Siècle Digital – Morgan Jerabek : Vous venez d’annoncer le lancement d’un nouveau véhicule d’investissement baptisé « Europe Seed III », dédié aux jeunes start-up européennes en phase d’amorçage. Pourquoi, dans un contexte frileux en matière d’investissement (les levées de fonds des jeunes pousses tricolores ont baissé de moitié sur les six premiers mois de l’année par rapport au premier semestre 2022), choisir de lancer ce fonds maintenant ?

Maximilien Bacot : C’est une très bonne question. Nous sommes convaincus que de manière générale – et le passé le montre sur les millésimes un peu compliqués comme la période post-crise du secteur internet en 2001-2002 ou post-crise financière de 2008 – les millésimes où il y a une raréfaction des liquidités sont souvent les meilleurs en raison d’une baisse du deal flow et d’une concentration, ce qui pousse les équipes à innover, à entreprendre, à lancer de nouveaux projets. Au niveau des équipes Tier One, les meilleures, il y a toujours le même volume d’équipes compétentes et valeureuses. Ces raisons nous poussent à considérer que c’est un excellent moment pour investir car il y a toujours un substrat très qualitatif. Ce qu’on perd en termes de deal flow c’est plutôt la long tail des entrepreneurs qui ont un peu moins de certitudes et de convictions, et donc soit ne sont pas financés soit ne lancent pas leur projet.

Pour résumer, dans un contexte comme celui-ci, s’il est vrai qu’il y a moins de levées de fonds, moins d’opérations de M&A, on peut en revanche s’appuyer sur un point d’équilibre plus cohérent entre investisseurs et entrepreneurs, s’asseoir à une même table et bâtir ensemble dans la durée. Même chose sur les prix : après une période de valorisations élevées, on assiste à un retour à davantage de sérénité.

SD : Peut-on conclure, avec le lancement de ce nouveau fonds, que le « signal positif » que souhaitait lancer l’Etat via son plan Deeptech, abondé à hauteur de 3 milliards d’euros par Bpifrance lors de son démarrage en 2019, a été reçu 5/5 par les marchés ?

François Paulus : La France ne possède pas de pension funds. Partant de là, toute initiative de l’État visant à mettre de l’argent dans les fonds d’investissement est bonne à prendre. Cela a démarré il y a 10 ans avec la French Tech, depuis on voit bien que la BPI est « instrumentale » dans la plupart des fonds VC en France. Chez Breega, nous n’avons pas attendu le lancement de ce plan, nous faisons de la Deeptech depuis le début. Pour être tout à fait transparent, BPI a investi dans Seed III, tout comme dans Seed II et Seed I. Mais d’une manière générale oui, 3 milliards d’euros injectés dans l’écosystème c’est une très bonne chose.

SD : Comme le nom de votre nouveau fonds l’indique, les start-up soutenues ne seront pas seulement françaises. 1/3 d’entre elles seront britanniques. Pourquoi cet accent sur le Royaume-Uni ?

Maximilien : Pour plusieurs raisons : la première c’est que nous sommes convaincus que le Royaume-Uni regorge de pépites et d’entrepreneurs très talentueux. Cela fait partie de notre stratégie chez Breega que d’être un acteur français mais aussi européen, et dans cette volonté d’expansion et de développement d’une marque européenne, le Royaume-Uni est absolument déterminant. En vérité ce n’est pas récent : cela fait cinq ans que nous y sommes présents. C’est aussi un moyen d’apporter de la diversification : nous cherchons bien sûr les innovations disruptives, mais également en tant qu’assets manager à bien diversifier notre portefeuille. Cette diversification porte sur le nombre de start-up, sur une composante Deeptech et une composante d’innovations digitales, et elle porte aussi sur les géographies que nous adressons. Par notre présence dans de nombreux pays, nous apportons un critère de diversification important qui nous a souri par le passé.

François : Au Royaume-Uni nous ne partons pas du tout de zéro : nous y avons ouvert un bureau dès 2017, nous y avons déjà fait 13 investissements et nous y avons quelques boîtes très connues là-bas comme MoneyBox, Curve ou Cuvva. Notre marque commence à y être connue, c’est le moment ou jamais d’appuyer sur l’accélérateur.

SD : Pouvez-vous nous en dire plus sur certaines de vos participations ? Certaines font-elles déjà parler d’elles, ou sont-elles particulièrement prometteuses ? Vous intéressez-vous au secteur de l’IA générative ?

