La course à l’intelligence artificielle (IA) s’est accélérée ces dernières années, au-delà des grands modèles de langage. La Chine et les États-Unis sont au coude-à-coude, chaque puissance dépose annuellement un nombre de brevets conséquent dans le domaine. Toutefois, cet indicateur est-il vraiment révélateur de leur avancée technologique ?
Pourquoi déposer un brevet ?
Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, la Chine a déposé 29 853 brevets en lien avec l’IA en 2022, contre 16 805 pour les États-Unis. Ils sont talonnés par la Corée du Sud et le Japon. Les pays européens eux sont loin derrière. L’Allemagne en comptait 970 la même année, contre 572 pour la France et 569 pour le Royaume-Uni.
L’un des intérêts du dépôt de brevet est de « s’assurer d’un monopole sur une solution technique pendant 20 ans, » indique à Siècle Digital Pauline Debré, avocate experte en propriété intellectuelle, associée au sein du cabinet Linklaters. « Cela permet de protéger la libre exploitation de ses propres produits et d’empêcher les concurrents de l’utiliser et donc de développer des produits identiques, » continue-t-elle. Des critères d’autant plus pertinents aujourd’hui, alors que l’IA est considérée comme stratégique pour l’avenir par les grandes puissances, avec un enjeu géopolitique majeur.
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Les brevets sont délivrés par les différents offices nationaux, et doivent remplir plusieurs conditions. Elles comprennent « un caractère de nouveauté absolue » ou encore d’activité inventive au regard de « l’état de la technique », c’est-à-dire toutes les informations accessibles au public avant la date du dépôt de la demande de brevet, précise Pauline Debré.
Dans le domaine de l’IA les dépôts de brevet concernent surtout la vision par ordinateur, la reconnaissance de la parole, la robotique, les procédés de contrôle/commande ou encore l’analyse prédictive.
La spécificité européenne
La nette hausse du taux de dépôts de brevet constatée aux États-Unis et en Chine dans le domaine de l’IA « reflète a minima des dépenses colossales dans ces pays, » estime Chadi Hantouche, partner IA et Data dans le cabinet de conseil Wavestone. Ces dernières années, les deux premières puissances mondiales ont largement incité leurs entreprises à accélérer la recherche et développement dans ce secteur. Dès 2020, Washington augmentait de 30 % le budget alloué à l’intelligence artificielle, tandis que les autorités chinoises font pression pour augmenter la puissance de calcul du pays de 50 % d’ici à 2025.
Toutefois, cette tendance ne peut pas uniquement s’expliquer par les efforts de ces nations par rapport aux autres. La culture du brevetage est plus développée outre-Atlantique, analyse Chadi Hantouche. « Cela dépend des domaines, mais au moins 20 % à 30 % des brevets qui sont testés devant des juges sont finalement considérés comme nuls, » note, pour sa part, Pauline Debré.
L’experte pointe surtout une différence législative majeure entre l’Europe et les États-Unis ou la Chine. En Europe, « la conception de ce que l’on peut breveter est plus stricte dès lors que cela concerne un logiciel, » explique-t-elle. Ce type de brevets est assimilé à une méthode mathématique et non une invention, et tombe par conséquent dans les exclusions de la brevetabilité. Ils sont couverts par le droit d’auteur, poursuit Pauline Debré.
« L’intelligence artificielle, dans la mesure où elle s’appuie sur des modèles de calculs, est considérée par nature comme étant une méthode mathématique mise en œuvre par ordinateur qui, lorsqu’elle est revendiquée en tant que telle, ne peut être considérée comme une invention, » spécifie l’INPI dans ses lignes directrices.
Cette réglementation permet néanmoins de déposer des brevets dans le domaine de l’IA si « l’objet revendiqué est limité à une fin technique et s’il existe un lien suffisamment fort entre cette fin technique et la technologie de l’IA, » détaille l’avocate.
D’autres moyens d’évaluer l’avancée des pays dans l’IA
Avec l’émergence de l’IA générative, popularisée par le lancement de ChatGPT, ces outils suscitent un intérêt considérable dans l’industrie de la technologie. Outre les brevets, d’autres éléments permettent de jauger l’avancée des pays dans le secteur. Chadi Hantouche assure que le nombre « de start-up et de licornes » est un indicateur fiable. « En France, plus de 140 start-up se sont créées sur le sujet de l’IA générative, » relève-t-il. La plus célèbre d’entre elles, Mistral AI, vient d’ailleurs de lever 385 millions d’euros.
L’aspect géopolitique de l’intelligence artificielle ne doit cependant pas être négligé. En Chine, se constituer un arsenal de brevets peut s’avérer une stratégie particulièrement efficace pour contrer la campagne de restrictions menée par Washington, qui a récemment atteint son apogée avec l’interdiction de l’exportation des puces d’IA vers l’Empire du Milieu. En plus de garantir sa liberté d’exploitation sur un produit, un acteur peut également décider de breveter une innovation dans le but de bloquer la concurrence, « même s’il s’agit d’un domaine technologique sur lequel il ne veut pas avancer, » commente Pauline Debré.
Garder l’exclusivité sur une innovation devient d’autant plus bénéfique dans le contexte actuel, la Chine et les États-Unis étant engagés dans une guerre commerciale qui s’intensifie chaque année. L’intelligence artificielle, surtout générative, fait office de nouvelle ruée vers l’or pour la Silicon Valley, avec une hausse très nette des investissements. Selon une étude du cabinet McKinsey, la technologie pourrait apporter 4 400 milliards de dollars de valeur ajoutée à l’économie mondiale dans les décennies à venir.