Un public inhabituel se presse dans la grande salle de conférences, ce 27 septembre 2016. C’est la première fois que les fans investissent l’IAC, le Congrès Astronautique International, qui a lieu chaque année à l’automne. Certains ont fait 2500 kilomètres en voiture pour assister au discours d’Elon Musk « Rendre l’espèce humaine multiplanétaire », tandis que les capitaines de l’industrie et les spécialistes du spatial s’énervent ou s’amusent de voir les gradins pleins à craquer. Tout le monde attend le fondateur et patron de SpaceX au tournant. Deux semaines plus tôt, une fusée Falcon 9 a explosé lors d’un test de remplissage de son réservoir de carburant, envoyant le satellite qu’elle portait brûler dans les flammes. Pour la seconde fois en deux ans, l’entreprise est paralysée et ses fusées n’ont plus l’autorisation de décoller ! Certains adversaires se frottent les mains et fustigent déjà le manque de fiabilité. Mais le PDG entre en scène et parle… de Mars. En une heure, Elon Musk brosse un portrait (un peu idyllique) de la planète rouge, puis explique sa notion de la réutilisation des fusées, parle de recréer du carburant à la surface de Mars. Il introduit une fusée géante et un vaisseau, l’Interplanetary Transport Ship (ITS) et annonce, en haussant les épaules, que c’est là-dessus que travaillent ses équipes à SpaceX. Presque lyrique, il évoque les centaines de vols nécessaires pour coloniser Mars, la Lune, Europe, Encelade … À la sortie de la salle, les fans sont conquis et la majorité des observateurs sont unanimes : Elon Musk est bel et bien un illuminé, un milliardaire Icare qui ne rêve que de se brûler les ailes, et celles de SpaceX avec lui.

Le rêve d’une conquête martienne fait pourtant partie intégrante de l’aventure SpaceX. En 2001, avant de monter sa start-up, Mr Musk investit son temps avec la Mars Society, supporte un moment le projet d’envoyer des souris sur la planète rouge, puis avec sa propre fondation une petite serre fermée pour tester les possibilités de cultures… C’est pourtant un voyage en Russie avec quelques amis et partenaires, avec pour objet l’achat sur catalogue d’un ou plusieurs lancements orbitaux d’anciens missiles balistiques russes, qui scelle selon la légende la création de SpaceX. Mal reçu par les industriels sur place, pris à la légère et raillé, Elon Musk est loin d’être résigné. Lors du vol de retour vers les USA, il aurait montré à ceux qui l’accompagnaient ses propres calculs pour créer un lanceur compétitif. Une idée qui ne le quittera plus et qu’il étendra quelques mois plus tard, pour « révolutionner l’accès à l’espace » : Space Exploration Technologies (SpaceX) réunit ses premiers employés en mai 2002, dans un local en banlieue de Los Angeles. Et commence à embaucher, ou plutôt à débaucher ingénieurs, responsables et techniciens de l’industrie spatiale traditionnelle, de l’automobile, de l’aviation. Il faut bien comprendre le contexte d’alors. Non seulement la NASA voyait ses budgets et ses ambitions à la baisse, mais de nombreux pontes de la bulle internet se ruent vers le spatial. Jeff Bezos (Amazon) a discrètement fondé Blue Origin, Paul Allen (Microsoft) investit dans un concours pour envoyer le premier humain dans l’espace sur un véhicule développé sur fonds privés. Elon Musk vise Mars, mais sait que cette aventure ne passera que par un accès à l’espace drastiquement moins cher. Déjà entouré des futurs grands noms de SpaceX comme Tom Mueller (devenu responsable de la Propulsion), Hans Koenigsman (responsable de missions) et Gwynne Shotwell (directrice opérationnelle), Elon Musk constitue une équipe dans la plus pure tradition rapportée de la Silicon Valley : seuls les compétences et le caractère comptent, avec une volonté marquée de changer les pratiques.

