Dans quelques semaines, l’Union Européenne devrait présenter officiellement son “pack” de lois, comme elle l’appelle, afin de réguler le marché unique des services numériques. On entend de plus en plus parler, à l’ère de la crise liée au COVID-19, de la stratégie numérique de l’Europe : la régulation de l’intelligence artificielle en préparation, la monnaie numérique de banque centrale en consultation… Les plateformes numériques et l’économie n’y échappent pas.
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Au contraire, ils ont été d’une importance majeure depuis le début de la pandémie. Le taux d’utilisation des réseaux sociaux pour s’informer à atteint des sommets. L’utilisation quotidienne des outils numériques a elle-même augmenté, par la mise en place de solution “à distance” et “en ligne” pour nos activités habituelles devenues irréalisables pour raisons sanitaires. Si nos façons de communiquer, d’acheter ou de nous informer avaient déjà vécu d’immenses transformations au cours des années 2000, l’ère du coronavirus a définitivement sonné le glas de la disruption digitale.
Pour les entreprises, l’une des conséquences de la crise, en plus du chômage record et des fermetures de masse, a été une augmentation spectaculaire de l’utilisation des technologies numériques. Protégeant la santé des clients et des employés en offrant des interactions virtuelles, cela comprend des applications telles que les services d’épicerie, de livraison de nourriture, de commerce électronique, ou encore de vidéoconférence. Aujourd’hui, 1 million d’entreprises de l’UE proposent déjà des biens et des services via des plateformes en ligne. Également, plus de 50% des PME qui vendent via des places de marché vendent en grande partie au sein de l’UE.
De plus, les recherches portant sur des termes tels que “sans contact” se sont multipliées par 7 entre novembre et avril 2020. Il en va de même pour les actions des entreprises, de plus en plus digitalisées, se sont alignées sur les nouveaux problèmes de santé et de sécurité des clients. Bien que ces nouveaux services, technologies, et modèles commerciaux, aient apporté de nombreuses opportunités dans la vie quotidienne des européens, ils ont créé de nouveaux risques, les exposant à une nouvelle gamme de produits, d’activités, et de contenus illégaux.
De plus, cette tendance à la “digitalisation” a pu soulever des problèmes de fond, notamment pour de petites entreprises, en termes d’équité et de facilité à s’insérer dans le marché unique européen. Les grands groupes tels que Google, Amazon ou Apple exercent une influence sans précédent sur l’écosystème numérique. Par leur monopole circulaire, les grandes plateformes en ligne rendent plus compliqué, tout autant que plus primordial, de construire une Europe qui favorise l’innovation et la compétitivité de ses services en ligne.
Pour ce faire, la Commission européenne doit présenter sa nouvelle législation, deux grands règlements, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA), visant à moderniser la régulation d’Internet et de ses plateformes.
C’est ici l’occasion pour L’UE de se positionner et de tracer les contours de la régulation d’internet pour les années à venir. L’occasion aussi de le faire minutieusement, consciencieusement et de manière éclairée, afin d’éviter que ce qui se veut un encadrement novateur et protecteur ne devienne une nouvelle menace pour les droits et libertés en ligne. “Avant de poser de telles règles, il faudra s’assurer qu’elles n’auront pas d’effets induits négatifs pour le consommateur et l’innovation”, a indiqué Isabelle de Silva, présidente en France de l’Autorité de la Concurrence.
Et ces règles n’interviennent pas dans le vide : pendant deux mois, jusqu’en septembre 2020, la Commission a conduit une consultation publique pour soutenir les travaux d’analyse et de collecte de preuves, qui ont aidé à cerner les priorités d’action de l’UE. Comme pour la consultation actuellement en cours sur l’euro numérique, tous les citoyens et organisations européennes étaient invités à y contribuer.
Pourquoi de telles régulations, ici et maintenant ?
