Il y a un an, le 30 novembre 2022, ChatGPT était introduit auprès du grand public. Avec plus d’un million d’utilisateurs en cinq jours, 100 millions en deux mois, le chatbot d’OpenAI marque un tournant dans l’histoire de la tech, ainsi que le début d’une ruée vers l’or où les GAFAM misent gros pour s’emparer d’un marché qui s’annonce colossal. De son côté, l’Europe a fait de la souveraineté numérique un enjeu primordial afin de s’émanciper de la domination des géants américains. L’IA générative pourrait-elle donner à l’Europe, et plus particulièrement à la France, une opportunité unique de s’imposer, ou risquons-nous de passer de nouveau à côté de cette révolution numérique ?
La stratégie nationale, lancée dans le cadre de France 2030, dotée d’1,5 milliard d’euros, est en phase d’accélération. Le président Emmanuel Macron a multiplié les annonces, insistant sur l’importance d’un dispositif « IA-cluster », doté de 500 millions d’euros, pour consolider les pôles nationaux de formation et de recherche d’excellence. Les institutions publiques sont également mobilisées pour faire émerger champions et licornes de l’IA, en particulier dans la branche générative.
L’excellence française en IA
L’IA a besoin de données et de supercalculateurs, mais aussi de cerveaux. La France forme chaque année d’excellents chercheurs et mathématiciens que s’arrachent les Américains. Les exemples sont nombreux : Yann le Cun, Directeur de la recherche sur l’intelligence artificielle chez Meta ; Joëlle Barral chez Google, qui travaille sur toutes les applications de l’IA dans la santé ou encore Rémi Munoz, directeur de DeepMind (la filiale de Google dédiée à l’IA). Si la fuite des cerveaux n’est pas nouvelle, il est nécessaire de l’endiguer et d’offrir à ces talents l’écosystème nécessaire pour prospérer.
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« Le défi d’une IA française n’est pas le manque de talent, car une grande partie des experts sont français. Des centres d’excellence en IA sont en train d’être créés, même s’ils arrivent un peu tard. L’objectif est de renforcer les compétences en IA pour les start-up, pour les entreprises et dans le domaine de la formation. (…) Il est crucial d’aider tous les secteurs à comprendre et à utiliser l’IA au quotidien, » commente pour Siècle Digital Nabil Tayeb aux côtés de Vincent Terrasi, cofondateurs de Draft&Goals, une start-up franco-canadienne qui propose une solution clé en main pour le déploiement de modèles linguistiques privés (LLM).
La montée en compétences de la France dans l’IA est un des objectifs prioritaires de Numeum, le syndicat professionnel des entreprises du numérique. « Nous accompagnons ce bouleversement technologique qu’est l’IA générative et la transformation des métiers, qui passe également par la mise à niveau des formations, » explique Katya Lainé, Présidente de la Commission IA de Numeum et cofondatrice de TALKR.ai.
Avec Kyutai, Xavier Niel, Rodolphe Saadé et Eric Schmidt viennent de donner le coup d’envoi d’un laboratoire de recherche français en IA à but non lucratif. Les trois entrepreneurs ont investi 300 millions d’euros dans ce projet, avec pour premier objectif la création d’un grand modèle de langage bâti de A à Z. Caractéristique peu commune, ce labo doit servir l’open-science, ce qui signifie que les algorithmes seront mis à la disposition des entreprises et des particuliers gratuitement. De l’aveu de Xavier Niel lors de son annonce, Kyutai a également pour but d’endiguer la fuite des talents vers la Silicon Valley en leur offrant des conditions de travail uniques en Europe, de la puissance de calcul et la possibilité de publier leurs recherches, là où les GAFAM publient de moins en moins. Une initiative qui n’est pas sans rappeler les débuts d’OpenAI.
Les start-up françaises et le défi des financements
Si la formation est essentielle pour l’écosystème IA français, les financements et le soutien de l’État envers l’entrepreneuriat le sont tout autant. Bpifrance investit 1 milliard par an dans les projets d’intelligence artificielle en général, avec une enveloppe de 40 millions dédiée à l’amorçage de start-up d’IA générative.
