C’est une certitude dans le milieu des semi-conducteurs, d’ici 2030 la demande devrait doubler. Véhicules électriques, énergies renouvelables, usines et objets connectés, intelligence artificielle… Toutes ces technologies déjà démocratisées ou en voie de l’être sont très demandeuses en composants. Alors les plans de subventions adoptés à travers le monde, pour sécuriser l’approvisionnement en puces, sont les bienvenus pour construire de nouveaux moyens de production. Des usines qu’il faudra remplir d’un personnel qualifié, parfois difficile à trouver.
Tous les profils manquent, peu importe le niveau de compétence
Échaudée, à l’instar des États-Unis, par les pénuries de puces à l’aube des années 2020, l’Union européenne désire l’installation de nouvelles fabriques sur son territoire. L’European Chips Act a fixé un objectif ambitieux dans ce but : doubler sa part de marché mondial, actuellement à 10 %, moins selon certaines estimations. En prenant en compte le doublement de la demande prévu, cela signifie multiplier par quatre l’activité sur le continent. Un défi.
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Les subventions doivent être à la hauteur dans une compétition internationale exacerbée. Aussi, pour choisir leurs futurs points de chute, les entreprises attendent des débouchés, l’accessibilité de ressources électriques et hydrauliques… Et humaine. Des décisions d’implantation se prennent parfois sur la présence d’une main-d’œuvre formée, avec un bon niveau d’éducation.
La fabrication de semi-conducteurs requiert, tout au long de la chaîne de valeur, une grande variété de savoir-faire. « Aujourd’hui les compétences recherchées sont larges. Sur un seul site de STMicroelectronics, nous avons besoin de cinquante métiers différents. De l’administratif, jusqu’aux techniciens, en passant par l’opérateur, l’ingénieur, » témoigne Stéphane Martinez, directeur du site STMicroelectronics à Tours. « Nous sommes sur des sites où travaillent des milliers de personnes, ce sont de grosses usines, fonctionnant 24h sur 24h. Cela représente du monde ». Sur les offres d’emploi en ligne il y a des propositions pour tous. Ici un opérateur de production ayant le bac et de l’expérience, là un technicien qualité avec bac +2/3, prêt à des horaires décalés, ou encore un ingénieur spécialisé en physique des matériaux. SEMI Europe, association de professionnelles du secteur, rappelle de son côté que de nouvelles compétences vont ou sont déjà requises « en ingénierie, données/IA, cloud, développements logiciels, analytiques ».
Un problème mondial à l’accent occidental
Aux États-Unis, où le Chips and Science Act connaît un succès rapide, la pénurie est déjà là. C’est la raison invoquée par la Taïwan Semiconductor Manufacturing Corp (TSMC) pour justifier le report de l’ouverture de son usine d’Arizona à 2025. La puissante Semiconductor Industry Association, un regroupement d’entreprises présentes sur le territoire américain, estime que 58 % des emplois qui seront créés d’ici 2030 aux États-Unis ne seront pas pourvus, soit 67 000 personnes manquantes. Aucune usine ou presque n’a été construite chez l’Oncle Sam en vingt ans. La fleuraison soudaine de projets et l’équivalent de 44 000 ouvertures de postes déjà confirmé, entraînent nécessairement des couacs.

Projection sur les emplois dans le secteur des semi-conducteurs par spécialité aux États-Unis. Infographie : Semiconductor Industry Association
L’Europe est confrontée à cette même problématique. « Dans les années à venir, nous [l’industrie des semi-conducteurs] allons manquer d’un nombre considérable de candidats, nous parlons en dizaines de milliers, pas en centaine », confirme Stéphane Martinez. Pour l’organisation internationale SEMI, le problème est déjà là « de nombreuses entreprises sont confrontées à une pénurie de main-d’œuvre en Europe ». « Actuellement, il n’y a tout simplement pas assez de personnes disponibles sur le marché du travail avec les compétences et la motivation nécessaire pour soutenir la croissance du secteur à venir, » admettent auprès de Siècle Digital les représentants de l’antenne européenne de SEMI.