La première révolution : le low cost

Une fusée telle que celle que propose SpaceX à partir de 2003, la Falcon 1, est totalement dépendante de son nouveau moteur. Or lorsque les équipes de la jeune startup vont prospecter chez les sous-traitants des grands noms de l’industrie américaine qui travaillent pour Boeing, Lockheed Martin, Aerojet, ils sont confrontés à des coûts et des durées de développement incompatibles avec leur état d’esprit. « Quand l’un d’entre eux prenait deux semaines ou un mois pour établir juste un devis, on savait que c’était mal engagé, » explique Tom Mueller. Chez SpaceX se dessinent les contours de ce qui deviendra une véritable paranoïa : ne pas acheter chez un sous-traitant ce qui peut être dessiné et amélioré sur place. Une méthode parfois contre-intuitive puisque certains produits sont issus de dizaines d’années d’optimisation… Qu’importe, les équipes se focalisent sur les processus qualité en cours dans l’aéronautique plutôt que sur ceux du spatial. Elon Musk pousse ses équipes, parfois à s’engager sur des technologies plus complexes, pour ne pas aller chercher la facilité. Au point qu’au fil des années la firme, toujours basée à Hawthorne en banlieue de Los Angeles, va acquérir un savoir-faire sur tous les éléments nécessaires à une fusée orbitale. « Les rouleaux d’aluminium y entrent, des fusées en sortent, » dira-t-on du site. Reste que placer une charge utile en orbite n’est pas un travail d’amateur. Le premier vol d’un lanceur Falcon 1 échoue en 2006, le second un an plus tard en 2007, et le troisième en 2008. Les équipes apprennent de leurs erreurs et améliorent le design de la fusée entre chaque campagne ratée, mais l’addition est salée et il ne reste plus finalement de fonds que pour un dernier décollage qui a lieu le 28 septembre 2008. Cette fois, le vol n’est plus financé par la NASA ou l’US Air Force : SpaceX est obligé de montrer ses capacités sur fonds propres, un véritable baroud d’honneur. Le lancement sera un succès déterminant. Trois mois plus tard, la NASA signe un contrat d’un montant d’1,6 milliard de dollars, confirme 287 millions de dollars supplémentaires pour la recherche, et sauve l’entreprise. La Falcon 1 est rapidement abandonnée, tout comme la Falcon 5, encore en développement… Même si certains contrats étaient déjà signés ! Qu’importe, SpaceX se concentre sur sa nouvelle fusée Falcon 9 bien plus puissante, et sur Dragon, qui deviendra la première capsule privée à faire un aller-retour vers l’ISS pour y amener plusieurs tonnes de ravitaillement et d’expériences scientifiques.

SpaceX

©SpaceX

SpaceX : de la communication à la provocation

Avant même que l’entreprise ne réussisse son premier décollage, Elon Musk occupe la scène médiatique et prévient ses futurs concurrents : il va tant baisser les coûts les années suivantes qu’ils feraient mieux de se préparer ou de mettre la clé sous la porte ! Et tous les moyens sont bons. Il attaque par exemple en justice dès 2005 la future alliance que les géants de l’industrie spatiale Boeing et Lockheed Martin sont en train de monter (débouté, il utilisera plusieurs fois cette carte via SpaceX pour tenter de bloquer ses adversaires sur le marché américain). Jamais avare d’un bon mot, l’offensive qu’il livre sur le front des lanceurs lui vaut, ainsi qu’à son entreprise, un grand nombre de moqueries et de haussements d’épaules… Qui vont durer longtemps. Ses concurrents russes, européens et américains ne voudront pas assumer que SpaceX se transforme en une redoutable machine commerciale et technologique. Lorsqu’il réussit son premier décollage en 2008, Musk a plus de 4 ans de retard sur ses premiers discours, et évoque ce qui paraît aux capitaines de l’industrie être de la poudre aux yeux : Falcon 5, Falcon 9, bientôt une Falcon Heavy prévue en 2013 … Des déclarations à l’emporte-pièce, tout comme ses ambitions de diviser par 10, voire par 100 les coûts d’accès à l’orbite.

SpaceX survit pourtant et devient rapidement le porte-étendard du secteur des NewSpace , les startups spatiales qui s’élancent sabre au clair sur les plates-bandes de l’industrie traditionnelle. Avec une communication qui casse les codes, façon Silicon Valley. Elon Musk se présente en t-shirt noir et en jeans lors de soirées huppées. Il répond aux questions des internautes sur Reddit, fait une apparition dans Iron Man 2. SpaceX se pare d’une image geek-cool, envoie une tomme de fromage en orbite en référence à un sketch des Monthy Python, accroche sa première capsule revenue sur Terre dans le hall d’entrée de l’usine à Hawthorne et met un point d’honneur à diffuser ses lancements avec images embarquées, commentaires et effets graphiques. L’entreprise dispose bientôt de plusieurs milliers d’employés au fur et à mesure que les cadences de vol s’accélèrent, qui ne comptent pas leurs heures et sont payés sous la moyenne… Malgré tout en 2016, 92% des techniciens, ingénieurs et managers estiment que leur travail est d’une grande importance, un record loin devant Apple, Facebook ou Google. La révolution SpaceX, c’est aussi celle des milliers d’étudiants qui postulent et qui s’intéressent à l’aventure technologique spatiale grâce aux ambitions planétaires de la marque, et aux exubérants objectifs d’Elon Musk.

