Devant l’ambition de l’EU Chips Act et la concurrence de l’Asie et des États-Unis, l’Europe doit jouer sa partition. Elle dispose de quelques atouts pour répondre à l’explosion de la demande attendue dans les prochaines années et parvenir à détenir 20 % de parts du marché mondial des semi-conducteurs en 2030. Outre des entreprises bien implantées, les débouchés sont nombreux, dans l’automobile, l’industrie automatisée, l’aérospatial, l’internet des objets… L’Union européenne peut aussi compter sur des Instituts de recherches en relation étroite avec les acteurs privés, comme le CEA-Leti en France.
Cet article est le 4e volet et dernier volet d’un dossier en quatre parties consacrées aux semi-conducteurs.
La loi de Moore a-t-elle toujours sa place sur le Vieux Continent ?
Intel y croit. L’Europe peut être une terre où la loi de Moore va vivre. En mars 2022, l’entreprise a annoncé un plan d’investissement sur le Vieux Continent qui pourrait aller jusqu’à 80 milliards d’euros, avec une première tranche à 33 milliards d’euros. Si ce plan attend encore d’être définitivement validé, une fonderie de semi-conducteurs devrait s’installer en Allemagne. Marie Pinon, directrice des ventes EMEA pour le secteur public, la défense et l’aérospatial d’Intel, revendique auprès de Siècle Digital, la volonté « de pouvoir amener l’état de l’art lorsque l’on s’implante sur un nouveau territoire ». Cela rimerait avec l’arrivée des nœuds de production les plus avancés, sous les 14 nm. Selon des rumeurs persistantes, la Taïwan Semiconductor Manufacturing Corp (TSMC) serait également en négociations avec Berlin pour faire venir une usine à Dresde. Il est toutefois trop tôt pour dire si cette potentielle installation sera destinée aux puces avancées.
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Car c’est bien l’un des angles morts du Vieux Continent. L’Europe a accumulé un retard important et difficile à rattraper sur le front du « more Moore ». Pour Pascal Viaud, co-fondateur et directeur général d’Ubik, basé à Taïwan où il met en relation des entreprises françaises et locales, « la grande difficulté en Europe, c’est que nous ne disposons pas forcément de fab dites ouvertes, de proximité, pour aller produire ». L’installation d’Intel et, peut-être, de TSMC pourrait y remédier, mais cela ne suffira pas forcément. Les clients de ce type de semi-conducteurs sont avant tout les grandes entreprises du numérique, les Apple, Microsoft, Nvidia… Le problème, c’est qu’il n’en existe pas d’équivalente en Europe. Optimiste, Stéphane Martinez, président de l’ACSIEL Alliance Électronique, syndicat professionnel représentant des acteurs de l’ensemble de la chaîne de valeur en France, s’interroge : avec l’augmentation de la demande, « pourquoi ne pas avoir une ou deux nouvelles usines en Europe ? Cela permettra d’avoir un nouvel acteur sur nos sols ». Il soulève que l’industrie est de toute façon mondialisée et que les produits sont déjà et depuis longtemps envoyés partout et de partout. Même si c’est souvent d’Asie.
C’est en tout cas une idée qui plaît à Intel, en quête d’une diversification de ses sources d’approvisionnement, de sortir de la concentration de la fabrication en Asie. L’entreprise souhaite parvenir à un « 50-50 », 50 % de la production aux États-Unis et en Europe et 50 % en Asie, qui contrôle actuellement environ 80 % de la production.
Aux yeux de l’entreprise américaine, le Vieux Continent n’est pas dénué d’intérêts. Le plus évident est ASML. Cette entreprise, la plus valorisée d’Europe dans le domaine technologique, nichée dans la banlieue d’Eindhoven, aux Pays-Bas, détient le monopole des processus de fabrication les plus avancés.

Chambre blanche d’ASML pour EUV, l’outil de fabrication de semi-conducteurs le plus perfectionné. Photographie : ASML
Surtout, si les débouchés pour les puces les plus performantes manquent, ils en existent ailleurs. Les grands donneurs d’ordres, les clients finaux sont bel et bien là et le secteur européen des semi-conducteurs est adapté à cette demande. « L’Europe, par effet de concurrence et de segmentation de marché, s’est focalisée sur des segments différents, essentiellement ce que l’on va appeler industriel au sens large » décrypte Pascal Viaud. Stéphane Martinez, également directeur général du site de Tours de STMicroelectronics, plus grande entreprise de semi-conducteur d’Europe, détaille, « cela tourne autour des technologies qui adressent beaucoup l’automobile et l’industrie au sens large (ferroviaire, aéronautique, des produits électroniques de la maison, l’électroménager, climatiseur et aussi les énergies renouvelables) ». Des secteurs qui ne nécessitent pas forcément de fortes puissances de calcul, mais qui répondent à d’autres contraintes, par exemple les économies d’énergie. Cela correspond à un réel savoir-faire. L’Europe est présente sur « more than Moore » : non pas forcément la miniaturisation perpétuelle des puces, mais la diversité de leurs usages. Thibaut Darcos, directeur des ventes pour l’entreprise américaine onsemi, notamment positionnée sur les semi-conducteurs de puissance, abonde, « le marché européen, vu l’innovation présente via l’automobile, le marché industriel, permet à une entreprise comme onsemi de trouver des partenaires clef, innovant, avec, forcément, des besoins très forts ».