Tout simplement parce qu’il y en a bien besoin. Le cadre juridique des services numériques est resté inchangé depuis l’adoption de la directive sur le commerce électronique (ou “e-commerce) en 2000. Depuis, cette législation a été la pierre angulaire de la réglementation des services numériques qui existent dans l’Union européenne, mais elle se trouve désuète aujourd’hui. Comme le déclare la page officielle dédiée au DSA et au DMA, “le marché unique européen a donc besoin d’un cadre juridique moderne pour garantir la sécurité des utilisateurs en ligne et permettre aux entreprises numériques innovantes de se développer (…)”.
Il y en a bien besoin, également pour la raison flagrante qu’internet et l’écosystème numérique, en Europe, sont dominés depuis un moment par une poignée de sociétés colossales. On en parle souvent à travers l’acronyme GAFAM pour Google, Amazon, Facebook, Apple, et Microsoft. Il ne désigne que 5 entreprises, pour la plupart d’à peine 20 ans, dont la capitalisation de chacune d’elles (à l’exception de Facebook) dépasse les 1 000 milliards de dollars.
Quelques chiffres illustrateurs de leur monopole : Google concentre à lui seul plus de 90% des recherches effectuées sur internet, dans le monde. YouTube est bien plus utilisé que la télévision : chaque jour, plus d’un milliard d’heures de vidéos sont visionnées en ligne. Facebook, quant à lui, totalise, en octobre 2020, plus de 2,7 milliards d’utilisateurs actifs mensuels : deux fois la population de l’Afrique.
Aucun problème, en théorie, si ces entreprises n’étouffaient pas leurs concurrents et ne pariaient pas sur le commerce des données personnelles de leurs utilisateurs. On sait aujourd’hui que de nombreuses pratiques déloyales sont monnaie courante des grandes plateformes en ligne. Google mettrait ainsi plus en avant les résultats de son onglet Shopping, tout comme Amazon qui exploiterait, au profit de ses propres produits, les données des vendeurs tiers utilisant ses services.
“Dans bien des cas, l’espace numérique est une zone de non-droit” déclarait en octobre dernier au Monde Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur. Il s’agira ainsi pour l’Europe de reprendre la main sur les “plateformes structurantes” aussi appelés gatekeepers (les gardiens, pour les monopoles dont ils jouissent).
Une tentative d’encadrement des plateformes et des réseaux sociaux
Législation et haine en ligne
“Le conducteur du DSA est simple : ce qui est autorisé offline doit l’être online, ce qui est interdit offline doit l’être online. Que l’on parle de contrefaçon, d’antisémitisme, de pédopornographie, de menaces de mort, ou de vente de drogues, tous les contenus illégaux doivent être retirés. Les contenus haineux, l’amplification de la violence verbale et physique, la désinformation doivent être identifiés comme tels et traités en conséquence”, expliquait Thierry Breton dans son entretien au Monde.
C’est en cela que consistera le premier pilier du “pack” législatif bientôt révélé par la Commission : définir la responsabilité des plateformes numériques face aux utilisateurs, protégeant leurs droits et leur sécurité, en assurant un comportement responsable des plateformes en ligne pour protéger les valeurs fondamentales.
La politique européenne actuelle consiste seulement en un “code de conduite” volontaire, réalisé avec les réseaux sociaux eux-mêmes. Le Digital Services Act pourrait aller dans le sens d’un renforcement de la responsabilité des plateformes dans la lutte contre la haine en ligne. Cependant, elle ne reviendra pas sur le principe “d’hébergeur passif” posé par la directive e-commerce.
Actuellement, les réseaux sociaux sont contraints par certaines règles fondamentales, comme les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Ces principes des Nations Unis visent à renforcer l’application des droits fondamentaux par les entreprises, qui ont une responsabilité des plus primaires. Étant transnationales, les plateformes de contenus comme les réseaux sociaux soulèvent la question de la responsabilité de leurs publications, et des frontières des législations à appliquer sur internet qui, par nature, n’en a aucune.
