Depuis quelques années, l’Inde séduit de plus en plus d’industries, à l’image de la Tech. Les entreprises voient le Sous-Continent comme une terre d’innovation, de main-d’œuvre et de promesses. Pour autant, le pays peut-il faire de l’ombre à son puissant concurrent, la Chine ? Il faut dire que son développement fait penser à celui de l’Empire du Milieu.

Toutefois, cette croissance n’est pas sans obstacles : tensions à la frontalière sino-indienne, population qui explose, déficit d’infrastructures… Comment le pays les surmonte-t-il ? Quelles sont les opportunités pour les grandes entreprises ? Peut-il devenir la nouvelle usine du monde et être qualifié de “nouvelle Chine” ? Siècle Digital s’est penché sur ces questions avec Laure de Carayon, fondatrice d’Asia Loopers qui a rencontré plusieurs BigTech dans le cadre d’un rapport sur l’e-commerce indien.

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L’Inde, un pays au carrefour de défis et d’opportunités

L’Inde connaît une croissance très dynamique sur tous les plans, à commencer par celui démographique. Cette année, la population du pays devrait atteindre 1,43 milliard d’habitants et dépasser celle de la Chine, selon les projections de l’ONU. Côté économie, son PIB sera plus important que celui du Japon et de l’Allemagne dès 2027, révèle la banque américaine Morgan Stanley. Le Sous-Continent deviendra alors la troisième puissance économique du monde, juste derrière les États-Unis et la Chine. Quant au volet politique, l’Inde se démarque encore, la nation étant la quatrième puissance militaire du monde.

En somme, elle joue un rôle de premier plan qui devrait gagner en importance au cours des prochaines années. Pour devenir cet acteur clé, il faudra toutefois relever plusieurs défis. Le plus important sera, sans aucun doute, la progression de l’urbanisation. Bien que l’Inde croisse rapidement, son économie reste rurale. Aujourd’hui, seulement 66 % de la population est alphabétisée, mettant en exergue de profondes inégalités sociales et spatiales.

En effet, 64,6 % de la population indienne vit hors des grandes villes, révèle une étude publiée en 2021 par la Banque mondiale. Du côté de son principal concurrent, la Chine, le chiffre s’élève à 37 %. Autant dire que cela marque une première différence entre les deux nations : l’Empire du Milieu est parvenu à alphabétiser et à élever sa population pour accompagner son développement.

Pour moderniser son pays et poursuivre sa croissance, l’Inde doit prévoir des investissements colossaux, estimés à plus de 840 milliards de dollars sur les quinze prochaines années, toujours selon la Banque mondiale. Ces transformations devront être bien pensées, car en 2036, 40 % de la population, soit 600 millions d’individus, vivront dans des méga cités.

« C’est un pays dont l’urbanisation est en train de s’accélérer, mais il y a encore un très gros déficit d’infrastructures. C’est sans doute l’un des obstacles majeurs à motiver aujourd’hui les marques à envisager ou leur présence et/ou à complètement l’accélérer », rappelle Laure de Carayon.

Eau potable, énergie, gestion de la pollution… Rien ne devra être laissé au hasard pour que la nation puisse continue son développement. Bien conscients de cet enjeu majeur, l’État indien et les États régionaux supportent aujourd’hui les investissements dans les infrastructures urbaines à hauteur de 75 %, complétés à 15 % par les municipalités et les autres collectivités locales.

Pour aller plus loin, les acteurs privés devront également mettre la main à la pâte en investissant plus que les 5 % actuels. Cela ne devrait pas être un obstacle, car 75 % des grandes entreprises internationales comptent investir en Inde dans les cinq prochaines années, selon un sondage du cabinet d’études international EY.

Le numérique pour faire face à tous ces challenges

Pour faire face à tous ces challenges de développement et poursuivre son ascension, l’Inde opte pour un levier stratégique : le numérique. « Je crois que pour tout pays aujourd’hui, la digitalisation reste incontournable. C’est aussi le cas pour des pays qui sont peu riches, avec une forte densité de population qui vit dans des régions rurales, pour accéder là aussi à des biens à moindres frais », souligne Laure de Carayon.

« L’Inde met en place un modèle dont le fil rouge est l’inclusivité. Je pense que là, il y a une réflexion, c’est travailler pour le bien commun, le bien public et surtout favoriser les commerçants, puisqu’on va parler d’e-commerce, et aussi les consommateurs qui ont peu de moyens, donc c’est donner une chance à tous », ajoute-t-elle.

