Strider est une société américaine spécialisée dans la data-analyse du vol de propriété intellectuelle parrainée par les États. Dans un rapport publié le 19 juillet elle estime que la Chine a convaincu, en 20 ans, 30 000 employés d’entreprises tech européennes, notamment dans le monde des semi-conducteurs, de venir ou revenir travailler dans le pays. Au moins 200 organisations chinoises de différentes natures ont investi dans des entreprises européennes du secteur.
Ramener un savoir-faire à la maison
Le rapport intitulé Europe in the crosshairs, l’Europe en ligne de mire, s’attarde longuement sur le profil d’une personnalité chinoise au parcours jugé significatif. L’homme en question arrive de Chine en Belgique dans la dernière partie des années 90 après de longues études en microélectroniques.
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Dans le plat pays, il travaille au sein de l’IMEC, l’Institut de microélectronique et composants. Ce centre de recherche est l’un des plus importants en Europe dans le domaine des semi-conducteurs les plus avancés. Après quelques années il rejoint l’un des fleurons européens des semi-conducteurs, NXP, comme ingénieur en chef du département d’électronique automobile.
En 2010, l’homme retourne dans son pays d’origine. Trois ans plus tard, il participe à la création d’AutoRock, une entreprise chinoise spécialisée dans les tableaux de bord numériques dans l’automobile. Il reçoit le soutien financier de gouvernements locaux.
Ce parcours semble de prime abord tout à fait classique. Le ministère des Affaires étrangères chinois, amené à réagir au rapport de Strider évoqué par Bloomberg, ne manque pas de préciser que « L’échange de talents de la Chine avec les pays étrangers n’est pas différent des autres pays ». Il juge également que la société « a déjà publié une série de rapports remplis de fausses informations salissants et attaquant la Chine ».
Strider assure, de son côté, que le parcours mis en évidence sert à « illustrer comment le système du Front uni sert activement à récupérer les talents d’entreprises européennes de semi-conducteurs ». Le Front uni est un concept bien connu des spécialistes de la Chine et pointé du doigt dans plusieurs publications, y compris en France comme dans le rapport très remarqué de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (INSERM), Les opérations d’influence chinoises.
Le Front uni est une tactique ancienne remontant au moins à Lénine, remise au goût du jour dans les années 80 et revitalisée par Xi Jinping. Très grossièrement, il s’agit d’une tactique couvrant différents domaines, visant à identifier des ennemis du Parti communiste Chinois (PCC) et organiser des amis au sein et à l’extérieur du parti, dans ou à l’extérieur du pays. S’ils ne visent pas forcément des personnes chinoises ou d’origines chinoises, elles sont dans les faits les premières concernées.
D’après Strider, l’employé de NXP s’est montré particulièrement actif dans des organisations liées au département du Travail du Front uni (DTFU), l’administration dédiée au Front uni. Il a été secrétaire général de la Federation of Chinese Professional Associations in Europe (FCPAE) et a créé l’European Chinese Microelectronics Professional Forum (IC-Forum).
Dans ce dernier cas, le forum aurait compté 200 membres à son apogée, en 2019. La moitié est retournée en Chine. Une partie a intégré le programme des « mille talents », dont l’objectif est justement de recruter les meilleurs experts possibles. Son but aurait été « activement contacté des Chinois de l’étranger, experts en microélectronique en Europe, pour retourner en Chine pour commencer un business et servir leur pays ». En tant qu’employé de NXP, le fondateur d’AutoRock aurait organisé sept voyages en Chine dont une où il a directement appelé les ressortissants chinois ou les descendants de sa diaspora à revenir dans le pays. Entre 2010, son retour en Chine, et 2013 il aurait monté des équipes de recherches avec des experts européens, via d’autres programmes du DTFU.
Les semi-conducteurs, une priorité en Chine
Selon la China Semiconductor Industry Association, le pays manque de 300 000 experts en semi-conducteurs. Cette pénurie de main-d’œuvre est un problème commun à l’industrie en Europe comme aux États-Unis. Pour la Chine il est d’autant plus pressant que le pays s’est donné comme objectif à partir de 2014 de gagner en autonomie dans le secteur. Un objectif qui est encore loin d’être atteint comme le montrent les difficultés de Pékin face aux restrictions à l’export des États-Unis. Dans les mesures prises en octobre la main-d’œuvre a notamment été prise en compte, les ressortissants américains étant contraints de demander une autorisation pour travailler dans l’industrie chinoise.
Pour Greg Levesque, PDG et cofondateur de Strider, « nos données démontrent que les entreprises technologiques européennes, en particulier les entreprises de semi-conducteurs, ont été et continueront d’être dans le collimateur d’une bataille géopolitique pour la propriété intellectuelle et les talents ». Il souligne que les gouvernements européens et leurs entreprises ont pris conscience de cette problématique et commencent à prendre des mesures. Il estime toutefois qu’il « faut faire plus pour protéger leurs talents et leur compétitivité industrielle avec la réémergence de la concurrence des grandes puissances ».