« La honte du management. » C’est ainsi que Gary Hamel, consultant et professeur à la Harvard Business School, a qualifié les résultats d’une étude menée en 2012 par le cabinet de conseil Towers Watson auprès de 32000 travailleurs montrant que 43% des salariés interrogés se sentent détachés de leur entreprise et 22% non soutenus. Le temps ne semble rien changer à l’indignité de ce constat. En 2020, une enquête réalisée par HR Research intitulée The State of Employee Engagement and Experience indique que plus de la moitié des professionnels des Ressources Humaines interrogés estiment que l’expérience de leurs employés n’est pas bonne. Ce mal être n’a rien de bien nouveau. Il est pointé du doigt depuis des décennies par de nombreux chercheurs en sciences sociales, ces derniers affirmant qu’il est le pendant d’un management fondé sur l’ajustement à la seule variable de la finance, sur la course à l’hyper productivité ou encore sur l’imposition de process ou pratiques décorrélées de toute réalité terrain. Ce qui est plus récent, par contre, est le désengagement massif des salariés.

Suite à l’individualisation du travail amorcée dans les années 1970 1, face au changement permanent de leur environnement et à leur impossibilité de mettre en place ce qui leur semble être le mieux pour être efficaces, bref face à l’absence de prise en compte de leur professionnalité, les salariés se retrouvent aujourd’hui seuls, démunis et désengagés. Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du CNAM, parle de « travail empêché » pour qualifier cette situation où les salariés, ne participant pas aux décisions impactant directement leur quotidien, ne peuvent ni agir sur leur environnement ni expérimenter leurs hypothèses. Ils se retrouvent enfermés dans des process, des méthodes, des pratiques définis par des personnes extérieures (manager, consultant…) persuadées qu’il n’existe qu’une seule bonne manière de faire : la leur. Cet écart entre ce que les salariés souhaitent effectuer, ce que leur environnement leur permet de faire et ce que leur supérieur attend d’eux en termes de résultats est un terreau pour les risques psychosociaux. Leur expérience, leur savoir ou encore leur compétence n’étant pas pris en compte, les salariés ne mettent plus dans leur emploi ce petit plus qui fait la différence. Celui-ci est investi ailleurs, « dans l’associatif, le non marchand » (François Dupuy 2).

Ce petit plus quitte les entreprises qui, au lieu de se remettre en question, préfèrent par paresse ou ignorance accuser celui qui fait. Car si ce dernier fournit moins c’est qu’il doit être plus encadré, plus contrôlé. Cette fausse croyance donne naissance à un management coercitif. Le télétravail forcé suite à la crise sanitaire du covid-19 ne renverse pas cette tendance comme en attestent les nombreux témoignages3 de salariés subissant « les coups de fil incessants et les demandes de reporting » de leur manager.

« Tocqueville a déjà démontré que cette administration omniprésente, qui s’occupe de tout et qui sait toujours mieux que les citoyens ce qui leur convient, étouffe leur initiative, diminue leur intérêt pour le bien public et engendre constamment par son agitation brouillonne les problèmes qu’elle devra finalement résoudre. Elle gaspille des ressources humaines considérables et elle est de moins en moins bien adaptée à la réalité de notre monde. Ne pouvant tout contrôler, elle s’acharne à développer [des] règlements, ajoutant la méfiance au contrôle »
(Michel Crozier, La crise de l’intelligence).

Or, l’honnêteté et l’envie de bien faire n’ont pas besoin de règles. De plus, comment les salariés peuvent-ils donner un peu de soi lorsqu’ils reçoivent constamment le message qu’ils ne sont pas dignes de confiance ? L’entreprise se retrouve donc engluée dans une boucle toxique où le désengagement génère de la méfiance, des contrôles, des règles et, in fine, du désengagement*. Ce cercle vicieux repose sur un postulat cher au taylorisme : le travailleur préfère flâner que de réaliser ce pour quoi il a été engagé. C’est une erreur mais pas la seule. J’en vois au moins deux autres.

Si le problème vient de celui qui fait, il convient, en plus de le contrôler, de l’enjoindre à s’améliorer. Cette logique nie deux constats. D’abord, le comportement d’une personne dépend avant tout de son environnement et de la façon dont elle est considérée. Vouloir instaurer de nouveaux comportements en entreprise, c’est d’abord réfléchir à quel environnement créer pour favoriser ces comportements. Ensuite, le désengagement des salariés nécessite des actions collectives, organisationnelles et systémiques plus qu’une réponse individuelle. C’est pourtant celle-ci qui est privilégiée, comme en témoigne la recrudescence de coachs en entreprise ou la multiplication des formations en leadership. « Cela peut se comprendre : dès lors que se fait jour la difficulté à décrypter la complexité de l’action collective, donc à changer ou éradiquer ce qui devrait l’être, la tentation est grande de s’en remettre à l’action individuelle, c’est à dire à des qualités personnelles » (François Dupuy, On ne change pas les entreprises par décret).

