Alors que les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 approchent à grands pas, l’Assemblée nationale étudie, depuis le 20 mars, le projet de loi relatif à cet événement. Adopté par le Sénat le 24 janvier, il est composé de dix-neuf articles. S’ils visent à adopter « des règles relatives à l’aménagement du territoire, à l’urbanisme, au logement et aux transports », l’article 7, dont l’objectif est d’inscrire la vidéosurveillance algorithmique (VSA) dans la loi, est au cœur de nombreux débats houleux. Après plusieurs jours de discussions, l’hémicycle a voté en faveur du texte, à 59 voix pour et 14 contre.

Un projet de loi qui pose problème

Pensé pour renforcer la sécurité lors des Jeux Olympiques et Paralympiques, l’article 7 est vivement décrié par les associations de défense des libertés publiques, mais aussi par les députés de gauche. Le projet de loi propose l’expérimentation de la VSA, notamment au travers de caméras enrichies de technologies d’intelligence artificielle, jusqu’au mois de décembre 2024. Il s’appliquera à tous les événements sportifs, récréatifs et culturels dépassant les 300 participants.

Au travers de dispositifs fixes et embarqués, de drones et même d’aéronefs, le gouvernement veut prévenir « des risques d’actes de terrorisme ou d’atteintes graves à la sécurité des personnes ». Le texte souligne que les images obtenues auront « pour unique objet de détecter, en temps réel, des événements prédéterminés susceptibles de présenter ou de révéler ces risques et de les signaler », à savoir les mouvements de foules et les comportements suspects. La liste des cas de figure n’a pas encore été communiquée.

Pour y parvenir, des algorithmes analysent les captations des vidéosurveillances en temps réel. Ils sont entraînés pour reconnaître certaines données comme la taille ou la couleur des vêtements, mais aussi des informations plus sensibles comme le genre ou la couleur de peau. Des méthodes mal vues par Amnesty International et d’autres organisations internationales. Réunies en collectif, elles expliquent, dans une tribune du Monde, que « ces mesures sont contraires au droit international relatif aux droits humains, dans la mesure où elles ne satisfont pas aux principes de nécessité et de proportionnalité, et impliquent des risques inacceptables par rapport à plusieurs droits fondamentaux tels que le droit à la vie privée, le droit à la liberté de réunion et d’association et le droit à la non-discrimination ».

Même son de cloche du côté de l’opposition de gauche. Élisa Martin, députée LFI-NUPES a indiqué à Siècle Digital, que la VSA était « jusque-là interdite ». Elle ajoute qu’à travers l’article 7, « il est bien question de la violation de nos droits fondamentaux », là où la majorité assure qu’il ne s’agit que « d’une aide à la décision pour nos forces de sécurité ».

Guillaume Vuilletet, député Renaissance et rapporteur à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, soutient à Siècle Digital « qu’il n’est prévu ni de recueillir des données biométriques ni d’avoir recours à la reconnaissance faciale et en aucun cas d’établir une surveillance généralisée ». Pour lui, l’installation de cette technologie doit se faire « dans le respect de la vie privée et des libertés individuelles », en respectant notamment « la liberté des citoyens et, concernant l’usage des données numériques, le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) et la loi Informatique et Libertés ».

Une technologie déjà encadrée en France et en Europe

La vidéosurveillance algorithmique n’est pas nouvelle et est déjà présente dans de nombreuses villes en France, sous condition d’autorisation préfectorale. Lors de sa campagne « Technopolice », lancée il y a trois ans et demi, La Quadrature du Net, une association de défense et de promotion des droits et libertés sur Internet, recensait les endroits où se trouvent des dispositifs de VSA.

Carte des villes ayant recours à la VSA

Cartes : La Quadrature du Net.

Arnaud Touati, avocat au barreau du Luxembourg, rapporte à Siècle Digital que la loi « Informatique et Libertés » de 1978 encadre cette technologie. Toutefois, il ajoute que l’Union européenne contribue également à son contrôle.

« Le RGPD oblige les organisations utilisant des systèmes de VSA à recueillir le consentement des personnes concernées et à assurer que les données collectées soient utilisées de manière légale, équitable et transparente », observait-il. De même, la Directive sur la protection des données de la police et de la justice « impose aux autorités publiques utilisant la vidéosurveillance algorithmique de respecter les droits fondamentaux des personnes ».

La Commission nationale de l’informatique des libertés (CNIL) participe aussi à la réflexion autour de la VSA. En janvier 2022, elle déclarait que « de tels dispositifs ne sont en aucun cas un simple “prolongement” technique de caméras existantes » et qu’« ils modifient leur nature même par leur capacité de détection et d’analyse automatisée ». Néanmoins, elle estime cette technologie licite si elle est autorisée par les pouvoirs publics grâce à un texte réglementaire ou législatif. Elle en a fait un de ses dossiers prioritaires pour 2023.

