C’était l’un des derniers secteurs de l’économie qui résistait, en quelque sorte, encore et toujours à « l’envahisseur » numérique – mais les digues ont, depuis quelques années, sauté les unes après les autres. Après la banque, l’assurance a bel et bien entamé son virage digital, comme en témoigne l’émergence, sur un marché jusqu’alors saturé par des acteurs historiques implantés parfois depuis des siècles, d’une constellation de « néo-assureurs ». Luko, Leocare, Lemonade, Lovys, Boursorama… : faisant résolument le pari du 100% digital, ces nouveaux arrivants – souvent des start-up issues de « l’assurtech » – chamboulent le paysage de l’assurance, promettant de révolutionner un marché réputé figé.

Pour convaincre, l’argumentaire de ces néo-assureurs est double. Leurs promesses reposent, tout d’abord, sur des tarifs théoriquement moins chers que ceux pratiqués par les assureurs traditionnels : supportant des coûts moindres que ces derniers en termes de structures ou de personnels, ces nouveaux acteurs promettent ainsi des économies pouvant aller jusqu’à 30% sur les contrats d’assurance. Mais surtout, ces start-up, qui visent prioritairement une cible jeune et connectée, misent sur une fluidification des démarches pour leurs assurés, qui peuvent gérer leurs contrats ou déclarer un sinistre directement depuis une application mobile dédiée. Moins chers, plus accessibles et presque plus « fun » : bienvenue dans le monde des néo-assureurs.

Les limites du tout numérique

Ces arguments, pour convaincants qu’ils apparaissent à première vue, résistent-ils à un examen plus poussé ? Les atouts des néo-assureurs répondent-ils vraiment à un besoin autre que celui d’une niche marketing ? Et, plus fondamentalement, le modèle de ces pépites de l’assurtech est-il suffisamment disruptif pour faire vaciller celui des assureurs historiques ? « Sur le fond », tempère Claude Chassain, du cabinet de conseil Deloitte, « ces assureurs ne proposent pas des garanties fondamentalement différentes » de celles des grands noms de l’assurance – mais « ils innovent en revanche sur la forme ». Autrement dit, il s’agirait donc davantage d’une modification, à la marge, de l’expérience client, que d’une remise en cause frontale du modèle de l’assurance que la majorité des assurés eux-mêmes n’appellent pas de leurs vœux.

« Les Français sont assez conservateurs et ont encore du mal à passer à la gestion totalement dématérialisée de leur assurance. Lorsque le sinistre survient, on est bien content de pouvoir parler à quelqu’un », relève Stanislas Di Vittorio, le cofondateur du comparateur Assurland, dans les pages de Capital. Qui met, indirectement, le doigt sur l’un des angles morts de certains néo-assureurs : le service client, parfois long à réagir, quand il n’est pas tout simplement injoignable – sans parler des possibles erreurs, fraudes ou escroqueries favorisées par les constats réalisés « 100% en ligne », par visioconférence… Sans être dénués d’atouts, surtout pour les plus jeunes générations, les néo-assureurs doivent donc encore convaincre et sont, pour l’heure, très loin de représenter une menace crédible pour les assureurs historiques.

Sur le terrain, les assurés plébiscitent le contact physique

Ceux-ci n’ont, d’ailleurs, pas attendu d’être challengés par ces nouveaux entrants pour digitaliser leur modèle – mais, et la nuance est de taille, sans jamais sacrifier l’aspect « humain » sur l’autel de la dématérialisation. Beaucoup préfèrent ainsi miser sur un modèle mixte ou « phygital », qui puise dans le meilleur des innovations numériques pour renforcer et améliorer leurs produits. A l’image de MMA, qui a lancé l’année dernière « imaginons.mma », une plateforme collaborative destinée à co-construire le futur de l’assurance aves ses sociétaires et ses clients. Une initiative présentée comme complémentaire aux efforts par ailleurs entrepris par l’assureur sarthois pour améliorer sa relation client et « partager la trajectoire  »phygitale » pour mieux appréhender ce que nos clients attendent des services à distance et en agence ».

Pour les assureurs traditionnels, les outils numériques sont donc perçus comme un prolongement et non comme un abandon de leur présence physique, sur le terrain. Des territoires où leur implantation, parfois de longue date, est synonyme de proximité pour les assurés, d’un suivi réellement personnalisé de leurs dossiers et d’un rôle actif dans le tissu socio-économique local. En d’autres termes, « il y a toujours besoin d’un interlocuteur », veut croire Florian Prissé, agent général MMA à Niort, selon qui « le client a besoin d’empathie, il doit être rassuré sur le fait que son dossier soit suivi et pris en charge ».

Un modèle intenable à long terme ?

Autant de qualités qu’aucun acteur 100% en ligne ne peut, par définition, aligner. Sans être nécessairement rédhibitoires à long terme, les limites inhérentes au modèle tout numérique commencent déjà à soulever les inquiétudes des experts du secteur, dont un certain nombre estime que les néo-assureurs ne pourront éternellement garantir les tarifs qui font, pour l’heure, leur succès. Séduisant sur le papier, le modèle n’est tout bonnement pas tenable à long terme, jugent les plus sceptiques – et ce ne sont pas les mésaventures du néo-assureur Luko qui vont les démentir : la start-up française, toujours non rentable sept ans après son lancement, vient en effet de demander l’ouverture d’une procédure de sauvegarde accélérée pour faciliter le remboursement de sa dette, qui s’élèverait à 45 millions d’euros. Pas de quoi rassurer les plus de 400 000 « néo-assurés » qui ont franchi le pas.