La seconde révolution : la réutilisation

La Falcon 9 est une fusée dessinée pour réduire les coûts de l’accès à l’orbite, et optimisée ensuite dans ce sens. 9 moteurs identiques (produits et testés à la chaine) pour le premier étage et un dixième (adapté au fonctionnement dans le vide) pour propulser satellites et capsules sur leur orbite prévue. Et les discussions avec le patron lors du design sont allées très loin. « Combien coûte à produire, et combien pèse une Tesla Model S ?, » demande E. Musk au milieu de la conversation. Environ 30 000 dollars et 2,5 tonnes, lui répond Tom Mueller. « Alors pourquoi un moteur Merlin, qui pèse cinq fois moins lourd, me coûte presque un million de dollars ? Presque 30 fois plus ? » Les arguments fusent, mais à la fin de la journée, plusieurs solutions sont sur la table. La Falcon 9, bardée de capteurs, évolue à chaque vol, ce qui a le don d’irriter les organismes officiels et de mettre les équipes de lancement sur le grill : les premières années sont difficiles ! D’autant que pour révolutionner l’accès à l’espace, SpaceX s’est engagée sur une voie risquée et ambitieuse, celle du réutilisable.

Dès son premier vol, le premier étage de la fusée déploie des parachutes pour être récupéré, mais c’est un échec. Puis les équipes testent à partir de 2011 leurs technologies pour contrôler les moteurs lors de la descente et freiner puis atterrir précisément, sur leur site d’essais au Texas. Quelques mètres, puis un kilomètre d’altitude. La Falcon 9 se pare les années suivantes de différents attributs pour pouvoir gérer sa trajectoire et se rediriger vers la Terre afin de récupérer le premier étage. Un véritable défi : lors de la séparation avec le second étage, la fusée file déjà à plus de 7500 km/h et approche des 100 km d’altitude ! Non seulement sa structure est renforcée, mais SpaceX dote le premier étage d’ailerons-grilles de stabilisation, ainsi que de pieds pour qu’il atterrisse à la verticale. En 2014 arrivent les premiers succès : l’étage se pose, bien droit à l’endroit prévu… Dans les vagues de l’océan Atlantique. Puis après plusieurs tentatives infructueuses, un premier étage se pose à quelques kilomètres de son site de décollage à Cape Canaveral, le 22 décembre 2015. L’opération est parfaite, pour la technologie comme pour la communication : Elon Musk, comme un gamin, sort de la salle de contrôle pour courir voir son bébé atterrir intact, exulte en geek débridé. Quelques mois plus tard, l’entreprise réitère l’exploit sur une barge positionnée à 600 kilomètres des côtes.

Moins de trois ans ont passé et l’exploit technique est entré dans une routine sinon ennuyeuse, au moins régulière. Falcon 9 décolle environ deux fois par mois, en utilisant fréquemment un premier étage réutilisé (32 vols successifs à ce jour). Sur le plan technique, c’est une réussite franche et nette : tous les vols avec technologie « recyclée » ont validé leurs objectifs. Fidèle à sa réactivité, SpaceX a déjà mis en service une nouvelle génération de la Falcon 9, optimisée pour la réutilisation, jusqu’à 10 fois sans travaux majeurs, jusqu’à 100 fois avec des inspections et vérifications en profondeur. Le patron lui, a comme d’habitude mis la barre très haut : même si c’est inutile, il souhaite démontrer la capacité d’utiliser deux fois le même booster en 24h ! Les équipes dédiées ont d’ailleurs démarré des essais pour récupérer les coiffes de la fusée grâce à un navire équipé d’un gigantesque filet, et planchent sur des premiers designs pour tenter un jour de ramener intact depuis l’orbite le second étage de Falcon 9. Des travaux inédits, des réussites technologiques uniques, SpaceX a révolutionné le marché avec ses démonstrations de réutilisation. Dans le monde entier, des projets similaires apparaissent… Sans même que l’on sache si le recyclage du premier étage est une opération rentable. Car SpaceX est une entreprise privée non cotée qui garde jalousement ses comptes secrets. Le développement de ces technologies réutilisables leur avait déjà coûté au moins un milliard de dollars début 2017, chiffre qui a sans doute bondi depuis. La rentabilité de l’entreprise est d’ailleurs au cœur de l’argumentaire des concurrents de SpaceX, qui ne manquent pas de rappeler que la firme californienne facture au gouvernement américain ses décollages deux fois plus chers que les prix qu’elle pratique sur la scène commerciale internationale. Subvention déguisée ? Appels d’offres avec un petit marché intérieur ? SpaceX affirme de son côté gagner suffisamment d’argent avec une Falcon 9 réutilisée pour proposer des lancements à seulement 50 millions de dollars, soit deux fois moins que ses adversaires en 2018. Une petite révolution en soi… Et si le pari se révèle effectivement gagnant sur le long terme, un changement de philosophie sur la façon dont fonctionnent les lancements de satellites : avec une flotte de pièces détachées réutilisées, SpaceX pourrait d’ici quelques mois ou années devenir bien plus réactive que ses adversaires qui continuent à faire de la fusée sur mesure.