Pour ce faire, le ministre indien des Finances mise sur plusieurs innovations. Parmi celle-ci, un projet pilote sur la création de portefeuilles numériques et de roupie numérique, une monnaie numérique de banque centrale. Annoncé en février 2022, l’objectif est de réduire la dépendance du pays aux liquidités. De grandes entreprises indiennes ont appuyé le dispositif en permettant à leurs clients de payer en e-rupee, à l’image de Reliance, spécialisée dans l’industrie pétrochimique. Pour les Indiens, cette monnaie devrait offrir sécurité, accessibilité et rapidité lors de leurs paiements, en plus des enjeux de souveraineté.

Pour accélérer la digitalisation de la société indienne, le gouvernement a aussi introduit le programme IndiaStack, qui repose sur une interface de programmation d’application (API). Son objectif ? Faciliter l’accès aux consommateurs et aux sociétés à de nombreux services, notamment financiers.

Autre initiative, le programme national d’identification appelé Aahdaar, lancé il y a plus de dix ans. Grâce à celui-ci, chaque habitant est équipé d’identifiants biométriques uniques qui lui permettent de simplifier ses paiements ou encore de bénéficier de programmes de subvention alimentaire.

Une situation particulière qui suscite l’intérêt des géants de la Tech

L’Inde s’est donc engagée dans un recadrage vers l’innovation, suscitant l’intérêt des géants de la Tech locaux et internationaux. D’autres raisons expliquent cette ruée vers le pays, dont l’évolution des lois indiennes, plus souples sur l’arrivée d’étrangers sur ses terres.

Ce n’est toutefois pas si simple, car d’autres lois imposent des règles strictes pour les entreprises étrangères afin d’inciter l’ouverture d’usines locales et de pénaliser les importations. Par exemple, une entreprise doit obligatoirement se fournir en composants de provenance indienne à hauteur de 30 % minimum si elle souhaite vendre ses produits dans ses propres magasins.

Il s’agit d’un obstacle considérable, qui empêchait notamment des grandes entreprises comme Apple de s’implanter en Inde. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’iPhone 14 a partiellement été produit au sein du Sous-Continent. C’est grâce à ces changements de production, et à un assouplissement des réglementations locales, que le premier Apple Store indien ouvrira ses portes en avril prochain.

Cependant, un nouveau projet de loi pourrait impacter les ambitions indiennes des géants de la Tech. Celui-ci vise à restreindre et à contrôler le secteur du numérique. Google s’est même aventuré dans des négociations avec les parlementaires pour les convaincre de ne pas le voter. L’entreprise de Mountain View estime que cette loi ferait grimper le prix des appareils électroniques sur le marché sud asiatique, et conduirait à la prolifération d’applications non contrôlées. Si elle tente le tout pour le tout, c’est parce qu’elle a beaucoup investi en Inde ces dernières années, au point que le pays devienne son plus grand marché. Meta y a également mis son grain de sel en menaçant de réduire son activité au sein du pays de Gandhi.

Les géants du numérique devront donc se résoudre à évoluer dans un contexte antitrust toujours plus strict si elles souhaitent tirer parti des opportunités indiennes.

L’Inde et la Chine, entre rivalité géopolitique et concurrence économique

Si le potentiel du marché indien attire bon nombre d’entreprises internationales, un autre facteur explique ce vif intérêt : la rivalité avec la Chine, à la fois commercial, géographique, militaire, politique et géopolitique.

Celle-ci ne date pas d’hier : l’Inde est historiquement un pays non aligné, ce qui signifie qu’il n’est ni avec ni contre aucune grande puissance mondiale. Le mouvement de non-alignement, qui est né pendant la Guerre froide, a pour but d’assurer « l’indépendance nationale, la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité des pays non alignés » selon la déclaration de La Havane en 1979. L’Inde a conservé cette position, faisant naître des tensions avec plusieurs puissances, mais aussi des partenariats, par exemple avec la Chine, son principal allié commercial.

La frontière entre les deux pays est aussi source de tension depuis de nombreuses années. En juin 2020, des affrontements armés ont causé la mort d’une vingtaine de soldats indiens, et de quatre combattants chinois.

La pression est montée d’un cran en 2022, lorsque l’Inde a décidé d’interdire à une cinquantaine d’applications chinoises, dont celles des géants chinois Alibaba et Tencent, d’être téléchargeables sur les smartphones au sein du pays. New Delhi les accuse de transférer les données des utilisateurs indiens en Chine.

