A l’autre bout du monde et de l’histoire se trouve un archipel d’îles françaises : la Nouvelle-Calédonie. J’ai eu le plaisir d’y rencontrer Xavier Sevin, fondateur du cabinet Ifingo, spécialisé dans la transformation numérique, l’occasion de faire le point sur cette « autre France » et l’état de sa transformation digitale. « Agilité », formation initiale et professionnelle, structure de l’innovation interne et bio-tech au programme de ces longs échanges.

réunion Ifingo

Groupe de travail Ifingo, Nouméa, Nouvelle-Calédonie

Bonjour Xavier, vous êtes Fondateur et Directeur Associé d’Ifingo, un cabinet spécialisé dans la transformation numérique des organisations. Comment êtes-vous personnellement arrivé à Nouméa et quelle est l’histoire de votre cabinet ? 

Je suis arrivé en Nouvelle-Calédonie en 2004 suite à un voyage personnel. Je n’avais pas de projet professionnel en particulier mais je ressentais l’envie de quitter Paris et Sophia Antipolis ; issu d’une formation d’ingénieur complétée par un MBA à l’EDHEC, j’avais néanmoins quelques doutes sur la possibilité de trouver du travail ici, pas en tant que salarié mais en tant qu’entrepreneur. Une fois la décision actée, il m’a fallu élargir le canon de mon fusil parce que j’étais spécialisé dans une niche du conseil aux entreprises, le « cost killing » par et avec les technologies numériques , mais, compte tenu de la taille du marché calédonien, ça ne pouvait pas suffire et j’ai dû apprendre à faire ce que je ne savais pas faire à priori. 

A l’époque, j’utilisais des techniques du Lean Manufacturing pour faire de l’analyse et j’utilisais les outils informatiques pour optimiser les process dans leurs dimension coût / temps principalement. Du coup, chez Ifingo, nous avions une vision orientée « process » pourtant, tout n’est pas modélisable sous forme de logigramme… Un brainstorm, par exemple, est difficile à modéliser informatiquement et puis, les outils collaboratifs sont arrivés – SharePoint par exemple – et nous avons accompagné des clients sur le déploiement de ce type d’outils. Nous nous sommes ensuite rendu compte assez vite que les pratiques de travail – hiérarchie, workplace, mentalité… – devaient évoluer en même temps que la transversalité de ces outils ; nous avons donc intégré au sein d’Ifingo des profils différents de ceux des ingénieurs qui nous accompagnaient : une psychologue du travail, des profils école de commerce ou des spécialistes de la communication pour développer un accompagnement au changement à 360°. 

Alors est arrivé le terme « transformation numérique » que je n’aime pas trop. Je préfère utiliser « transformation dans un monde numérique » car, aujourd’hui, le numérique n’est plus un choix mais une obligation : on « nage » dans un monde numérique ! La question est donc : comment on adapte les organisations à ce nouveau monde ? Comment on fait sauter les barrières culturelles ? Le télétravail, par exemple, n’est pas pris en compte par le code du travail en Nouvelle-Calédonie alors la problématique se trouve être : comment faire évoluer la culture d’entreprise et la réglementation pour faciliter la transition numérique ? Ce sont les sujets sur lesquels on accompagne les clients d’Ifingo. 

Quels sont les axes prioritaires de la transformation numérique des clients avec lesquels vous collaborez ?

Il faut savoir que le secteur public et l’industrie du nickel sont les principaux secteurs porteurs ici, donc nos clients proviennent essentiellement de ces environnements : 30% de notre CA vient des administrations diverses. Notre portefeuille client comporte également des banques, l’administration donc et les mines de nickel, même si au regard du cours actuel du nickel, les budgets ont été réduits. 

La porte d’entrée, c’est la dématérialisation de la relation client ou administré car tout le monde à très bien compris l’intérêt des téléservices, des agences en ligne etc. Comme la dématérialisation des front office doit être adaptée au back office, il a fallu réfléchir à la façon d’adapter les organisations à ce monde numérique. C’est là qu’on touche au changement de culture, d’organisation… Pour résumer, on nous demande majoritairement des services de dématérialisation mais aussi de l’accompagnement à l’organisation des back offices pour pouvoir mettre en place une certaines symétrie des pratiques entre le client qui évolue dans un monde numérique et l’organisation qui doit se transformer dans ce monde. 

Vous proposez également une offre de service orientée « digital » ; pourriez-vous m’expliquer comment vous fonctionnez concrètement avec vos clients ? 

Sur la partie digitale, on se concentre sur la communication ; nous avons embauché des spécialistes pour offrir un service qui va de la création de stratégies grâce à des outils digitaux divers jusqu’à une dimension web plus technique, avec le développement d’agences en ligne, de sites web etc. où nos deux cœurs de métier fusionnent. 

