D’après une enquête du New York Times, publiée fin novembre 2022, même si l’ébullition autour de l’eSport augmente, les profits ne décollent pas – ou pas assez rapidement aux yeux des investisseurs. Ce secteur connaît une forte croissance et attire un jeune public, mais les éditeurs de jeu peinent à rendre ce domaine rentable. De fait, ce qui s’applique aux sports traditionnels ne semble pas coller au sport électronique de compétition. Faut-il, pour générer du profit, rechercher d’autres sources de revenus ?

La concurrence est rude face aux sports traditionnels

La plupart des investisseurs n’ont toujours pas réalisé de bénéfices ou vu un retour sur leurs investissements dans les compétitions de jeux vidéo. Les éditeurs de jeu, comme Riot ou Activision Blizzard, contrôlent les grandes ligues compétitives en Amérique du Nord, qui ne sont pas encore rentables – ou commencent tout juste à atteindre le seuil de rentabilité. Des dispositifs qui rapportent de l’argent dans les sports traditionnels, ne semblent pas s’appliquer au domaine de l’eSport. De l’autre côté de l’Atlantique, en France, d’après le Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques (PIPAME), les chiffres sur les investissements sont plutôt encourageants : 29 millions d’euros en 2019 contre 5 millions d’euros en 2017.

La plupart des événements de sports électroniques fédèrent effectivement des milliers de personnes, comme dernièrement avec le championnat du monde League of Legends au Chase Center de San Francisco, qui a attiré plus de 18 000 personnes. Une belle performance certes, mais les billets restent moins chers et donc moins rentables qu’une place pour un sport traditionnel. De plus, beaucoup moins d’américains regardent de l’eSport. Aux États-Unis, des sports comme le basketball ou le football américain connaissent un tel engouement – 12,4 millions de téléspectateurs ont regardé les finales de NBA en 2022 et 17 millions de personnes ont suivi les matchs de saison régulière de la NFL en 2021 – qu’il est encore difficile pour les jeux vidéo de compétition de tenir la comparaison.

À l’échelle européenne, lors du championnat européen du jeu League of Legends, qui a eu lieu en mai 2022, plus de 296 000 personnes en France ont regardé l’événement en direct sur Twitch. Certes, c’est un résultat encourageant pour l’eSport, mais il reste loin derrière des sports traditionnels. Si on prend l’exemple, très récemment, de la coupe du monde de Football 2022, pour un seul match, la rencontre, pourtant peu attrayante, opposant la France à la Tunisie a fédéré 8,8 millions de téléspectateurs.

Selon Joe Christinat, porte-parole d’Activision, « malgré le recalibrage provoqué par la pandémie, nous avons eu des arènes pleines et un nombre record de téléspectateurs ». En effet, les compétitions professionnelles d’eSport ont battu des records absolus. Il a ajouté qu’il y a « un enthousiasme écrasant » pour les nouveaux jeux Overwatch et Call of Duty et que « nos adeptes veulent ces ligues et nous restons engagés envers elles ».

Déception chez les investisseurs nord-américains

La rentabilité de l’eSport, passe aussi par les accords de diffusion avec les chaînes de télévision : ils sont quasiment absents dans le secteur des sports électroniques aux États-Unis comme en France. Des ligues comme la NBA ou la NFL gagnent des milliards chaque année grâce à ce marché. En France les droits TV, d’après le média Le Point, pour la ligue 1, s’élèvent à plus de 1,1 milliard annuel pour la période allant de 2020 à 2024. Tandis que les jeux vidéo de compétition sont généralement diffusés gratuitement sur des plateformes telles que YouTube ou Twitch. En 2020, alors que le service de streaming de vidéo en direct a battu un record d’audience avec plus de 1,1 milliard d’heures de visionnage au mois de mars, le ralentissement du marché publicitaire numérique a considérablement ralenti dans l’eSport.

Certes, les investisseurs n’attendent pas de l’eSport naissant qu’il dépasse les sports traditionnels rapidement, mais ils ont tout de même été déçus des premiers retours. Ben Spoon, directeur général d’une organisation de sports électronique appelée Misfits Gaming a déclaré au New York Times « ils nous ont certainement dit que la croissance de ces ligues serait fulgurante, et nous avons tous bu le Kool-Aid [une boisson populaire américaine. ndlr.][…] Ce qui s’est passé, c’est que la croissance ne s’est pas matérialisée aussi vite que nous l’espérions ».

Un autre challenge concerne le lieu où s’organisent les compétitions. Concrètement, la plupart des épreuves de League of Legends en Amérique du Nord se déroulent dans l’arène de Riot à Los Angeles ce qui s’avère être un frein à la rentabilité du secteur. Ne pas organiser les événements à travers le pays ne fédère pas de « fan base » et prive les équipes de gagner de l’argent en organisant des matchs. À l’instar des sports traditionnels, dont les compétitions ont lieu à travers tout le territoire, le secteur de l’eSport a commencé à réaliser des rencontres similaires, mais la pandémie de Covid-19 a mis un coup d’arrêt à ce développement. Originalité française, l’intérêt pour les équipes d’eSport et pour les joueurs a pris de l’ampleur grâce à des plateformes comme Twitch ou YouTube. Des streamers populaires ont leur propre équipe, comme la Karmine Corp autour de Kameto, Vitality autour de Gotaga ou plus récemment Mandatory de ZeratoR, le créateur du Z event, ou Aegis autour de Mister MV, Shaunz et DFG. Cela permet de fédérer des communautés préexistantes autour d’équipes esportives.