CEA-Leti et consorts, l’Europe a les moyens d’innover
L’innovation est aussi un trait attractif de l’Union européenne, comme l’explique Marie Pinon, « il y a de grands organismes de recherche, je peux citer le CEA-Leti… ». Ce n’est pas Sébastien Dauvé qui va démentir, lui qui est depuis presque 2 ans directeur de l’Institut du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables (CEA) consacrées à la micro et la nanoélectronique. Le Laboratoire d’électronique des technologies de l’information (CEA-Leti) a été créé en 1967. Dès le départ l’idée derrière le Leti a été de créer des passerelles entre la recherche et l’innovation, « c’est un peu notre ADN que d’avoir une relation étroite avec l’industrie » a expliqué à Siècle Digital le directeur, dans son bureau avec vue sur les montagnes grenobloises. L’Institut de recherche travaille avec le secteur privé, « nous avons 200 à 300 partenaires industriels tous les ans », sur des projets de recherches et développement pour de futurs produits. « Nous pouvons travailler avec nos partenaires pendant 1 an ou les accompagner dans la durée : 10, 20 ans. Il y a des partenaires que nous accompagnons sous la forme de laboratoire commun, au long cours, » énumère Sébastien Dauvé.
Le Leti partage avec deux autres centres de recherches du CEA un campus, à quelques minutes de la gare de Grenoble, flouté sur Google Earth. Chaque jour s’y croisent 5 000 personnes, dont 2 000. À l’heure de la cantine, il n’est pas impossible d’être survolé par une navette hermétiquement close, circulant sur un rail bétonné. Elle sert aux chercheurs, techniciens, ingénieurs, pour naviguer d’une salle blanche à l’autre. Ce sont dans ces lieux, où l’air est extrêmement pur, que les semi-conducteurs sont fabriqués ou des expériences menées. L’Institut s’échine à se maintenir à « l’état de l’art » dans le domaine, pour offrir à ses partenaires ce qu’il peut y avoir de mieux dans le domaine de la microélectronique. Grâce à France 2030 et d’autres sources de financement, Sébastien Dauvé précise que dans les trois prochaines années, le Leti va acquérir plus d’une cinquantaine de nouveaux équipements, « le Leti de 2025 sera un Leti nouveau, qui aura augmenté d’à peu près 20-25 % sa capacité ». « Nous sommes l’un des rares centres de recherche dans le monde capable d’offrir ce large spectre d’expertises et ces moyens hors du commun » déclare non sans fierté le directeur de l’Institut. Avec le CEA-Leti, l’Europe peut aussi compter sur l’Institut de microélectronique et composants (IMEC), en Belgique, plutôt porté sur les puces avancées, et le réseau Fraunhofer en Allemagne, au champ de compétence plus vaste. Ce sont des capacités de recherche appliquée rares, 5 ou 6 au total dans le monde, et enviées outre-Atlantique. « Ce n’est pas moi qui le dis : les Américains ont réalisé beaucoup de Benchmarks dans le cadre de l’US Chips Act et nous avons souvent été cités comme un centre de référence sur cette capacité à accompagner les industriels » pointe Sébastien Dauvé. Dans l’une des réponses de la Semiconductor Industry Association (SIA) à une demande d’information du Département du Commerce américain, la plus puissante organisation d’entreprises outre-Atlantique, signale « les organismes de recherche non universitaires d’Europe et d’Asie sont plus importants et mieux dotés en ressources que les organismes basés aux États-Unis ».
Dès sa naissance, le Leti n’a pas eu pour seule ambition de collaborer avec l’industrie, mais aussi de contribuer à son éclosion. C’est un autre point sur lequel insiste Sébastien Dauvé, « nous en sommes à la 76e start-up créée. Nous en créons à peu près 3 par an ». Quelques acteurs ayant acquis une portée internationale en font partie, comme l’entreprise franco-italienne STMicroelectronics. Soitec en est un autre symbole. L’entreprise produit des wafer, la base de silicium sur laquelle sont gravés les semi-conducteurs. L’une de ses porte-parole affirme « aujourd’hui, nous pouvons dire que nous sommes dans 100 % des smartphones 4G et 5G ». Sa technologie, « Smart Cut » est directement issue du CEA-Leti. La société tient à faire savoir un point qu’elle considère comme essentiel, « nous produisons les trois quarts de notre production en France et nous en exportons 95 %, c’est pour cela que nous nous qualifions d’acteur international aux racines françaises ».