En ce moment, la commune du Mont-Dore, le Congrès de la Nouvelle-Calédonie et la ville de Nouméa font partie de nos clients ; en ce qui concerne le Congrès par exemple, nous essayons de les accompagner dans la maîtrise des outils sociaux mais également de développer leur image dans la zone Pacifique. Les forces politiques de tout bord, indépendantistes ou non-indépendantistes, veulent que la Nouvelle-Calédonie rayonne dans le Pacifique ! Pourtant, le site web du Congrès n’est pas en anglais, les élus ne sont quasiment pas sur Twitter et ils sont dans une démarche de communication digitale externe à améliorer en ce qui concerne la cible régionale. Aussi, on cherche à ajouter une couche exogène à cette communication digitale. On est en plein dans la communication qui valorise l’attractivité de la Nouvelle-Calédonie sur ces sujets. 

Vous étiez également professeur vacataire à l’Université de Nouvelle-Calédonie et à l’Ecole de Commerce et Gestion de Nouméa. Quel rôle joue la formation au regard de la transformation numérique de la Nouvelle-Calédonie ? 

Je suis toujours vacataire à l’ECG où j’enseigne les « Business Model du Digital » ; comment on modélise un business model et comment l’appliquer au digital en mettant en avant les particularités que permettent ces outils digitaux. Les formations initiales vont jusqu’au Bachelor et ceux qui continuent vont faire leur Master en Australie ou en France. Cette école a bien pris le tournant « numérique » avec des cours de « Design Thinking » et d’entrepreneuriat entre autres… On fait venir des professionnels, des futurs employeurs et cela crée un lien entre la formation initiale et le secteur professionnel. Certains étudiants sont ensuite embauchés ou incubés dans des entreprises calédoniennes. D’autre part, ceux qui partent faire leurs études à l’étranger ne reviennent pas forcément. 

En ce qui concerne la formation professionnelle dans le dans le domaine de la transformation numérique, elle n’est vraiment pas encore développée en Nouvelle-Calédonie et cela freine la transformation des entreprises. Nous sommes à ce jour encore trop souvent dans une vision limitée aux outils de la transformation numérique. Il nous faudra encore « évangéliser » pour faire comprendre aux décideurs que les enjeux liés à transformation dans un monde numérique sont essentiels pour les entreprises et les organisations, et que la problématique n’est pas technique mais organisationnelle et humaine.   

Il existe cependant des ambassadeurs sur lesquels nous nous appuyons dans les grandes entreprises mais ça ne veut pas dire que le top management suit ce mouvement. De manière générale, je crois qu’on a sans doute du retard sur la culture de l’innovation dans les entreprises calédoniennes.

Vous travaillez sur le développement de l’agilité au sein des organisations. Pourquoi fonctionner en « mode agile » est-il capital pour les organisations aujourd’hui ?

Tout le monde n’en est pas convaincu ! En Nouvelle-Calédonie, au niveau du monde informatique, l’agilité est acquise et opérationnelle mais au niveau de l’agilité au sein des organisations, nous n’y sommes pas du tout ! La majorité des entreprises n’est pas familière avec le concept d’agilité organisationnelle. Au sein du cabinet, nous avons une personne dédiée à ces sujets et la porte d’entrée reste les démarches « Lean » que l’on applique au management ce que je compare souvent, peut-être à tort, à l’agilité. Néanmoins, les clients sont encore rares et le marché peu mature sur ce sujet. 

Ifingo

Groupe de travail idéation Ifingo, Nouméa, Nouvelle-Calédonie

La transformation numérique est avant tout culturelle ! Où en est aujourd’hui la Nouvelle-Calédonie à ce niveau par rapport à l’ensemble de la zone Pacifique ? 

Les études que nous menons tous les ans sur les pays de la zone montrent que, par rapport à nos concurrents dans la région, – Vanuatu, Polynésie et iles du pacifique insulaire de manière générale (hors Australie et Nouvelle-Zélande) – nous sommes en avance. 

Comme on peut le pressentir, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont bien en avance sur nous. Notre PIB par habitant est cependant comparable à celui de la Nouvelle-Zélande … nous sommes donc un pays « riche » et nous devrions pouvoir faire mieux en positionnant le numérique au cœur des stratégies, ce qui n’est pas encore assez le cas à mon avis.  

La Nouvelle-Calédonie est vraiment ouverte aux autres car sans cette ouverture, le risque de d’immobilisme nous serait fatal ! On essaie donc de faire venir ces « autres » à nous pour favoriser le développement de la filière numérique et l’innovation, comme nous essayons d’exporter notre savoir faire dans la région, ce qui est aussi un exercice source de dynamique, d’inspiration et d’innovation pour les entreprises numériques.

On vient de réaliser un benchmark sur la « transfo numérique » autour de cinq pays : UK, Danemark, France, Polynésie française, Canada ; le Canada a fait des plans numériques évolutifs sur cinq ans : la V1 d’il y a quinze ans concernait l’aménagement technique du territoire (infrastructures, télécom, IT), la V2 concernait la « e-administration » (dématérialisation, téléservices…) et la V3 concerne à 80% la transformation numérique avec du culturel, de l’organisationnel, de l’UX etc. Au regard de ces étapes, je pense que la Nouvelle-Calédonie est en train de créer un plan de transformation digitale là où la Polynésie est en train de terminer son plan de dématérialisation par exemple… 

La technologie a profondément modifié les usages dans nos sociétés modernes ; quel est son impact sur le marché du travail en Nouvelle-Calédonie et en métropole ? 

