Ben Marrel est le CEO et co-fondateur de Breega, un fonds de capital-risque français, qui a bouclé au début de l’été un quatrième fonds à 250 millions d’euros, spécifiquement destiné aux fintechs et au Web3, passant ainsi la barre du demi-milliard d’euros sous gestion. Il revient pour Siècle Digital sur son expérience d’entrepreneur devenu investisseur, sa vision de l’écosystème tech français et les perspectives de croissance de Breega.

Siècle Digital : Les fondateurs de Breega viennent tous du monde de l’entrepreneuriat. Quel est le cheminement qui vous a poussés à passer sur l’autre rive en devenant investisseurs ?

Ben Marrel : Nous avons, avec les cofondateurs de Breega, François Paulus et Maximilien Bacot, eu un double cheminement. Le premier est assez personnel. Nous étions tous à des moments charnières de notre vie entrepreneuriale. Nous venions de quitter nos projets respectifs et réfléchissions alors au coup d’après. De là est venue l’idée de monter un projet d’investissements, plutôt qu’une nouvelle aventure entrepreneuriale opérationnelle. Nous avions l’idée que monter un fonds qui nous ressemble nous permettrait de changer d’échelle et d’avoir un poids beaucoup plus important sur la société : plutôt que de tenter de transformer une seule industrie, pourquoi ne pas en profiter pour en réinventer cent au travers des entrepreneurs que nous soutenons tout en faisant bouger les lignes du capital investissement ?

Le second cheminement est finalement beaucoup plus « macro ». En bons entrepreneurs, nous avons observé le marché. Nous nous sommes rendu compte à quel point il était faible en France et, plus généralement, en Europe. A l’époque, la France, ce n’était que 0,05 % de son PIB investi dans la tech. Parmi les économies avancées les plus technologiques, comme les Etats-Unis ou Israël, ce taux était déjà de 0,5 % du PIB. S’il peut paraître modeste, ce gap se compte pourtant en dizaines de milliards d’euros non investis dans des entreprises à très fort potentiel de croissance. Dans le même temps, la France est l’un des pays du monde avec le plus grand nombre de médaillés Fields par habitant, avec un immense vivier de managers et ingénieurs de très haut-niveau et un écosystème universitaire et d’innovation foisonnant. Ce différentiel entre les besoins en investissements et les capacités existantes en France nous a donnés confiance dans la pertinence de notre stratégie de nous lancer dans l’investissement et la recherche de fonds pour les acteurs qui en avaient besoin.

Nous nous sommes dit que ce 0,05 % du PIB allait grimper assez naturellement à 0,5 % et que la France allait devenir l’un des acteurs de premier plan de la tech mondiale. Nous avons d’ailleurs rapidement eu la validation du marché, ce qui nous a permis de passer de 0 à plus de 500 millions d’euros sous gestion en à peine sept ans.

Le fait que vous soyez issus du monde entrepreneurial permet-il de mieux accompagner les entrepreneurs ? D’être davantage conscients de leurs besoins et de leurs difficultés ?

BM : Nous avions, par expérience, très longtemps été de l’autre côté de la table. Nous avons constaté que les fonds avec lesquels nous échangions venaient tous du monde de la finance et n’avaient pas réellement d’expérience de l’entrepreneuriat. Ce qui n’est pas un mal en soi, mais ne permet pas le même degré d’intervention. Ainsi notre ADN très entrepreneurial et très opérationnel nous a donnés la certitude que nous pourrions apporter quelque chose de différent par rapport aux fonds traditionnels.

Ce qui nous offre une plus-value incroyable est le fait d’être passés par ce que les founders actuels traversent. Nous avons un degré d’échange, un territoire de communication qui est finalement le même. Nous parlons d’entrepreneurs à entrepreneurs et ça a une valeur énorme, que nous ressentons tous.

Vous avez annoncé le 23 juin dernier la levée d’un nouveau fonds de 250 millions d’euros, dédié aux fintechs et au Web3. Vos différentes participations témoignent d’un fort tropisme digital. Selon vous, quelles sont les perspectives sectorielles pour l’écosystème des jeunes pousses françaises du numérique, dans un contexte économique qui reste sous pression ?

BM : Pour répondre à cette question, il faut fermer les yeux et tenter de se figurer ce que sera la société dans dix ans. Le constat est très vite posé : il est impossible que le monde de demain soit moins technologique qu’il ne l’est aujourd’hui. Différemment technologique, peut-être… Mais il ne le sera pas moins. Nous faisons face à des enjeux climatiques et sociétaux immenses. La technologie sera nécessairement partie prenante des réponses qui seront apportées à ces défis.

