L’empreinte carbone du numérique en France pourrait tripler d’ici 2050. Actuellement, elle atteint les 2,5%. Un chiffre qui peut sembler dérisoire comparé à l’impact de la voiture ou de l’industrie. Pourtant, derrière son air dématérialisé, la source de pollution que représente le numérique n’est pas à négliger, au contraire. D’un autre côté, le virtuel et la technologie permettront de décarboner d’autres secteurs. Alors, le numérique, solution, ou catastrophe pour la planète ?

Afin de répondre à cette question et d’apporter un peu de nuance, Siècle Digital s’est entretenu avec Leah Goldfarb, responsable de l’impact environnemental de Platform.sh, doctorante en chimie atmosphérique, et ancienne responsable de la coordination au GIEC. Sans oublier Anne Yvrande-Billon, Directrice économie, marchés et numérique de l’Arcep, ainsi que Ludovic Moulard, responsable impact chez Fifty Five.


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Le numérique « le secteur qui progresse le plus vite »

Souvent, dès lors qu’il est question de la pollution du numérique, les premiers éléments pointés du doigt sont les centres de donnée. Pourtant, il ne s’agit là que d’une petite partie de cette pollution. Avant, bien avant, il y a les terminaux. Il s’agit des téléviseurs, des tablettes, des ordinateurs ou encore des smartphones, autant d’objets indispensables aujourd’hui. Cela prouve que cette question est protéiforme et que de la sensibilisation est encore nécessaire.

Selon les données récoltées par l’Arcep, l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, et par l’ADEME, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, en 2022, 46 % des internautes sont sensibilisés aux problématiques écologiques du numérique. Une prise de conscience, mais qui a encore une bonne marge de progression. Le numérique, « ça ne semble pas être le secteur qui a le plus d’impact par rapport, par exemple, aux transports », explique Anne Yvrande-Billon. « Mais c’est quand même 2,5 % de l’empreinte carbone en France en 2020. Soit plus de 17 millions de tonnes équivalent CO2. Ce n’est pas négligeable et surtout, ce sont des impacts amenés à croître considérablement, parce que le numérique se développe », détaille la Directrice économie, marchés et numérique de l’Arcep.

Le numérique a donc un réel impact environnemental. Des niveaux d’émissions confirmés par une récente étude de l’Arcep et de l’ADEME, rendue en 3 volets. À titre de comparaison, la voiture, en 2019, a représenté 16 % des émissions de gaz à effet de serre en France. La même année, d’après le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, le trafic aérien représentait 6,8 % des émissions totales dans le pays. Devant de tel chiffre, l’impact du numérique semble faible, relatif. Pourtant, il pourrait tripler d’ici 2050 pour atteindre 7,5 %. « C’est le secteur qui progresse le plus vite en termes d’émissions, avec entre 6 et 9 % en plus chaque année », avance Ludovic Moulard.

Selon un rapport du Sénat français, les émissions de gaz à effet de serre du numérique pourraient augmenter de 60 % d’ici 2040. « Nous avons tellement pris l’habitude d’utiliser des nouvelles technologies que nous oublions que plus on avance dans le temps et plus ces technologies sont susceptibles d’avoir un impact négatif sur l’environnement », assène le responsable de l’impact pour la société Fifity Five.

Les terminaux, numéro 1 de la pollution du numérique

Toujours selon le Sénat, les terminaux concentrent 70 % de l’empreinte carbone du numérique dans l’Hexagone. Cette importance des appareils, de leur production à leur utilisation, en passant par leur durée de vie et le recyclage, est confirmée par les travaux de l’ADEME et de l’Arcep. Les deux agences ont été mandatées par le gouvernement en août 2020 pour établir un rapport sur l’empreinte environnementale du numérique. D’après les deux premiers volets de cette étude, publiés le 19 janvier 2022, les terminaux génèrent l’essentiel des impacts environnementaux du numérique, entre 65 et 92 %. Viennent ensuite les centres de données, entre 4 et 20 %, puis les réseaux, de 4 à 13 %.

Est-ce réellement étonnant de voir les terminaux largement devant les centres de données et les réseaux ? Pas tant que ça. Un smartphone, objet numérique du quotidien par excellence, en est le meilleur exemple. Ce genre d’appareil contient des terres et métaux rares, qu’il faut extraire. Une opération déjà coûteuse pour la planète. Les smartphones contiennent également des semi-conducteurs. Problème : en fabriquer demande énormément d’énergie et d’eau. Dans ses installations au sud de Taïwan, le plus grand fabricant de semi-conducteurs sous contrat au monde, TSMC, consomme 99 000 tonnes d’eau par jour.