Une question de neutralité

Faire entrer dans la loi la vidéosurveillance algorithmique soulève de nombreuses questions éthiques, liées à la transparence de leur utilisation et à la neutralité des choix qui en découlent. En ce sens, Noémie Levain, chargée d’analyses juridiques et politiques pour La Quadrature du Net, dénonce un projet politique qui repose sur la stigmatisation. Elle confie à Siècle Digital que les personnes les plus touchées par ces technologies seront « les personnes les plus vulnérables et les plus précaires car ce sont celles qui passent le plus de temps dans la rue ». Pour elle, utiliser l’intelligence artificielle au sein de la surveillance vidéo, « c’est laisser la porte ouverte à énormément d’abus ».

Le processus de création des algorithmes n’est pas neutre, tout comme la désignation des événements catégorisés comme suspects. Dans l’hémicycle, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, tient à rassurer, « les événements prédéterminés ne sont pas qualifiés, dans la loi, d’anormaux ou de suspects et [la VSA] ne repère pas des personnes, mais des situations comme un départ de feu ».

Afin de s’assurer de la transparence de ces technologies, l’opposition a proposé un amendement visant à obtenir « une totale transparence sur le code de l’algorithme développé ». Après un vote à main levée des députés, ce dernier a été rejeté.

Une surveillance inefficace

Noémie Levain, juriste de l’association remet également en cause l’efficacité de la VSA. Elle veut pour preuve les rares rapports, évaluations de cette technologie montrant « qu’elle n’est pas très efficace ». Moins de 2 % des infractions seraient résolues grâce à la vidéosurveillance. « Cela ne fait pas baisser la délinquance et aide à peine à résoudre les infractions », notait-elle.

Pour les députés de l’opposition, l’efficacité d’un tel dispositif est d’ores et déjà vouée à l’échec. Lors d’une séance parlementaire, citant l’exemple du mouvement de foule survenu à Séoul, le 31 octobre dernier, entraînant le décès de 154 personnes, Élisa Martin pointe du doigt la présence d’une vidéosurveillance algorithmique qui « manquait de discernement humain pour pouvoir orienter et porter secours ». Un argument contredit par Philippe Latombe, député Modem, qui affirme que dans la capitale de la Corée du Sud, la VSA « est seulement utilisée pour les crimes et non pas pour les mouvements de foules ».

Un projet de loi poussé par les entreprises du secteur

Autre point soulevé par la Quadrature du Net, le projet de loi pourrait avoir davantage de motivations économiques que sécuritaires. Noémie Levain estime que celui-ci est poussé par les entreprises du secteur. « Les Jeux Olympiques et Paralympiques leur servent à la fois de vitrines et de laboratoires », interpelle-t-elle.

L’association fait remarquer que les images captées par la VSA pourraient potentiellement être partagées aux sociétés, afin de nourrir leurs algorithmes. Ces dernières pouvant vendre leurs services à l’étranger. Élisa Martin précise que les industriels du secteur privé de la vidéosurveillance algorithmique représentent « 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires sur l’année 2020, rien qu’en France ».

Vers la pérennisation de ce dispositif ?

Pour les personnes militant contre la vidéosurveillance algorithmique, l’article 7 du projet de loi relatif aux Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 n’a d’expérimentation que le nom. Selon la députée, « l’objectif est d’expérimenter ces systèmes afin de les banaliser pour les intégrer ensuite dans notre droit commun. Il vise à augmenter l’acceptabilité sociale d’une société de surveillance généralisée ».

Noémie Levain mentionne un schéma semblable à celui des « boîtes noires », dans le cadre de la loi renseignement de 2015, ou de l’état d’urgence en 2017. « Une fois que l’argent aura été dépensé, que les services sécuritaires auront été formés, c’est sûr que la VSA sera pérennisée », alarme-t-elle. Elle fait état d’une « stratégie classique », déjà utilisée dans nombreux événements sportifs.

En Russie, en 2018, la Coupe du monde de football a rendu courante l’utilisation de la reconnaissance faciale à Moscou. Il en va de même pour les Jeux Olympiques de Londres, en 2012, avec, depuis, le maintien de la vidéosurveillance dans la ville. En adoptant le projet de loi et son article 7, l’adoption de la vidéosurveillance algorithmique en France pourrait connaître un destin similaire.

Pour le moment, la majorité promet que non. Guillaume Vuilletet appuie sur le caractère expérimental de ces dispositifs. « Ce qu’il sera fait de la VSA dépendra des résultats obtenus et du rapport d’évolution qui sera rendu à la fin », en décembre 2024.