La compétition économique qui fait rage entre les deux nations n’a pas apaisé les tensions. L’Inde souhaite dépasser la Chine dans l’approvisionnement mondial. Pour cela, elle s’est rapprochée des États-Unis, avec qui elle a noué un partenariat stratégique fin janvier 2023. L’initiative porte notamment sur la défense et les technologies émergentes comme le quantique et l’intelligence artificielle. L’objectif ? Encourager la production conjointe d’équipements militaires et de composants électroniques.

Aussi, l’Inde a pu profiter de la politique anti-Covid chinoise, qui a perturbé les chaînes de production et d’approvisionnement et eu un impact considérable sur l’économie mondiale. Les géants de la Tech ont été directement affectés, décidant de diversifier leurs chaînes de production et de se détacher de la Chine. Une partie des AirPod, iPad, et iPhone ont par exemple été assemblés au Vietnam et en Inde. D’autres grandes entreprises comme Samsung, Google et Microsoft se précipitent en Inde pour des raisons similaires.

L’Inde, futur eldorado pour les grandes entreprises ?

Pour autant, l’Inde peut-elle devenir le nouvel eldorado des grandes entreprises au détriment de la Chine ? Pour Laure de Crayon, bien que le rôle du pays de Gandhi soit en train d’évoluer, il est bien différent de celui de l’Empire du Milieu, imposant des défis singuliers.

« Culturellement, ces pays n’ont rien à voir. Si nous revenons intrinsèquement à ce pays excessivement décentralisé qu’est l’Inde : ses régions, ses gouvernements, ses langues… En l’occurrence, ces dernières sont très importantes. En Chine globalement, vous ne communiquez pas dans 50 000 dialectes. En Inde, il y a entre 15 et 25 langues officielles qui sont référencées dans la Constitution. Au-delà de ça, dans la pratique effective quotidienne, c’est une réalité », explique la fondatrice d’Asia Loopers.

Pour les marques, le défi est de mettre en place des campagnes dites « vernaculaires », qui emploient les dialectes de ces régions. « Il y a donc une nécessité de s’adresser à un pays multiculturel avec une très forte diversité. Je ne pense pas que ça ressemblera du tout à la Chine et je pense que ça ira beaucoup plus lentement », affirme-t-elle. « L’Inde est une démocratie, hautement décentralisée, très multiculturelle, avec une très grande diversité de langues. Ce n’est pas la même chose à gérer que la Chine, qui est très centralisée, très dirigée, avec une langue qui est majeure et qui marche au pas ».

Toutes ces raisons rendent difficile la comparaison entre les deux pays, notamment lorsqu’il s’agit de l’e-commerce. Ce dernier progresse rapidement en Inde. Avec 25 % de croissance sur la hausse des ventes, elle se situe juste derrière les Philippines. « Maintenant, si nous abordons les fameux KPIs, par exemple sur la pénétration des commerces en Inde, nous ne sommes qu’à 6,5 %, alors que nous frôlons les 50 % avec la Chine. Il y a donc une marge de croissance qui est phénoménale et dans les six, sept années qui viennent, on prévoit d’atteindre 12,5 % », explique Laure de Carayon. De grandes marques comme Coca-Cola, L’Oréal et Louis Vuitton s’imposent sur le territoire.

En parallèle, l’Inde continue de s’affirmer comme un acteur-clé de la Tech. Pour ce faire, elle profite de sa présidence à la tête du G20 jusqu’à fin 2023. « Ils vont mettre bien entendu à l’agenda tout ce qui est régulation de crypto, les NFTs et compagnie. Ils ont volonté de réguler tout ça. Beaucoup d’autres pays l’ont avec eux et ils vont profiter pour bien mettre en avant également un petit peu tous leurs acteurs », assure-t-elle.

En somme, un nouveau rôle se dessine progressivement pour l’Inde. Le pays se transforme en un véritable accélérateur de nouvelles technologies et d’innovation avec de nouvelles lois, de nouveaux objectifs d’industrialisation et de nombreuses opportunités pour les grandes entreprises. Cela lui donne une position différente de celle de l’Empire du Milieu. « Comme le résume le fondateur de l’entreprise de blockchain indienne Polygon : “Si la Chine a été finalement l’usine de biens manufacturiers du monde, l’Inde va pouvoir devenir l’usine de biens digitaux” », conclut Laure de Carayon.

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