Ensuite, les smartphones sont utilisés et donc, forcément, rechargés. Cela consomme également de l’énergie. Sans oublier leurs fins de vie. Ces appareils sont encore trop peu souvent recyclés et réparés. Ils sont régulièrement jetés, ou délaissés pour l’achat de téléphones neufs. En 2022, sur plus de 16 milliards de smartphones dans le monde, 5,3 milliards ont terminé à la poubelle. Selon les travaux de l’ADEME et de l’Arcep, avant même qu’un smartphone ne soit utilisé par un consommateur, il a déjà produit près de 80 % des émissions de gaz à effet de serre qu’il émettra dans sa vie.

Devant un tel constat, quelles sont les prévisions ? Le 6 mars 2023, l’ADEME et l’Arcep ont publié le troisième volet de leur étude. Cette ultime partie porte sur l’horizon 2050 et contient plusieurs scénarios possibles.

Les deux agences soulignent que le scénario dit « génération frugale » permettrait de diviser par deux l’empreinte carbone du numérique par rapport à 2020. Là où celui dit « pari réparateur », moins contraignant, conduirait à la quintupler. « Nous sommes sur une approche constructive, l’idée c’est de se dire : voilà ce qu’il se passe si on ne fait rien – une augmentation sensible de l’impact carbone, de la consommation énergétique, de la consommation de ressources rares – et puis des scénarios alternatifs », explique Anne Yvrande-Billon.

« Ce qu’il faudrait mesurer, c’est l’impact net »

De multiples travaux, dont cette étude, mettent déjà en avant des gestes à adopter au quotidien pour freiner la croissance de l’empreinte carbone du numérique. Parmi les premiers évoqués, il y a l’allongement de deux ans de la durée de vie des appareils, pour limiter leur nombre. Sans oublier l’amélioration des performances énergétiques des réseaux ou encore, plus étonnant, préférer les vidéoprojecteurs aux téléviseurs. « Il y a beaucoup de débats et de discussions sur les enjeux environnementaux. Nous voyons d’abord le numérique comme un secteur qui va faciliter la décarbonation d’autres secteurs. Il y a des exemples très parlants : avec le télétravail, nous allons limiter les impacts carbone de nos déplacements physiques », revendique Anne Yvrande Billon.

« Ce qu’il faudrait mesurer, c’est l’impact net, c’est-à-dire l’impact que le numérique a en lui-même et les économies d’impact environnemental qu’il a sur les autres secteurs », affirme-t-elle encore. Au-delà de ces conséquences positives sur d’autres secteurs, si le numérique pollue toujours, des initiatives, des politiques et des réflexes peuvent être rapidement adoptés pour limiter l’impact négatif. Des efforts qui concernent tout le monde, consommateurs, administrations et entreprises. Le nombre d’appareils dans les bureaux est chaque année plus important, augmentant la nécessité d’écogestes. Il y a aussi et surtout la formation des employés, leur sensibilisation. Un sujet central et pourtant mésestimé. Selon Leah Goldfarb, « la première étape, c’est d’éduquer. Nous devons avoir dans le programme national le changement climatique et la perte de biodiversité ».

Au rang des initiatives privées pour un numérique moins polluant, se trouve notamment celle de l’entreprise Denv-R. Cette dernière va bientôt installer un centre de données flottant sur les quais de la ville de Nantes. Alimenté par les énergies renouvelables, il se servirait du froid de l’eau du fleuve pour éviter la surchauffe de ses serveurs. Des innovations qui évitent d’avoir recours à de la climatisation, réduisent les coûts et la consommation d’énergie.

Sur les terminaux, des progrès sont également réalisés, peu à peu. La réparabilité devient un réflexe pour de plus en plus de consommateurs. Le marché du reconditionné a augmenté de 5 % en 2022 malgré la crise. Il y existe des appareils plus faciles à réparer, à l’instar des FairFone. À ce propos, Anne Yvrande Billon a expliqué à Siècle Digital que « ce que nous avons regardé, c’est notamment l’impact que pourraient avoir deux grands leviers : un levier qui serait de développer l’écoconception, comme à travers l’amélioration de la réparabilité. Combiné à un autre levier : les mesures de sobriété. […] Une des pistes que nous donnons, c’est d’utiliser systématiquement le wifi plutôt que son forfait 4G ».

Des initiatives gouvernementales et législatives existent également. En France, le 6 octobre 2022, le gouvernement a présenté son plan de sobriété énergétique, une feuille de route avec un volet entièrement dédié au numérique. Le 14 novembre 2022, le Haut Comité pour un numérique écoresponsable a été lancé par le gouvernement. « Ça serait évidemment utile que la réglementation soit renforcée », acquiesce le responsable impact de Fifty Five, avant de nuancer : « mais les entreprises, ce dont elles ont surtout besoin, c’est d’outils ».

Leah Goldfarb estime malgré tout que le numérique « a un rôle à jouer pour réduire les émissions totales. […] C’est même une conclusion du GIEC ».