’eau ? Et bien ce sont les marques dont on se sert pour évaluer, chaque année, la montée de l’océan ». À ce rythme-là, les îles Loyauté et leurs tribus centenaires n’ont plus que quelques décennies à vivre ! L’urgence d’une transformation numérique basée sur la préservation de l’environnement est une réalité calédonienne autant qu’elle l’est pour le reste du monde. Reste à savoir si la Nouvelle-Calédonie saura devenir la locomotive et l’inspiration qui entraînera à sa suite d’autres contrées. Croisons les doigts !