Soitec produit les substrats, sur lesquelles sont gravées les puces. Photographie : Soitec
C’est une autre des caractéristiques essentielles du Leti, être au service de la souveraineté française et européenne dans le domaine de la microélectronique. Cela ne l’empêche cependant pas d’être ouvert à l’extérieur. Intel ne se cache pas de l’existence d’un projet, dans le packaging, avec l’Institut. « Nous travaillons avec pratiquement tous les GAFAM, et avec des partenaires comme Intel ou Applied Materials… » rapporte Sébastien Dauvé. Cela permet à l’organisme de recherche de collaborer avec les entreprises disposant des technologies les plus avancées au monde, pour des projets ambitieux. C’est aussi un moyen d’amener ces grands groupes à se familiariser, le cas échéant, avec l’écosystème français, et le nerf de la guerre, récolter des revenus. « Cela reste une activité minoritaire, de 20 à 25 %, mais que nous devons préserver ».
Intel a créé un poste de directeur de recherche en Europe, pour profiter de ces instituts européens, mais aussi de ses universités et autres capacités de recherche et apporter son propre savoir-faire. L’entreprise américaine espère au passage s’ouvrir des débouchés en convainquant les grands donneurs d’ordres du continent de se laisser séduire par des puces plus avancées que celles actuellement utilisées. La conception d’une puce prend des années, deux ans, parfois le double. Une période plus que suffisante pour « faire comprendre au client l’intérêt de passer aux nouvelles générations », parie Mikael Moreau, responsable des relations publiques d’Intel en Europe de l’Ouest.
L’avenir européen du semi-conducteur est incertain, mais prometteur
Dans le domaine de la conception justement, les acteurs européens peuvent paraître à la traîne. Il n’existe pas de grandes entreprises spécialisées à l’image des Broadcom, Qualcomm ou Nvidia. Pourtant, l’avenir du continent peut se jouer à ce niveau, surtout si Intel et TSMC installent des activités de fonderies. Pascal Viaud, en tant qu’ambassadeur en Asie pour « Invest in Grenoble Alpes » connaît bien l’écosystème start-up en microélectroniques. Il pointe justement que « derrière les locomotives, il y a aussi l’émergence d’acteurs plus petits, qui vont occuper des niches ». Tout un foisonnement de petites entreprises innovantes et variées portées sur la conception des puces de demain ou d’aujourd’hui, sur le modèle fabless. L’Europe a les arguments pour créer des filières, l’écosystème, pour permettre aux jeunes pousses pariant sur l’avenir, d’éclore.
La « jeune-vieille start-up » Menta, dixit son PDG Vincent Markus, en est une illustration. Basée à Sophia-Antipolis, issue du Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier, est, entre autres soutenue par la Banque européenne d’investissement et collabore dans divers projets avec une autre émanation du CEA, le CEA-List. Sa spécialité est l’eFPGA (embedded Field Programmable Gate Array), une technologie qui permet de reprogrammer n’importe quelle puce qui en est dotée, après la production. En exemple d’application, Vincent Markus mentionne l’intelligence artificielle, « nous nous apercevons que le développement des algorithmes d’IA va très vite, il change tous les six mois, or le cycle de production d’une puce reste de 2 à 3, voire 4 ans ». Conséquence, une puce dédiée à l’IA présente le risque d’être « mort-née, parce qu’elle ne pourrait plus exploiter l’algorithme qui a évolué le temps de production de la puce ». Pouvoir la reprogrammer apporterait une solution. Elle permettrait de faire des économies, tant financières qu’énergétiques. Pour Vincent Markus, il n’y a pas de doute, face à l’ampleur des ambitions de l’EU Chips Act, et l’explosion de la demande, « c’est par la conception que nous arriverons à répondre aux attentes du marché ».
Et c’est vrai que le temps presse. Stéphane Martinez, de l’ACSIEL Alliance Électronique, s’en inquiète, « doubler les capacités en environ 8 ans, alors que nous avons mis 50 ans pour en arriver là où nous en sommes, cela paraît assez incroyable ». D’autant, qu’à l’image de la conception, la construction de capacité de production ne se fait pas en un jour. Celui qui dirige justement une usine de semi-conducteur le rappelle, « il faut compter entre un an et dix-huit mois pour obtenir les machines, à condition de déjà disposer des salles blanches ». Dans le cas contraire, « il faut ajouter un an, un an et demi ».
L’Union européenne a donc du pain sur la planche pour revitaliser un écosystème semi-conducteur viable. Si elle ne part pas de zéro, elle aura besoin de bras et de cerveaux, en masse, ce qui laisse entrevoir de nouvelles difficultés.