Dans le cas de l’Europe, celle-ci bataille régulièrement contre les réseaux sociaux, accusés d’un manque d’effort dans leur combat de modération des contenus. La Cour de Justice de l’UE, en 2019, avait par exemple établi qu’ils pourraient être contraints de bloquer un contenu au niveau mondial si l’un des tribunaux nationaux en Europe décidait que le contenu en question était diffamatoire ou illicite. Cependant, afin d’éviter que chaque cas finisse au tribunal, le DSA devrait fournir des “obligations de moyens” et de transparence sur les réseaux, afin de leur permettre de réagir rapidement à l’apparition de contenus illégaux. Pour les récalcitrants, des amendes sont prévues.
Concernant les contenus terroristes, un texte négocié depuis 2019 devrait compléter le DSA et le DMA, en imposant leur retrait en une heure de temps. Une obligation bien plus ambitieuse que la Loi Avia le proposait en France, pourtant censurée par le Conseil Constitutionnel, et sur laquelle l’assassinat de Samuel Paty a relancé le débat.
Garantir la concurrence et l’innovation
Malgré les fuites nombreuses sur internet et autres hypothèses avancées concernant le contenu précis de la future législation, celui-ci nous reste encore inconnu. Il s’agirait, dans les grandes lignes, d’obligations et d’interdictions, telles qu’obliger le partage de données avec les entreprises concurrentes, interdire la pré-installation des applications des grandes plateformes sur les smartphones, ou encore faciliter leur désinstallation.
L’UE avait déjà introduit son projet d’une taxe GAFA, visant à contrebalancer les avantages des géants du numérique, dans le cadre du futur Digital Service Act (DSA). Thierry Breton expliquait ainsi que “le DSA doit nous permettre d’organiser et de réguler l’espace informationnel dans lequel beaucoup d’activités ont lieu. C’est tout cet espace numérique dans lequel les GAFA sont des éléments très importants, mais il n’y a pas qu’eux”.
Afin de cibler ces “grandes plateformes” ou “gatekeepers”, un rapport du Center on Regulation in Europe (le Cerre) propose quelques caractéristiques que la Commission Européenne devrait reprendre. D’abord, la taille de la plateforme, que l’on peut définir par son nombre d’utilisateurs et leur temps passé dessus. Ensuite, la place occupée sur le marché, qui peut se concevoir par l’existence ou non d’alternatives au service fourni. S’ajoutent à cela les critères d’un pouvoir de marché sur le long terme, et d’une potentielle “orchestration d’un écosystème”, correspondant à la possible présence dans plusieurs marchés (Google est positionné sur les applications, le retail avec Google Shopping, les moteurs de recherche, etc). Ces règles “ex ante” adressées aux plateformes composeraient le deuxième pilier du pack, et aurait pour but l’établissement des règles du jeu de la concurrence sur le marché européens.
“L’initiative devrait garantir que ces platesformes se comportent équitablement et peuvent être contestées par les nouveaux entrants et les concurrents existants, afin que les consommateurs aient le choix le plus large et que le marché unique reste compétitif et ouvert aux innovations”, selon le site internet dédié au projet. Il s’agira ainsi de garder les marchés ouverts et non discriminatoires, pour favoriser une économie fondée sur les données.
Vers une Europe numérique, politique, mais transparente
Ces mesures interviendront dans le large cadre de la stratégie européenne pour le numérique. Dans le même temps, l’Union, qui se veut clairement tendre vers le digital, notamment avec son règlement sur la gouvernance des données, conduit aussi un projet pilote sur la transparence algorithmique, et devrait offrir des règles pour la transparence des publicités politiques. “Nous sommes convaincus que les gens doivent savoir pourquoi ils voient une publicité, qui l’a payée, combien, quels critères de microtargeting ont été utilisés”, a déclaré la commissaire européenne Vera Jourova lors d’une conférence de presse.
Sans interdire le micro-targeting, les régulateurs souhaitent néanmoins se doter de structures médiatiques et numériques transparentes avant les élections au Parlement européen de mai 2024. Citant le scandale de Cambridge Analytica ou le référendum du Brexit, l’Europe veut prévenir les dérives engendrées par la désinformation, l’utilisation de l’intelligence artificielle et la publicité sur les plateformes.