Certes, il y’a eu récemment et il y’aura encore, au moins à court-terme, des tensions sur les marchés. D’abord à cause des marchés eux-mêmes : nous avions déjà un afflux de liquidités lié aux politiques de quantitative easing nées de la dernière crise. A cela se sont ajoutés des plans très volontaristes de soutien à l’économie pendant la crise sanitaire. Dans le même temps, les investisseurs boursiers dans les valeurs technologiques ont imaginé des croissances sans fin. Certes, le secteur de la tech a résisté aux confinements et aux complexités liées au COVID, parce qu’il y’a eu des demandes ponctuelles très fortes. Il suffit de regarder la croissance des chiffres de visionnage sur les plateformes de VOD. Mais il était illusoire d’imaginer des entreprises à croissance infinie : les arbres ne touchent jamais le ciel.

Cette décorrélation a nécessairement entraîné une correction. Le monde de la tech’ n’est pas si différent des autres secteurs et n’est pas linéaire. A court-terme, les valeurs tech’ semblent être chahutées, comme le sont d’ailleurs toutes les industries mais il s’agit plutôt d’un retour à des valeurs normales. Sur le long-terme, face aux besoins des populations et aux défis systémiques auxquels nous faisons face, les signaux restent tous au vert. D’ailleurs, il faut aussi souligner que les startups les plus fortes et les plus résilientes que l’on connait aujourd’hui se sont lancées dans les moments de crise. Peut-être parce que, pendant ces périodes, les entrepreneurs font des paris plus courageux et qu’ils construisent des structures à plus fort potentiel de transformation.

Vous attachez une certaine importance à la notion de « Care », que vous mettez au cœur de votre stratégie d’investissements. Comment cette notion peut-elle se déployer concrètement dans l’accompagnement opérationnel de vos participations ?

BM : Dans notre ADN entrepreneurial, nous avons une très forte conviction. Une entreprise d’investissement n’a pas à être gérée différemment des autres. Pendant des années dominait l’image d’Épinal un peu folle du Partner VC qui faisait tout du sol au plafond : il levait des fonds, investissait dans les startups, siégeait au board, apportait de la valeur. C’est évidemment impossible. Nous avons une approche pragmatique, riche de notre expérience entrepreneuriale. Nous avons pensé Breega comme une entreprise normale : nous levons de l’argent, investissons dans des startups et surtout nous aidons nos participations à grandir, soutenus par une équipe middle/back office qui permet que tout cela soit bien huilé et qui s’assure que notre activité d’investisseurs soit en ligne avec les contraintes du régulateur. Ce qui est au cœur de notre métier, c’est bien la volonté d’aider les startups à grandir.

En tant que fonds de capital investissement qui aspire à la croissance de ses participations, les soutenir au quotidien, c’est évidemment l’approche la plus rationnelle mais soyons honnêtes, beaucoup de fonds en parlent, très peu mettent en pratique un réel accompagnement opérationnel. C’est le sens du « Care », tel que nous l’entendons et le mettons en œuvre chez Breega. Aujourd’hui, chez Breega, c’est un quart de notre équipe qui passe son temps à accompagner les entrepreneurs, pour leur partager les meilleures pratiques, leur permettre d’avoir du recul sur la manière dont ils opèrent et pour leur faire prendre les meilleurs choix dans leur quotidien opérationnel.

Pour faire simple : nous nous organisons autour d’une juxtaposition entre board members qui se tiennent aux côtés des startups et une équipe scaling, qui permet de faire grandir nos participations en leur partageant une véritable expertise.

Vous avez récemment dépassé le demi-milliard d’euros sous gestion, vous vous êtes récemment implantés en Grande-Bretagne, qui apparaît comme l’un de vos marchés prioritaires et venez de vous installer en Espagne, avec un bureau à Barcelone. Quels sont, à moyen-terme, vos prochains objectifs ?

BM : Étant entrepreneurs, nous avons envie de faire grandir Breega car la croissance nous dope. Et surtout, plus on est gros, plus on peut soutenir de projets en nombre et dans la durée. Et plus on peut soutenir de projets, plus on aura un impact sur le monde qui nous entoure en finançant des centaines de jeunes pousses, qui seront appelées demain à changer notre mode de vie.

Une fois ce constat posé, il faut se poser la question du type de croissance que nous voulons. Nous avons lancé Breega en nous concentrant sur les investissements au seed stage, c’est-à-dire l’amorçage. Puis nous avons lancé des fonds « venture », donc intervenant à la série A et B. Pourquoi pas, demain, s’orienter vers des fonds plutôt growth, donc de la série B et au-delà.

Le second sujet est celui de la croissance géographique. Nous avons commencé à Paris. Nous nous sommes ensuite implantés à Londres, puis à Barcelone très récemment. Ce qui est rarissime chez les fonds européens et, qui plus est, français. D’autres géographies, avec des marchés à fort potentiel, nous tendent les bras. Nous sommes intéressés par toutes les zones où nous pressentons que la technologie peut réellement transformer le quotidien des gens. Il y’a enfin une volonté de diversification. Nous sommes déjà très implantés sur les segments numériques mais d’autres secteurs ont un besoin puissant d’investissements et d’accompagnement. Je pense par exemple à l’industrie ou les sciences de la vie, trop souvent ignorées des VC alors qu’elle sont aussi créatrices de valeur.