L’IA générative, l’informatique quantique, l’IoT, le métavers sont autant de domaines technologiques qui suscitent des interrogations dans les comités de direction. Faut-il investir, pourquoi et combien ? Quand et avec qui ? En 2024, savoir quelles technologies méritent d’être explorées demeure complexe. Un autre enjeu de taille pour un décideur est d’aider son équipe à se prémunir des effets d’emballement. Dit autrement, par-delà la hype, en revenir aux faits et aux impacts, et donc sortir de la frénésie technocentriste. Comment prendre un tel recul ?

Innovation technologique : gérer la passion

En 2011, le lancement des Google Glass s’accompagnait de mille promesses et au moins autant de cas d’usages pressentis. En 2019 le Métavers (et notamment celui de la société Meta) faisait miroiter des lendemains enchantés. En 2022, les regards s’illuminaient devant ChatGPT (OpenAI), point de départ d’une course aux IA génératives qui ne fait que commencer.
En entreprise, les effets que produisent ces technologies oscillent entre empressement à les adopter, et inquiétude quant à la vitesse à laquelle elles se déploient parfois. À un niveau plus micro, celui des managers de proximité, tester des technologies tous azimuts est un moyen pour stimuler la créativité des équipes, évaluer la capacité de l’organisation à s’adapter, et appréhender les réactions des concurrents. À la marge, cela peut venir alimenter une feuille de route.

Mais ces itérations autour de nouvelles technologies ne sauraient remplacer une vraie vision technologique, inscrite dans une stratégie plus large. Si l’approche par tâtonnements est nécessaire elle cumule a minima deux écueils : l’aveuglement économique et l’égarement environnemental.

Incertitudes économiques et risques environnementaux

Côté économique, la peur de louper le tournant ou la « tyrannie du retard », comme l’identifie le sociologue Dominique Boullier, est souvent une motivation pour investir. Dans l’engouement, la technologie peut devenir une stratégie en soi plutôt qu’un moyen au service d’une fin : « stratégie blockchain », « stratégie IA », « stratégie Metavers », etc. Cela tient du pari : les pertes peuvent être colossales. Après tout, le Metavers a coûté 36 milliards de dollars à Meta.

Du reste, l’histoire nous apprend que la technologie seule ne suffit pas à déployer une stratégie innovante, et encore moins gagnante. Dans son ouvrage Winning the right Game (2021), le Professeur Ron Adner rappelle, à revers du mythe souvent énoncé, que Kodak a bien pris le virage des appareils photos numérique. Cependant, la firme a été incapable de faire face à la restructuration des chaînes de valeurs, aux changements de positions des acteurs et à l’évolution des usages.

Aux incertitudes économiques, s’ajoutent les risques liés aux impacts environnementaux. La diffusion massive de nouvelles intelligences artificielles est, forcément, sous le feu des projecteurs. Quelques ordres de grandeur. Google affirme que l’IA pourrait être responsable de la consommation énergétique de l’entreprise à hauteur de 10 à 15 %, soit 2,3 térawattheures (l’équivalent d’une ville de 500 000 habitants). Côté usage, une récente étude (pre-print) signale que générer 1 000 images avec l’outil Stable Diffusion XL émettrait autant de dioxyde de carbone que conduire l’équivalent de 6,5 kilomètres en voiture. Autre enseignement : ces outils consomment à l’usage, un usage qui ne fait qu’augmenter.

Face à ces dérives, l’UE va actualiser les lois existantes en matière de technologies numériques, avec l’idée d’introduire de nouvelles mesures pour garantir que les centres de données soient « neutres » sur le plan climatique, et plus économes en énergie d’ici 2030 au plus tard. Cependant, ce « Pacte vert » s’inscrit dans un contexte où la demande est telle que leur consommation nette ne fera qu’augmenter. L’équation n’est pas résolue.

Il devient donc urgent de repenser le mode de prise de décision concernant les développements technologiques futurs, et assurer une meilleure convergence entre progrès et sobriété. Dans l’incertitude face à l’avenir, nous devons, comme le propose l’Académie des Technologies, faire preuve de « discernement technologique. »

« Discernement technologique »

Dans sa synthèse du Séminaire 2022 « Matière à penser sur la sobriété », l’Académie des technologies, rappelle que la sobriété est incontournable : il s’agit de garantir la possibilité du progrès pour tous, et de préserver la possibilité d’une amélioration des conditions de vie compatible avec les limites planétaires.

L’Académie livre plusieurs messages. D’abord, la sobriété est nécessaire à court terme car la technologie ne suffit pas à faire face à l’urgence climatique. L’objectif de 55 % de décroissance des émissions de l’Europe par rapport aux niveaux de 1990 d’ici à 2030 est inatteignable sans un grand effort de sobriété conjugué à l’efficacité technologique. C’est seulement à long terme, au-delà de 2050 que des technologies permettront peut-être de réduire l’effort de sobriété, selon l’Académie.

L’Académie avance ensuite que les choix technologiques futurs devraient s’effectuer suivant un discernement technologique collectif s’appuyant sur une «évaluation de leurs bénéfices, de leurs coûts et de leurs risques pour la société et pour l’environnement », et d’ajouter : « L’existence d’un marché viable ne saurait garantir qu’une innovation soit opportune. »

À l’échelle des entreprises, les développements technologiques ne sauraient échapper à ce besoin de discernement. Cela commence avec une prise de recul, et des questions concrètes : la technologie est-elle l’objet ou le moyen d’une exploration ? Qu’apporte-t-elle comme bénéfice, eu égard à ses impacts environnementaux ? S’il n’existe évidemment pas d’indicateur unique au discernement technologique, aller dans cette direction, y compris institutionnellement, est souhaitable.

Le questionnement de la « technologie invisible » pour le choix technologique

Pour intégrer ce discernement technologique en Grande Entreprise et Entreprise de Taille Intermédiaire, un obstacle de taille est à lever. La volonté d’un décideur peut se heurter des mécanismes de rejet, au poids d’outils de gestion, de procédures et de critères qui sclérosent les changements de direction.

En 1983, Michel Berry, Ingénieur général des Mines et Directeur de recherche au CNRS, alertait déjà sur le déterminisme engendré par ce qu’il nommait alors la « technologie invisible ». Si selon Keynes « les hommes politiques sont souvent des victimes inconscientes d’économistes déjà morts », alors il en irait de même avec les équipes de décideurs qui se succèdent sans pouvoir réellement orienter la trajectoire de l’entreprise vers plus de réflexivité, ce par la faute des règles obsolètes qui s’opposent à eux sans qu’ils n’en aient conscience. En l’occurrence, des règles qui poussent au suivisme et aux stratégies techno-push, quitte à multiplier par principe la quantité d’expérimentations, copier des innovations produites ailleurs sans prendre le temps d’identifier les chemins de traverses, les autres investissements nécessaires mais dépriorisés, qui pourraient garantir des stratégies plus responsables.

Se prémunir de la frénésie technologique revient donc en premier lieu à questionner les outils sous-jacents aux choix technologiques. En comprenant mieux la nature de la « technologie invisible », et en cultivant le doute à l’endroit de toute forme de hype.