A l’occasion d’une matinée organisée en mars dernier à Paris en partenariat entre le cabinet d’avocats Taylor Wessing et les membres français de l’association mondiale IACCM (International Association for Contract & Commercial Management) sur le thème « blockchain & smart contracts », divers intervenants du monde de l’entreprise française se sont interrogés sur les cas d’usage existants et à venir et leurs impacts sur le modèle opérationnel des entreprises et la manière de travailler de l’ensemble des parties prenantes aux relations commerciales et contractuelles.
Le «smart contract » (ou « contrat intelligent ») est une des nombreuses promesses applicatives de la technologie de la blockchain, aux côtés d’autres telles que la transmission d’actifs numériques ou la traçabilité par exemple. Il offre aux entreprises des solutions pratiques visant à accélérer et faciliter la conclusion des transactions commerciales, à optimiser leur mise en œuvre et ainsi à réduire les points de friction entre toutes les parties prenantes.
D’un point de vue concret, comment l’entreprise peut-elle s’approprier le smart contract ? C’est à cette question qu’un panel d’experts réunis lors de cette matinée a apporté des premiers éléments de réponse fondés sur leur expérience terrain du sujet.

Quels sont les enjeux du smart contract du point de vue de l’entreprise ?

« Confiance » est sans doute le mot le plus fréquemment utilisé lors des échanges entre les intervenants de cette matinée.
A travers le smart contract, les entreprises se préparent en effet à un véritable bouleversement de la confiance. Celle-ci se déplace des cadres classiques que sont la loi et les institutions vers un monde où la confiance repose soit sur la communauté pour les blockchains publiques, soit sur les tiers de confiance pour les blockchains privées (par exemple, banques, opérateurs de télécom) limitées à des consortiums plus restreints.
Grâce à cette technologie de stockage et d’échange décentralisée et cryptée, les relations commerciales entre les membres du réseau sont sécurisées, même lorsque la confiance n’existe pas. L’information stockée et échangée est transparente, identique et réputée inaltérable, ce qui garantit la fiabilité des transactions entre les membres du réseau en l’absence de tout intermédiaire institutionnel.
Ce bouleversement pose à la fois des enjeux techniques pour l’entreprise que sont notamment la sécurité, la performance et l’interopérabilité avec les systèmes déjà existants, mais également des enjeux institutionnels en termes notamment de gouvernance des réseaux publics ou privés et de régulation. Le smart contract fondé sur la blockchain soulève notamment des questions de compatibilité avec le droit des contrats et les règles de protection des données personnelles comme le RGPD au niveau européen.

Quels sont les cas d’usages existants ?

A l’heure actuelle, le smart contract au sein des entreprises vise avant tout à automatiser les techniques de contractualisation et d’exécution contractuelle.
Un des exemples présentés lors de cette matinée par la société Utocat en collaboration avec la compagnie d’assurance AXA est Fizzy. Fizzy est un système d’assurance permettant une indemnisation automatique de l’assuré en cas de retard de vols. Plus besoin de demander le remboursement à son assureur, Fizzy rembourse dès que le vol de l’assuré est retardé d’un certain nombre de minutes fixées à l’avance conformément à la réglementation applicable.
Fizzy opère en partenariat avec FlightStat, agissant en tant qu’ « oracle », c’est-à-dire en fournisseur indépendant d’informations objectives sur les horaires prévisionnels et effectifs des vols, et ainsi sur les éventuels retards subis. Le système implique ainsi une pluralité d’acteurs: l’assureur, le réassureur, l’assuré et l’oracle qui donne des horaires fiables (en cas d’erreur, un débrayage manuel est toutefois possible).
L’automaticité est rendue possible par le smart contract : le retard effectif déclenche le droit à réparation et sa mise en œuvre au bénéfice de l’assuré sans l’intervention d’aucun intermédiaire. Gage de prévisibilité et de transparence, le smart contract permet ainsi de simplifier le fonctionnement de l’assurance.
Un autre cas d’usage présenté au cours de cette matinée est celui de la société 14bis Supply Tracking qui offre une solution de traçabilité des biens physiques, des actifs numériques et hybrides. L’exemple présenté est une solution de traçabilité des pièces utilisées dans le domaine aéronautique, et qui permet ainsi aux équipementiers et à leurs clients – opérateurs et compagnies aériennes – de vérifier le temps d’utilisation des pièces, leur cycle de vie en vue de leur maintenance, le lieu où se situent ces pièces ou leur date de livraison.
Grâce à cette technologie, il est également plus facile pour les opérateurs et les compagnies aériennes de s’échanger des pièces en cas de besoin urgent (« quick fix swapping »). Cette solution permet aussi aux entreprises du secteur de garantir la navigabilité d’une pièce aéronautique en automatisant les démarches administratives associées à cette certification, et ainsi d’optimiser les conditions de sécurité des vols.
Il existe toutefois ici un vrai enjeu de gouvernance afin que des consortiums composés de diverses parties prenantes qui ne se font pas naturellement confiance – clients, concurrents, partenaires etc. – puissent travailler ensemble de manière fluide et efficace à l’alimentation de cette blockchain en données et au partage fiable de celles-ci.