Les start-up françaises montantes, à l’instar de Mistral IA, ont-elles une chance de s’imposer face à un géant comme Meta ? « En 6 mois, Mistral a réussi à sortir un modèle de langage à 7 milliards de paramètres, qui pourrait s’avérer plus performant que celui de Meta. Le signal est extrêmement positif, » constate Vincent Rapp, responsable sectoriel numérique de la stratégie IA chez Bpifrance. « PoolSide et PhotoRoom ont également les capacités techniques et financières pour venir titiller les géants. Ces entreprises sont le plus souvent montées par des Français partis d’OpenAI ou qui reviennent s’installer sur le territoire, parce que les financements publics en France sont élevés, et proportionnellement supérieurs à ceux des États-Unis. »
Difficile en revanche de concurrencer les financements privés américains. « La question des financements se pose, notamment en comparaison avec des géants comme OpenAI aux États-Unis et Cohere au Canada. La course aux ressources, en particulier pour l’acquisition de processeurs dédiés à l’entraînement des modèles, représente une part significative des investissements, » reprend Nabil Tayeb.
Supercalculateurs, processeurs, LLM : où vont les investissements ?
Les start-up françaises se positionnent à différents niveaux de la chaîne de valeurs de l’intelligence artificielle. « Un français vient d’arriver, Scaleway, qui cherche à déployer un supercalculateur destiné aux entreprises françaises pour qu’elles puissent entraîner leurs modèles d’IA générative, » reprend Vincent Rapp.
Du côté des modèles de fondation – les Large Langage Models -, Bpifrance a investi en fonds propres dans Mistral qui a récemment levé 105 millions d’euros, et dans PoolSide, la nouvelle pépite française cofondée par l’ancien directeur technique de GitHub qui s’est relocalisée en France. LightOn figure également parmi les acteurs historiques français ainsi que PhotoRoom, une start-up qui a créé son propre modèle sur la génération d’images. « Ces quatre entreprises veulent créer des modèles fondationnels en pré-training comme le font Meta ou OpenAI, de façon générique sur une base de données ».
Les start-up françaises ont cependant de meilleures chances de se démarquer dans ce que Vincent Rapp nomme les cas d’usage, c’est-à-dire l’IA générative appliquée à des secteurs spécifiques ou les intermédiaires qui vont implémenter, personnaliser et sécuriser des IA dans les entreprises. « Il nous faut des grosses machines comme Mistral capables de lever 100 millions d’euros, mais il ne faut pas oublier les cas d’usages, où une grosse partie du business de l’IA générative va s’implanter. À court terme, les start-up françaises vont pouvoir vite se démarquer. »
Chez Draft&Goals, qui déploie justement des IA privées dans de grandes entreprises comme TotalEnergies, en utilisant et entraînant leurs propres données pour tous les cas d’usage applicatifs, le son de cloche est le même : « l’écosystème français de l’IA, du hardware à la couche applicative, doit être présent dans chaque strate pour assurer une influence et une compétitivité globales. »
La question de la régulation et l’IA Act, un game changer ?
L’Europe est parvenue à s’imposer dans le paysage de la régulation avec l’AI Act, un projet de loi en faveur d’une IA responsable. Le sujet soulève cependant de nombreux débats car si les experts s’accordent sur une régulation nécessaire, certains expriment leurs craintes de voir l’innovation bridée et l’Europe accuser encore plus de retard.
« La proposition de loi sur la transparence, exigeant que les données d’entraînement soient publiques, pourrait effectivement impacter OpenAI qui refuse catégoriquement de divulguer son modèle d’entraînement pour des raisons de concurrence. Si une telle mesure était mise en œuvre, cela pourrait avoir des conséquences significatives, potentiellement l’interdiction d’OpenAI en Europe, » souligne Nabil Tayeb. Et avec elle la possibilité de voir émerger des acteurs français et européens aux modèles open source ?
Dans le cadre de son appel à projets Communs Numériques, l’État, via Bpifrance, a d’ailleurs fait de l’open source une clause d’éligibilité. « L’objectif est de financer des projets qui contiennent au moins un élément (code, base de données, API) qui doit être mis à disposition de la communauté. Par exemple, une entreprise qui construit son LLM va venir le donner en open source à la communauté. Une entreprise assise sur des données va également les mettre à disposition », détaille Vincent Rapp.
L’avenir de la régulation de l’IA en Europe semble lié à des considérations de souveraineté et de compétitivité, avec des implications pour le paysage des start-up et des acteurs du secteur. Dans ce domaine, la position de la France est de ne pas freiner l’innovation même s’il y a un besoin de réguler évident, au risque de voir se confirmer cette célèbre expression : « Les Américains innovent, les Chinois copient, les Européens régulent ».