François : Commençons par Exotec qui est sans doute l’une des plus connues de nos participations, spécialisée dans les systèmes robotiques pour la logistique des entrepôts et qui est une double licorne industrielle, qui vaut vraiment au moins 2 milliards d’euros ! L’an dernier, ils ont fait 150 millions d’euros de chiffre d’affaires, ça n’est pas une boîte qui a fait des levées sur des fausses promesses. On a déjà des clients partout dans le monde, une quinzaine aux USA, Uniqlo au Japon… La boîte est vraiment stratosphérique !

Maximilien : Sur les pépites nous avons déjà cité Money Box, une fintech britannique qui incite les utilisateurs de son app à économiser et à placer leur argent de façon durable, dont la croissance depuis quelques années est incroyable. Nous avons également des start-up plutôt software, je pense à Didomi notamment qui est un pur software en mode SaaS et qui est une plateforme de gestion du consentement pour l’utilisateur : si vous allez sur Internet et qu’on vous demande vos préférences pour vos données personnelles, il y a de grandes chances que vous utilisiez une interface Didomi. Même chose, très beau succès dans lequel nous avons investi en 2019, aujourd’hui la boîte a un chiffre d’affaires de plus de 10 millions. Citons également Alice et Bob qui travaille sur l’ordinateur quantique… Il y a toujours un panachage dans notre portefeuille d’innovations digitales entre Deeptech et software.

Nous nous intéressons à l’IA générative avec beaucoup d’enthousiasme et de précaution. Ça fait partie des buzzwords dans notre métier, avec Web3, blockchain, crypto… Évidemment nous ne voulons pas être suiveurs, donc nous essayons d’anticiper. En revanche, nous voulons que ça soit de bonnes équipes avec de vrais angles go-to-market très précis. Ça peut se décliner dans beaucoup de secteurs et beaucoup de marchés, mais il faut que ça soit fait avec un positionnement produit très clair. La gen AI est un moyen mais pas une finalité en soi, ce qui nous intéresse c’est le produit construit en utilisant la puissance de cette technologie.

SD : L’amorçage ne représente que 10% des fonds investis en Capital-Risque. Notamment parce que le taux d’échec est très élevé, autour de 80% selon Franceinvest. A contrario, vous revendiquez un taux de succès de 70 % des start-up que vous accompagnez lors de cette phase. Faut-il y voir la preuve de la pertinence du parcours d’accompagnement sur-mesure que vous proposez aux entrepreneurs ?

Ben Marrel : La réponse est dans la question ! Oui, effectivement, quand on parle de 70 % il faut être clair : on parle du tour d’après. Quand nous investissons dans des boîtes, 70 % d’entre elles arrivent à relever un tour après, avec bien sûr un autre fonds qui fait le lead, ce qui est effectivement énorme par rapport aux statistiques nationales. Je pense que c’est la preuve que nous savons bien sélectionner nos sociétés, mais il est aussi vrai que dans ce métier il y a un taux de casse assez élevé, aussi le fait de ne pas avoir autant de boîtes qui meurent après le premier tour est un bon signe. La première année, nous déployons un programme d’accompagnement en proximité, qui fait que les boîtes sont très bien préparées et prêtes pour le tour d’après.

SD : Pouvez-vous nous en dire plus sur la nature de cet accompagnement extra-financier ?

Ben : Il s’agit d’une équipe de 10 personnes, soit un quart de notre masse salariale. C’est un vrai effort mais nous pensons que ça a beaucoup de valeur. Nous nous sommes focalisés sur trois verticales et une horizontale. En termes de verticale, notre équipe va aider nos start-up sur tout ce qui est RH, pas seulement le recrutement mais aussi la structuration, le plan d’intéressement des commerciaux, etc. Il y a aussi tout ce qui est marketing growth. Souvent, nous finançons des boîtes Deeptech, avec des profils ingénieurs qui ne sont pas forcément les meilleurs dans ce domaine, et nous avons des compétences à leur offrir. Et enfin, tout ce qui est branding & communication. De nombreuses boîtes ne réalisent pas à quel point c’est important, nous les aidons là-dessus. Et sur l’horizontal, Sébastien Boucraut, patron de la scaling team, a déjà scalé beaucoup de boîtes sur plusieurs continents et a une grosse expérience dans la croissance des boîtes de quelques dizaines de personnes vers quelques centaines.

Ce sont les quatre aspects de notre accompagnement opérationnel sur lesquels nous ne facturons rien, c’est un service gratuit : nous considérons que si nous aidons ces boîtes, leur croissance sera plus rapide et elles créeront donc encore plus de valeur et plus vite.

François : Il ne s’agit pas d’une approche service-centered mais d’une démarche bien structurée dès l’investissement avec l’entrepreneur. Nous déterminons un timing très précis avec l’entrepreneur, avec un objectif de résultats. Nous sommes toujours guidés par les résultats que l’on produit, ça n’est pas du coaching ou du mentoring.