« Rome ne s’est pas construite en un jour »

Les éditeurs de jeux demandent en tout cas de la patience aux investisseurs. Ils considèrent que « Rome ne s’est pas construite en un jour ». L’exemple de l’Asie tend à le démontrer, les sports électroniques y sont très populaires, récemment une immense arène dédiée a été construite à Shanghaï. La Corée du Sud est considérée comme « une terre sacrée de l’eSport », d’après un mini-documentaire disponible sur Arte, tout est organisé autour des sports électroniques et son marché est estimé en 2022 à 1,41 milliard d’euros. Néanmoins, ils restent encore naissants en Amérique du Nord et ne peuvent pas fédérer comme le font les pays asiatiques. Les dirigeants de jeux estiment que ce secteur doit être considéré comme une start-up à forte croissance et non comme une entreprise pleinement mature.

Cette année, selon la société de données Stream Hatchet, les téléspectateurs américains ont regardé environ 217 millions d’heures de contenu d’eSport contre 147 millions en 2018. Naz Aletaha, responsable mondiale des sports électroniques League of Legends chez Riot a indiqué que « nous disons souvent que nous sommes encore à l’époque du casque en cuir de la NFL ». Des chiffres qui sont plutôt prometteurs. Même constat du côté de l’hexagone, d’après des données publiées par Médiamétrie, en collaboration avec France eSport 2022, le secteur de l’eSport compte environ 11 millions de fans. Ce résultat regroupe trois catégories : 6 millions de français qui regardent les compétitions de sports électroniques sans les pratiquer, 3,5 millions qui regardent et jouent puis 1,3 million qui ne font que pratiquer les jeux vidéo de compétition. De plus, les clubs de sport français s’intéressent de plus en plus à ce secteur : handball, football ou encore rugby, tous ont créé leurs équipes de jeux vidéo. Par exemple, en 2017, l’Olympique lyonnais s’est associé à LDLC, une entreprise d’informatique disposant de son équipe d’eSport depuis 2010. Pour John Needham, président de l’eSport de Riot, certains investisseurs sont « très frustrés » de ne pas avoir de rentabilité rapidement mais qu’une partie reconnaît que les jeux vidéo de compétition vont finir par devenir une industrie dominante et rentable.

D’après Newzoo, ce domaine va atteindre un record de revenus d’ici la fin de l’année 2022. Même si un tiers des revenus générés par l’eSport provient de Chine, l’Amérique du Nord n’est pas en reste. La part la plus importante des revenus semble provenir des sponsorings, avec un montant de 837 millions de dollars. Les entreprises cherchent d’autres sources de rentrées d’argent, c’est le cas de Riot qui mise sur les microtransactions.

Miser sur d’autres sources de revenus

Selon les sources du New York Times, lors de l’organisation de l’événement de championnat 2022 pour Valorant, un autre jeu propice au sport électronique, Riot a touché environ 40 millions de dollars rien qu’avec les microtransactions. Face à ces bons résultats, John Needham a indiqué que « c’est là que nous allons perturber la formule des revenus de diffusion, car cela évolue ».

Actuellement, l’effort coûteux de présenter des équipes compétitives est considéré comme un « catalyseur » pour les actions qui génèrent des revenus réels à travers l’organisation d’eSport. Felix LaHaye, directeur général de United Esports, une agence de marketing de jeux, a comparé l’eSport à un constructeur automobile, en faisant le parallèle entre le jeu compétitif pour l’un et l’équipe de course de Formule Un pour l’autre. C’est-à-dire être « une entreprise coûteuse qui attire les yeux et le prestige ». Il a indiqué que « cela crée de la valeur ailleurs dans leur écosystème […] Cela vaut la peine d’avoir un leader à perte en termes de produit qui crée la marque, puis vous finissez par vendre des produits normaux aux gens ».

L’exemple de Team Liquid, une organisation néerlandaise de sport électronique, est révélateur de ce phénomène. Cette équipe a gagné énormément d’argent et détient aujourd’hui neuf sources de revenus différents, notamment la possession d’un site web d’encyclopédie d’eSport selon Mark Vela, directeur général d’Axiomatic Gaming (AG), le groupe propriétaire de Team Liquid. Pour le directeur d’AG « c’est une évolution naturelle […] tout le monde doit prendre du recul et voir ce qui fonctionne vraiment pour nous ici ». Certes, l’organisation néerlandaise a généré plus de 38 millions de dollars de revenus l’année dernière mais elle n’est pas encore rentable.

Du côté français, la team Vitality, un des clubs les importants en France, a un budget de 12 millions d’euros d’après un article publié par Le Monde. Son palmarès est impressionnant : plus grand club français d’eSport, l’un des trois plus puissants d’Europe et il avoisine le top 10 mondial régulièrement. Il compte parmi ses sponsors des entreprises renommées telles que JBL, ou hummel. Les différentes levées de fonds qui ont eu lieu durant ces dernières années, ont permis à l’entreprise de se structurer, employant aujourd’hui une centaine de salariés. Vitality voit grand pour son avenir après l’ouverture d’un magasin à Paris. Comme l’a démontré l’exemple de la Team Liquid, il est nécessaire de trouver d’autres sources de revenus afin de devenir rentable.

Ainsi, pour les éditeurs de jeux, il faut voir les choses à long terme et non à court terme comme peuvent le penser certains investisseurs. Il est aussi nécessaire d’élargir son champ d’action et chercher d’autres sources de revenus pour un jour espérer devenir rentables.