Comment peut-on mesurer les inégalités dans le numérique ? La réponse peut tenir en un chiffre : les femmes ne représentent que 26,9 % dans les métiers du digital, selon Corinne Dajon, Présidente de Femmes@numérique. Une sous-représentation en forme de constat : Internet concentre les inégalités. Des inégalités qui ne touchent pas que les femmes. Il s’agit également de discrimination envers les minorités, de racisme, d’actes violents. Alors comment expliquer cette concentration de problèmes et de déséquilibres, reflets du monde physique, dans le numérique ? Pour en parler et répondre à cette question, Siècle Digital a rencontré Mathilde Saliou, journaliste et autrice du livre Technoféminisme : comment le numérique aggrave les inégalités.


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Les inégalités : de l’espace physique à l’espace numérique

Pour trouver une première explication à ces inégalités, il faut remonter aux années 1970-1980. À cette époque, les entreprises commencent à saisir l’importance des outils informatiques. Une prise de conscience qui s’accompagne d’un besoin : celui de formaliser et structurer le domaine. « Des écoles dédiées ouvrent leurs portes en mettant des hommes à des postes de pouvoir, en recrutant massivement et en développant l’idée que les meilleurs codeurs sont des hommes », explique Mathilde Saliou, journaliste spécialisée dans le numérique. Pourtant la première programmeuse dans l’histoire est la comtesse Ada de Lovelace, à l’origine du premier code informatique. La place des femmes dans l’informatique a donc été centrale, dès le début.

Toutefois, la démocratisation du domaine informatique arrive vite et de nouvelles règles s’imposent. Les femmes semblent écartées et les hommes prennent le relais pour devenir les génies de l’informatique. Un phénomène expliqué par Mathilde Saliou dans son livre et théorisé comme « le mythe de la femme empêchée » : elles travaillent à l’élaboration du software mais restent dans l’ombre tandis que les hommes, via le hardware, prennent la lumière. « Règle 30 : il n’y a pas de fille sur internet », résume l’autrice.

Peu à peu, des discours de lutte contre les discriminations au travail émergent. En 2020 les femmes occupent différents postes de responsabilité. Néanmoins, elles représentent seulement 33 % des salariés dans les métiers du numérique, et Mathilde Saliou explique ce déséquilibre par l’image qu’a la société des métiers de la tech. « On présente souvent Steve Jobs comme un génie de la technologie et du marketing. Mais cet attrait pour la figure du génie jette dans l’ombre toutes les petites mains qui ont permis d’arriver à la découverte ».

Une invisibilisation des femmes, doublée d’une violence en ligne plus importante à leur égard. Avec l’arrivée des blogs, des forums puis des réseaux sociaux, ces violences ont changé de format. Aujourd’hui elles se sentent en danger dans le numérique. Elles sont confrontées chaque jour à des attaques, dont la plupart sont anonymes, « les femmes sont 20 % moins susceptibles que les hommes d’utiliser l’Internet. En ligne, les femmes courent vingt-sept fois plus de risques d’être visées par du cyberharcèlement que les hommes » affirme Mathilde Saliou.

Outre les plateformes, propices, entre autres, au développement de groupes masculinistes et au harcèlement, ainsi que l’historique invisibilisation des femmes, les algorithmes et leur construction sont une autre explication du renforcement des inégalités dans le numérique.

L’intelligence artificielle et inégalité numérique : quel rapport ?

Les algorithmes et l’intelligence artificielle sont effectivement d’autres vecteurs d’inégalités. Le problème réside cette fois dans la manière dont ils sont élaborés. Les algorithmes sont une suite d’instructions et d’opérations très précises. « Une suite d’étapes permettant d’obtenir un résultat à partir d’éléments fournis en entrée », selon la CNIL. Pour ce faire, des millions de données, regroupées en ensembles, sont utilisées. Ces derniers sont notamment utilisés pour entraîner les intelligences artificielles. Par conséquent, si les ensembles de données sont biaisés dès le départ, les algorithmes et autres IA ne feront que reproduire ces biais.

Comme l’explique Mathilde Saliou dans son ouvrage, les données étant à l’origine collectées puis utilisées par des humains, cela mène à des biais algorithmiques et à la reproduction des inégalités physiques dans le numérique. La journaliste illustre ses propos par un exemple sur l’attribution des aides sociales : « nous avons déployé dans plusieurs pays dans le monde des scores de fraudes pour donner des notes aux gens qui demandent de l’aide sociale, et détecter s’ils sont suspects. Si oui, nous allons les contrôler ».

Un système qui repose sur des algorithmes, sujets à des biais. Ainsi, une femme noire aurait potentiellement plus de chances d’être contrôlée qu’un homme. Un risque de discrimination bien réel, comme l’a prouvé une récente affaire. « Le problème pour entraîner les machines c’est que nous l’avons fait avec de vieux dossiers. Résultat au Pays-Bas, il y a eu un grand scandale en 2019 parce qu’il y avait des machines biaisées, contre des femmes nées en dehors du pays qui n’ont jamais fraudé. Mais la manière dont la machine est entraînée fait que la personne est jugée frauduleuse », poursuit l’écrivaine.

Il n’existe pas de solution pratique pour lutter contre ce phénomène selon elle, en revanche, Mathilde Saliou suggère de sensibiliser au numérique pour mieux comprendre son fonctionnement et sa logique. « Le savoir c’est le pouvoir, et c’est ce que je fais déjà avec mon livre. Informer sur les bases du fonctionnement de l’espace numérique, et le mécanisme qui fait que les inégalités existent et les techniques qui permettraient de lutter contre ».


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