Si le problème vient de la perception de l’environnement, il convient alors de le dépeindre autrement. Cette logique témoigne d’une réalité : il est plus aisé de modifier les apparences, de s’appuyer sur le story telling, que de changer en profondeur.
Cela se traduit dans les entreprises par des changements physiques avec la refonte des espaces de travail et des salles de pause là où, comme en témoigne l’enquête d’HR Research4, les salariés attendent avant tout de leur entreprise non pas un baby foot mais de pouvoir évoluer en interne, de monter en compétence et d’être reconnus pour ce qu’ils font.
Cela se traduit également par des changements structurels (organigramme, procédures, règles) qui ne sont au final que factices et théoriques car n’ayant que peu de conséquences sur ce que les salariés font et sur la façon dont ils travaillent.
Enfin, cela se matérialise par des changements communicationnels où, à grand renfort de communiqués et de posters sur les murs, une entreprise présente des valeurs qu’elle n’incarnera jamais.

Face à cette bureaucratisation galopante des entreprises, face au manque de considération des salariés, la tentation est grande de plonger corps et âme dans la forme organisationnelle des entreprises libérées (EL) popularisée aux débuts des années 2010 par les auteurs Isaac Getz et Brian Carney (Liberté & Cie). « Le principe sur lequel [les EL] se fondent est celui d’une opposition à l’entreprise contrainte par ses procédures, sa hiérarchie rigide, ses contrôles, le tout débouchant sur une totale absence de liberté d’initiative pour la très grande majorité des salariés. Il faut donc miser sur la capacité des gens à savoir d’eux-mêmes ce qu’il convient de faire face aux situations auxquelles ils sont confrontés, et donc en finir avec les prescriptions et les contrôles qui constituent la raison d’être de l’encadrement » (Hubert Landier, Entreprise Libérée la fin de l’illusion).

Comment ne pas y voir une formidable réponse aux maux évoqués précédemment ?

Malheureusement, pour paraphraser le journaliste américain Henry Louis Mencken, une solution simple et claire à un problème complexe est toujours fausse. Les EL sont ainsi aujourd’hui, et à juste titre, fortement critiquées 5.
Par les chercheurs en sciences sociales d’abord. Danièle Linhart au sein de son ouvrage L’insoutenable subordination des salariés montre que les EL en supprimant les contrôleurs ne suppriment en rien le contrôle. Celui-ci est désormais égrainé au sein des équipes, entraînant des jeux de pouvoir et de contrôle parfois malsains. Pire, en préconisant de ne plus avoir de fonctions supports et de managers, les EL accordent au final les plein pouvoirs au dirigeant considéré désormais comme un leader dont chacun doit suivre aveuglément la vision. L’emprise est toujours belle et bien là, elle s’exerce juste différemment, non plus par des procédures mais par le biais des paroles divines d’un patron devenu gourou.

Par les professionnels des RH ensuite. François Geuze, ancien DRH, et Patrick Bouvard, rédacteur en chef de RH info, expliquent au sein du livre blanc Entreprise Libérée la fin de l’illusion que l’EL est « une imposture brillante fondée sur quelques vraies bonnes idées » s’appuyant sur une vision étriquée du management et abouttisant à une nouvelle forme d’asservissement ainsi qu’à une limitation aussi bien du développement des expertises que de l’évolution des carrières.

Par les salariés des EL enfin. Thibaud Brière fut employé pendant sept ans du Groupe Hervé, chef de file français avec FAVI des EL dont le Président du directoire a été en 2016 lauréat du « Trophée du leader responsable ». Derrière la promesse d’une organisation « sans chef » où « les décisions se prennent à la base » Thibaud Brière décrit dans deux articles, dont l’un non publié, une stratégie d’entreprise visant non à libérer les personnes mais à les formater. Sa conclusion est terrible :