Et les cas d’usages à venir ?

Les enjeux présentés par les cas d’usage existants ont conduit les intervenants à s’interroger sur ce que pourraient être les cas d’usage à venir. Le smart contract est incontestablement une technologie de rupture marquée par un côté très prospectif.
Orange, via sa direction juridique, a ainsi présenté sa vision du « smart contract », impliquant la mise en place préalable d’une plate-forme qui s’appuie elle-même sur un data lake et un graphe de connaissances d’entreprise. Cette plate-forme Lexview organise la mise en œuvre de solutions et services motorisés à l’intelligence artificielle, et permet différentes automatisations de processus par l’utilisation de contrats et documents standards, et par la suite, de mécanismes de type blockchain. Cet écosystème permettra à terme d’identifier de manière distribuée et sécurisée toutes les transactions réalisées par l’entreprise depuis sa création.
Au cœur du système, c’est le graphe qui permet l’organisation sémantique des données autour de nœuds liés par des liens ; à titre d’illustration, lorsqu’il s’agit pour l’entreprise de signer un accord de confidentialité avec une autre entreprise, le graphe permet d’assembler l’accord pour signature en liant le modèle au droit applicable, aux paramètres de l’accord (entre autres, date de prise d’effet), aux territoires concernés, aux personnes ayant l’autorité de signer, d’enregistrer les signatures, de lier l’accord signé aux autres contrats signés entre les mêmes entreprises, à la réalité commerciale de leurs projets communs, etc.
L’enjeu du processus de contractualisation et de la blockchain est de permettre à des entreprises d’interagir et de commercer, alors qu’elles ne se font pas naturellement confiance, et ce en assurant un partage et en enregistrant les transactions effectuées de manière distribuée, cohérente, et sécurisée. Cela permettra d’entrer dans une nouvelle ère de contrats fiables, sécurisés, basés sur des graphes, intelligents et auto-exécutables.
Utocat, par exemple, utilise cette technologie pour s’assurer que les documents juridiques utilisés sont bien les derniers à jour et que les signatures requises sont bien présentes. Ainsi, les clients sont guidés dans le remplissage des documents et sont rendus autonomes pour s’assurer que le contrat qu’ils signent comporte les bonnes informations.
In fine, on retiendra l’enthousiasme unanime des intervenants pour les promesses portées par cette nouvelle technologie, et leur lucidité quant aux conditions nécessaires à sa maturité en vue d’une adoption massive par les entreprises : il faut, par exemple, assurer la formation des entreprises, l’identification de leurs besoins pour proposer des solutions personnalisées et la simplification des modes d’utilisation pour plus de facilité d’accès.
A cet égard et pour faciliter son adoption, la société 14bis Supply Tracking propose, par exemple, un système qui associe un serveur de suivi accessible sur le Cloud, et des interfaces API qui peuvent être facilement ajoutées aux progiciels de gestion intégrés du client, assurant une totale interopérabilité sans nécessité de migration massive de données. De plus, les interfaces déployées en périphérie de réseau permettent à tout utilisateur de consulter l’état des éléments suivis.
Il semble par ailleurs qu’un vrai effort collaboratif soit un prérequis indispensable à la mise en œuvre massive de cette technologie par les entreprises, idéalement appuyé par des initiatives publiques et privées, telles que celles portées l’IACCM dans ce domaine : l’Accord Project’s Consortium qui a lancé le premier « smart contract » juridique en été 2017 et l’étude commandée en 2019 par l’Union Européenne et intitulée “Modelling the EU Economy as an Ecosystem of Contracts”.
Le « business model » de la blockchain et du smart contract du point de vue de l’entreprise en est donc encore aujourd’hui à ses balbutiements, laissant ainsi le champ libre aux nouvelles idées qui deviendront les concepts incontournables de demain.

Signataires 

  • Wendy Lawson, IACCM, Global Head of Advisory Services
  • Ghislaine Gunge, IACCM Board Member & UnitedLex Enterprise Legal Services Director
  • Clément Francomme, Utocat, CEO & Founder
  • Xavier Lavayssiere, Ecan, CEO
  • Eleanor Mitch, 14bis Supply Tracking CEO & Co-founder
  • Thierry Perrouault, Orange, General Counsel, Legal Operations
  • Marc Schuler, Taylor Wessing,
  • Benjamin Znaty, Taylor Wessing
  • Christine Pauleau, IACCM Council Member for France