Selon une estimation partagée dans une note du cabinet de conseil PwC, si les ambitions européennes restent inchangées pour 2030, le Vieux Continent passera de 200 000 postes dans le secteur à 600 000. Plus de la moitié, 350 000, ne trouverait pas preneur. En Allemagne, où TSMC a confirmé la construction d’une fabrique à 10 milliards d’euros, des estimations de l’institut IW Koeln, relayées par Bloomberg, rapportent que 28 % des spécialistes en électroniques et 33 % des superviseurs en ingénierie, seront à la retraite d’ici 10 à 12 ans. Cette problématique est commune à travers le monde, y compris en Asie où se concentre l’essentiel de la production. Le Japon aurait besoin de 35 000 ingénieurs supplémentaires, la Corée du Sud prévoit qu’il sera nécessaire de former 30 000 personnes de plus d’ici la fin de la décennie. Pour la Chine, en quête d’autonomie, ce nombre atteindrait 300 000 emplois. Même Taïwan, le paradis des semi-conducteurs, semble faire face à ce type de difficulté.

Projection du nombre de postes disponibles en 2030 si l’UE tient l’objectif de son Chips Act. Infographie : PwC
Pour SEMI Europe, fort de ses 3 000 entreprises membres et 1,3 million de professionnels, la situation européenne et américaine est plus préoccupante, « l’impact culturel entre en jeu » d’après l’organisation, « il semble que les États-Unis et l’Europe soient confrontés à davantage de défis lorsqu’il s’agit d’attirer les étudiants et jeunes professionnels vers une carrière dans l’industrie des semi-conducteurs ». C’est une difficulté constatée par Stéphane Martinez, également président de l’ACSIEL Alliance Électronique, pour le cas français. « S’il y a probablement suffisamment d’ingénieurs à la sortie des écoles, beaucoup se tournent plutôt vers les services que l’industrie, » déplore-t-il.
Vendre l’industrie des puces aux étudiants
Le semi-conducteur ne vend pas du rêve aux jeunes étudiants, contrairement à ceux qui s’en servent, les GAFAM en tête. Dans une analyse du cabinet de conseil McKinsey de septembre 2022, les cadres du secteur estiment à 60 % que les entreprises « ont une mauvaise image de marque et une reconnaissance limitée par rapport à d’autres groupes technologiques ». Idem chez les plus jeunes. Pour Stéphane Martinez il est important d’aller à la rencontre des nouvelles générations pour « leur dire qu’ils s’épanouiront plus, s’éclateront plus, dans l’industrie ». Le directeur du site de Tours de STMicroelectronics regrette un manque dans l’enseignement de l’électronique, à l’heure où il faut en produire, mais aussi avoir les compétences suffisantes pour en acquérir.
Pour améliorer l’image du secteur auprès des plus jeunes, les cabinets de conseils livrent quasiment tous les mêmes conseils. Outre le salaire, l’enjeu serait d’améliorer la qualité de vie au travail, donner du sens sur l’intérêt pour le monde d’une industrie réputée polluante, offrir un environnement plus divers et inclusif. Plus concrètement, SEMI Europe préconise de « s’engager directement avec les universités », estimant que « chaque entreprise du secteur a un rôle à jouer ». L’État allemand de la Saxe a, par exemple, conclut un programme d’échange avec TSMC pour envoyer des étudiants de Dresde à Taïwan à partir de 2024, pour fournir une expérience pratique. SEMI déploie elle-même différentes initiatives, comme des cours en libre accès ou un programme de sensibilisation. Elle participe également à un programme de la Commission européenne de 2020, « Le pacte de compétence ». Il vise à soutenir le perfectionnement, la reconversion et la recherche de nouveaux talents dans les secteurs qui en manquent. L’électronique y occupe, sans surprise, une place prépondérante. Les initiatives de ce type devront se multiplier à tous les niveaux, pouvoirs publics comme entreprises privées, si l’Europe compte mener à bien les grandes ambitions de son Chips Act.