« À la différence des entreprises traditionnelles où la Direction assume clairement ses responsabilités, ses orientations, et même parfois ses erreurs, la particularité des dirigeants du groupe Hervé est qu’ils s’efforcent de faire supporter aux autres la responsabilité de leurs propres choix et orientations. Ils demandent à toute la chaîne hiérarchique de faire officiellement émerger de la base des décisions qu’ils poussent par ailleurs officieusement, ce qu’ils appellent pratiquer un management « concertatif ». […] À ce compte, on peut estimer préférable une organisation traditionnelle dans laquelle les directives et orientations hiérarchiques sont clairement assumées comme telles. Honnêtement. »

Pour fermer cette parenthèse sur les EL : en limitant l’autonomie des salariés au comment tout en les écartant du quoi, du pourquoi et du capital, les EL n’ont pas su réaliser la révolution organisationnelle qu’elles prétendaient porter. La liberté toute relative des salariés des EL semble servir avant tout la glorification et la fortune de leurs dirigeants. Ainsi Stéphane Magnan et Marc Majus quittent en 2014 l’entreprise Montupet, considérée comme un modèle d’EL, avec un capital de 184,5 millions à partager alors même que les ouvriers se plaignent de la faible hausse de leurs salaires malgré une augmentation des cadences et de leur implication (Danièle Linhart, L’insupportable subordination des salariés).

Revenons à notre sujet. Ce désengagement croissant des salariés – appuyé par des modes managériales faussement innovantes et des changements qui n’en sont pas – traduit l’impasse du modèle mental6 des entreprises, c’est-à dire l’impasse de l’ensemble des croyances des entreprises sur lesquelles se basent leurs prises de décisions. Non, un salarié n’est pas un être de nature paresseux qu’il convient de mettre au pas par le biais de process. Non, multiplier les règles ne permet pas de s’assurer du comportement adéquat des salariés. Non, changer un organigramme ne modifiera pas l’organisation du travail. Non, envoyer tous les salariés en formation ne les rendra pas forcément plus efficaces7. Non, accorder de l’autonomie à des salariés ne justifie pas une stagnation des salaires. Non, mesurer et récompenser les performances individuelles n’a pas un impact positif sur le collectif – à ce sujet, Christophe Dejours et Isabelle Gernet au sein de leur article Travail, subjectivité et confiance (Nouvelle revue de Psychosociologie) montrent toute l’importance de remettre en cause l’évaluation individualisée des performances qui « en exaltant les performances individuelles ont favorisé la concurrence généralisée et la déloyauté ».

Recréer l’attrait de l’activité collective, de l’engagement collectif et de l’appartenance au groupe est complexe. Elle signifie pour l’employeur changer de modèle mental en acceptant que le salarié expérimente ses propres valeurs professionnelles, ses propres règles du métier selon l’utilité sociale qu’il souhaite associer à son travail. Elle signifie pour le manager accepter avec humilité sa méconnaissance du terrain et faciliter la prise de décision collective. Mais ce n’est pas tout. Pour reprendre les propos de Thibaud Brière :

« Si l’on souhaite que les individus soient vraiment responsables, alors ils doivent l’être aussi des capitaux engagés. Sans quoi ils ne font que jouer avec l’argent d’un autre. Si l’on voulait des gens véritablement responsables, on les associerait au capital, afin qu’ils soient non seulement engagés mais impliqués. »

Au final, pour reprendre et adapter les propos d’Antoine Guichard, ancien dirigeant du Groupe Casino, il ne s’agit plus d’ordonner, contrôler et sanctionner, mais d’écouter, aider, former et faire confiance.

« La confiance est le lubrifiant à la base du fonctionnement du système social et de son efficience »
(Eric Simon, La confiance dans tous ses états, Revue Française de Gestion).

Considérer l’autre comme un adulte responsable, intelligent et raisonné à qui l’on peut accorder sa confiance pour faire ce qu’il faut permet de gagner en simplicité et de limiter grandement les règles et les mécanismes de contrôle. Pour le manager, l’instauration de la confiance passe par une reconnaissance de sa vulnérabilité, par l’acceptation des critiques ou contradictions, par l’imputabilité de ses actes, par le fait de rendre visibles ses insuffisances, par la fidélité à la promesse donnée et donc par la prédictibilité de ses comportements.