L’automatisation s’applique à certains métiers mais pas aux métiers créatif,  par exemple, que l’on ne peut néanmoins outiller facilement ; ce qui est facile à automatiser, ce sont les tâches où il y a le moins d’humain et ce sont sans doute ces postes qui disparaissent en priorité ; un exemple concret : dans l’administration en Nouvelle-Calédonie, on a encore des vaguemestres qui apportent le courrier d’un lieu à un autre ! Ce métier n’a évidemment pas d’avenir mais en Nouvelle-Calédonie, on est confronté à un problème de compétences, en quantité et en qualité, mais aussi à un taux d’illettrisme important. La clé, c’est la formation initiale : ouvrir une formation jusqu’à BAC + 5 en Calédonie dans le numérique par exemple est un facteur clé de succès. Pour le moment, nos talents vont étudier à l’étranger et finissent par y rester assez souvent. Une société comme notre cabinet Ifingo est d’avantage limitée par sa non-capacité à recruter les profils recherchés, par les ressources humaines finalement… que par la taille du marché.

On parle beaucoup de Big Data, IA, révolution 4.0 et d’autres innovations technologiques mais cette course à la technologie ne risque-t-elle pas de coûter cher à notre planète, tant au niveau de la consommation énergétique que des risques de débordements liés à l’IA ? Quelle est votre vision de ce futur ultra-connecté ? 

Ma vision « philosophique » de ce sujet est plutôt réduite. Je ne sais pas si on va rentrer dans un transhumanisme humaniste ou un transhumanisme déshumanisant mais j’ai bien conscience que nous allons quelque part. Comme dirait Pierre Dac, « si on ne pas où on va, on a toutes chances d’arriver ailleurs … »

Je me raccroche donc à une dimension économique des choses. Je pense que la richesse de la Nouvelle-Calédonie, c’est son environnement, sa biodiversité qui représentent une valeur. La question qui se pose actuellement, c’est comment monétiser cette valeur ? C’est un réflexe « capitaliste » que je me pose en tant que chef d’entreprise. 

Le numérique peut être utilisé pour protéger, préserver à long terme cette biodiversité ; un exemple concret, le Parc Naturel de la mer de Corail Calédonien pourtant inscrit au Patrimoine Mondial de l’UNESCO est souvent mis en danger : les pêcheurs internationaux viennent piller les poissons, il existe du tourisme organisé sur certains îlots alors que c’est interdit ! Le numérique peut permettre de repérer et d’arrêter ça. 

Outre ce premier point, d’autres richesses sont inexploitées, que ce soient des molécules pour faire des colorants bio, des recherches scientifiques sur le biomimétisme etc. qui pourraient être une source de richesse. Mais pour faire ça, au regard de la quantité astronomique de données, il faudrait mettre en œuvre les technologies qui nous permettraient de traiter notre environnement ; la collecte des données et leur exploitation avec le big data pourraient permettre de valoriser cette grande richesse qu’est la biodiversité ! Nous avons les chercheurs mais il manque encore les infrastructures – les datacenters et autres calculateurs – ou des entreprises spécialisées dans les bio-tech. 

Comment la « métropole » agit-elle pour favoriser la transformation numérique de la Nouvelle-Calédonie ? 

Les centres de recherche – IRD, IFREMER, UNIVERSITE – sont financés à 100% par la France mais l’Etat n’intervient pas sur le passage de la recherche à sa mise en application. A ce jour, le capital investissement dans la filière numérique venant de la France et dédié aux entrepreneurs est quasiment nul. BPI France vient de s’installer en Nouvelle-Calédonie, peut-être que cela va changer les choses à ce niveau.

Par ailleurs, la France a créé un certain nombre de projets comme « Territoires d’Innovation », lancé par E. Macron par exemple, qui sélectionne des appels à projet et propose aux gagnants un support financier en capital ou en subventions. 

De manière historique, c’est l’industrie minière qui a tiré notre croissance mais on sait très bien que c’est une vision court-termiste ! La question qui se pose donc c’est : à l’échelle d’un territoire, comment passer d’une économie de la mine à une économie différente. Actuellement, l’hypothèse touristique est plus ou moins séduisante : le tourisme de masse me semble potentiellement destructeur de ce qui constitue la richesse de la Nouvelle-Calédonie et, quant au tourisme de luxe, ça peut s’entendre mais dans des volumes limités.

Il va falloir trouver un équilibre entre préservation écologique « éthique » et économique. La valorisation de la biodiversité par la donnée et la recherche me paraît être une très belle opportunité !  La vision que je suggère à long terme pourrait s’appuyer sur la biodiversité et le numérique. Je crois que nous pouvons faire de la Nouvelle-Calédonie un champion de classe mondial de la « e-data biotech ».