En juillet dernier, plusieurs cabinets de conseils annonçaient le lancement imminent d’une ICO pour des sociétés du CAC 40 qu’ils accompagnaient. Ces opérations devraient théoriquement arriver en septembre si l’on en croit les annonces faites dans la presse, et nous devrions donc si tout se passe bien voir des levées de fonds en cryptomonnaies réalisées par des grands groupes. Au-delà du marketing et du coup de com’ que cela représente, quels sont les bénéfices pour une société autre qu’une startup pour se lancer dans une ICO ?

État de la situation pour les porteurs de projet

Ces derniers mois ont été très compliqués dans l’écosystème blockchain et cryptomonnaies avec en particulier le niveau des cours qui a complètement dévissé depuis le début de l’année. Pour autant lorsqu’on regarde les choses avec pragmatisme, les cours sont toujours en hausse par rapport à l’année dernière à la même période. Plusieurs raisons sont à l’œuvre derrière ces fluctuations, mais il faut juste ne pas oublier qu’il y a déjà eu des périodes similaires avec des cycles de chutes importantes suivies de hausses tout aussi importantes depuis maintenant 10 ans.

Il s’agit donc d’un moment difficile à passer pour les sociétés qui réalisent leur ICO, certaines décident d’ailleurs de décaler le démarrage de la phase publique à un moment plus opportun en espérant que les cours de l’ether en particulier reprennent des couleurs d’ici la fin de l’année. Et puis les choses ont beaucoup changé par rapport à l’année dernière, les investisseurs sont maintenant plus éduqués, ils ont essuyé beaucoup de plâtres et ils sont donc plus attentifs aux projets dans lesquels ils décident d’investir. Les levées de fonds en cryptomonnaies deviennent plus difficiles à organiser, elles coûtent plus cher et trouver des investisseurs est devenu une vraie gageure.

En attendant, les chiffres des levées de fonds réalisées depuis le début de l’année sont toujours aussi impressionnants. Selon CoinDesk, 460 opérations ont déjà eu lieu depuis début 2018, contre 343 en 2017, pour un montant total levé de 14 295 millions de dollars, contre 5 482 millions de dollars en 2017. Les montant moyens levés s’envolent eux aussi puisque le ticket moyen est de 31,08 millions de dollars depuis le début de l’année alors qu’il était de 15,98 millions de dollars l’année dernière, cela a quasiment doublé !

Un token pour quoi faire ?

Alors quand on entend que des sociétés du CAC 40, dont on ne connait pas le nom et qui tentent donc de garder les choses confidentielles, sont en train de préparer dans le secret une ICO pour le mois de septembre, on peut légitimement se demander pour quoi faire ? Pour le moment on ne peut donc que faire des hypothèses.

La réalisation d’une ICO permet d’émettre un token qui peut prendre plusieurs formes différentes :

  • Les cryptomonnaies, ce type de token, d’ailleurs dans ce cas on les appelle plutôt des coins, est destiné avant tout à servir de monnaie. Pour rappel, une monnaie est caractérisée par trois fonctions : unité de compte, réserve de valeur et intermédiaire des échanges. Il est fort peu probable que les groupes du CAC 40 se lancent dans la création d’une cryptomonnaie.
  • Les security tokens sont des titres financiers, ce sont l’équivalent d’actions ou d’obligation et ils sont donc destinés à matérialiser sous une autre forme ces titres. Pour le moment plusieurs startups travaillent à la création de plateformes d’émission et d’échange de cette forme de token mais rien n’existe. Par ailleurs, c’est aussi plus engageant pour une entreprise puisqu’il y a une règlementation à suivre autant que des contraintes associées une fois le titre émis (droit de vote, dividendes…) Là encore, il est hautement impossible que cela soit ce type de token qui soit envisagé pour ces groupes du CAC 40. N’oublions pas qu’ils sont déjà tous côtés, cela n’aurait par ailleurs pas beaucoup de sens.
  • Les utility tokens sont une forme de crédit pour l’utilisation d’un service existant ou à venir, il s’agit donc d’acheter à l’avance ces crédits qui demain serviront à utiliser le produit développé par l’entreprise. Dans ce cas de figure, on peut imaginer que ces entreprises du CAC 40 soient en train de créer un token de ce type pour pouvoir utiliser un de leur service ou acheter un de leur produit avec. C’est sûrement l’hypothèse la plus probable.

Une première en France et une opération rare dans le monde

Ce qui est intéressant, si pour le moins cela finit par se réaliser, c’est que cela représenterait une première en France et une opération rare au niveau mondial. En effet, pour le moment le seul corporate qui ait annoncé une ICO est Kodak en début d’année avec un Kodak Coin qui servirait sur une plateforme dédiée aux photographes. Au-delà du fait que l’opération n’est toujours pas terminée, qu’elle a pris 4 mois de retard et surtout qu’il n’y a pas beaucoup de communication sur le projet ni dans la presse ni sur les réseaux sociaux, à peine 113 tweets sur le compte Twitter de l’opération, pour le moment personne n’a vraiment d’idée de ce que cela va donner. Pour autant le projet a du sens, le produit proposé répond à une problématique pour les photographes, mais l’ICO est toujours en cours. Ce qui est plus sûr c’est l’impact qu’a eu l’annonce sur le cours de bourse de Kodak qui était plutôt alarmant et qui d’un seul coup a pris 119%.

Un groupe du CAC 40 en France qui se lancerait dans une levée de fonds en cryptomonnaies ferait forcément le buzz chez nous et à l’étranger, il aurait nécessairement des retombées folles dans la presse spécialisée et auprès des investisseurs traditionnels. Quoi de plus rassurant que d’investir dans un projet porté par une marque connue, réputée et ancienne. Mais après le buzz, quelle serait la promesse ? En quoi, une ICO apporterait-elle quelque chose à ces groupes qui se financent traditionnellement avec les banques ? Sans compter sur le risque qu’une opération de ce type pose pour le cours de bourse de ces entreprise, autant Kodak a vu un effet positif sur son cours après l’annonce de l’opération, autant on peut tout à fait imaginer un plantage monumental en cas de problème sur le projet ou sur le token une fois émit.

De la difficulté à innover pour les grands groupes

Enfin ces grands groupes sont structurellement incapables d’innover et de sortir un projet technologique dans des délais raisonnables. Le délai moyen pour ces entités est souvent de 12 à 18 mois pour sortir un nouveau produit ou service, et là bien sûr il s’agit de solutions basées sur des technologies éprouvées (mobile, web, à la limite big data) alors imaginez les faire bouger les lignes internes sur la blockchain afin de créer un token, quel qu’en soit sa forme, rien que cela relève de l’exploit.

Je suis peut-être un peu pessimiste sur ce point, et j’espère avoir tort et voir émerger ces projets dans les semaines à venir, mais très sincèrement je doute qu’il soit possible pour un corporate de réunir rapidement et efficacement des juristes, des financiers, des experts techniques et des boss pour produire un token. Surtout quand on sait que ceux qui ont lancé de simples prototypes sur la blockchain sont encore nombreux à être empêtrés dans leurs problèmes d’industrialisation et dans le staffing des compétences nécessaires à la finalisation et au passage en production de leurs applications.

Restons positifs et laissons-leur une chance de réussir à prouver qu’ils peuvent le faire, le résultat n’aura que plus de valeur.