La prochaine révolution de SpaceX : le gigantisme ?

Certains ont cru que la conférence de Guadalajara en 2016 et sa colonisation martienne n’était qu’un exercice de style. Un an plus tard, Elon Musk présentait pourtant une évolution du même schéma, cette fois en Australie. Une Big Falcon Rocket (BFR) plus petite que le vaisseau précédent mais toujours aux proportions gargantuesques occupait cette fois les pages de la présentation. On aurait toutefois tort de penser qu’il ne s’agit que de projections farfelues et futuristes. Déterminé, Elon Musk a déjà réorienté les ressources de son armada d’ingénieurs : la Falcon 9 n’évoluera plus que par touches minimes, et la Falcon Heavy, véritable monstre de puissance qui a décollé pour la première fois en 2018, ne lui suffit plus. SpaceX a racheté de larges entrepôts décrépis sur le port de Los Angeles et va construire sur place les premiers éléments de sa BFR, dont le nouveau moteur Raptor est en test depuis déjà plusieurs années.

SpaceX comparatif des fusées

Comparatif des fusées de SpaceX avec celles des autres agences spatiales.

Totalement réutilisable, plus puissante que tout autre monstre équipé de moteurs fusée, la BFR devrait être déclinée en versions habitées, cargo et vaisseau-citerne, pour de possibles voyages au long cours, des missions lunaires et martiennes pour y transporter des centaines de passagers, le tout pour un coût ridicule grâce à une durabilité et une fiabilité défiant les statistiques aéronautiques. Difficile à croire ? Oui. Il est plus facile de douter d’un tel changement de paradigme, (presque, de société) que de s’emballer pour une démesure assumée… Et pourtant. La démesure ne fait-elle pas fondamentalement partie de l’ADN de SpaceX ? Le prochain défi impossible restera-t-il impossible ? D’un haussement d’épaules d’Elon Musk ou d’une explication de Tom Mueller, les obstacles paraissent parfois mineurs. SpaceX n’a encore envoyé aucun astronaute en orbite, même dans son partenariat avec la NASA ? Qu’importe, la firme promet une prouesse pour début 2019, au nez et à la barbe du concurrent Boeing qui a demandé plus d’argent et rencontre plus de difficultés. Il faudra financer la BFR et son développement qui vont coûter des milliards ? Qu’importe, l’entreprise californienne veut lancer son propre service de connectivité par satellite pour générer des revenus. D’autant que la BFR, dans une forme simplifiée, pourrait servir selon l’emblématique patron, pour connecter les grandes villes dans un futur proche.

Si le gigantisme ne vous effraie pas, que la fragilité réelle d’une entreprise qui tente sous l’impulsion de son fantasque créateur geek d’imposer son rythme et une mainmise tentaculaire sur l’exploration spatiale vous ont convaincu, vous êtes sans doute parés pour la prochaine révolution SpaceX. Dans le cas contraire, vous avez peut-être raison, les paris sont risqués. Mais attention, ceux qui n’étaient en 2002 que « Cinq employés et un groupe de mariachis » ont déjà changé la face de leur industrie, fait naitre des vocations et changé les façons de penser du domaine spatial. Que ce rêve soit complètement fou ou réaliste leur importe peu, seul compte l’objectif final. « J’aimerais bien mourir sur Mars » disait, songeur, Elon Musk en 2013 « mais pas lors de l’atterrissage. »