Cela nécessite également de la part des managers de modérer « l’exaltation de la performance » et de privilégier « la discussion et l’évaluation du travail collectif » (Christophe Dejours, Isabelle Gernet). S’engager, remonter ou partager des informations et être pro-actif nécessitent pour un salarié d’avoir confiance aussi bien en son environnement qu’en son manager ou supérieur hiérarchique.
« Milliken, Morrison, et Hewlin (2003) soulignent que, de façon générale, les employés sont souvent réticents à faire remonter des informations qui pourraient être perçues négativement par la hiérarchie. [..] De même, un employé qui fait part d’idées créatives peut également s’exposer à des conséquences négatives si ses idées sont jugées négativement par la hiérarchie, parce qu’elles ne sont pas en phase avec les préoccupations actuelles de l’organisation. » (Fabrice de Zanet, Comment la confiance envers le supérieur hiérarchique influence la créativité et le voice des employés).

D’où l’importance pour le manager de créer un environnement de collaboration où la peur n’a pas sa place, où chacun peut, sans crainte, se tromper et être lui-même8. L’effort en vaut la peine. Le neuro-économiste Paul J. Zak montre dans son article The Neuroscience of Trust publié en 2017 à l’Harvard Business Review que, par rapport aux personnes travaillant dans des entreprises de faible confiance, ceux travaillant dans des entreprises de forte confiance connaissent 74 % de stress en moins, 106 % d’énergie au travail en plus, 50 % de productivité en plus, 13 % de jours de maladie en moins, 40 % d’épuisement professionnel en moins et… 76 % d’engagement supplémentaire.
Dans le même esprit, les Maîtres de Conférence Eric Campoy et Valérie Neveu listent au sein de leur article Confiance et performance au travail différentes études montrant le lien positif entre confiance dans le supérieur et implication organisationnelle ou encore entre confiance interpersonnelle et implication organisationnelle.

Seulement, pour éviter les écueils des EL, cette confiance doit s’accompagner d’une remise en cause de l’unilatéralité des modalités de prise de décision, de définition des objectifs aussi bien stratégiques qu’opérationnels et de partage des bénéfices. L’entreprise doit-être repensée comme une entité collective où chaque salarié, quelque soit son niveau hiérarchique et quelque soit l’instance décisionnaire, peut être représenté, respecté, responsabilisé et entendu.

« Le manque d’écoute est ce dont les Français se plaignent le plus »
(Michel Crozier, La crise de l’intelligence).

Le plus fondamental dans la contribution du manager à la confiance tient dans sa capacité à se taire. L’écoute permet en effet de comprendre, de créer des conversations, de réfléchir, de découvrir la réalité du fonctionnement de l’entreprise et de faire émerger des opportunités. Elle permet au manager d’ébranler ses croyances et d’entendre le quotidien des managés. Elle est indispensable pour cerner les comportements, les contraintes et les besoins de chacun et du collectif. Elle est aussi un préalable à l’ouverture de débats et de conflits positifs pour la construction de compromis sur l’organisation du travail et sur les moyens nécessaires à son efficacité. L’écoute est, enfin, pour le manager une étape nécessaire à l’obligation « de tenir compte de ce qu’il a entendu de ses subordonnés, dans la façon dont à son tour il devra discuter et négocier avec ses collègues et ses propres supérieurs hiérarchiques » (Christophe Dejours, Isabelle Gernet).

L’écoute et la confiance vont de pair et servent de socle aux entreprises fédératrices. L’écoute et la confiance témoignent d’un nouveau paradigme des dirigeants et managers au service de ceux qui produisent de la valeur.

L’écoute et la confiance sont une porte ouverte à l’entreprise « délibérée » c’est à dire l’entreprise que François Geuze et Patrick Bouvard qualifient de réfléchie (retour du sens, du projet, du collectif de travail), choisie (autonomie, responsabilité de salariés intrapreneurs) et moderne (adaptation aux attentes sociétales et digitales des salariés et à leur qualité de vie autant qu’aux besoins d’innovations et de compétitivité des entreprises).

« Les travailleurs démontrent chaque jour qu’ils ne sont pas une simple « partie prenante » de l’entreprise parmi d’autres. Ils sont LA partie constituante, pourtant toujours trop souvent exclue du droit de participer au gouvernement de l’entreprise, monopolisé par les apporteurs en capital. »
Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda 9.

 

*Cela ne signifie pas pour autant que les règles sont à proscrire ou qu’elles deviennent inutiles lorsque la coopération au travail se base sur un rapport de confiance. Confiance et règles ne sont pas antinomiques. Comme le rappellent Christophe Dejours et Isabelle Gernet : « La confiance est fondée sur la référence à la règle ou plus exactement au respect des règles de travail. L’analyse doit être déplacée sur les modalités de construction de ces règles. »

1Cf l’entretien de Danièle Linhart du 23.09.2011 avec AlterNego.

2 Cf l’entretien de François Dupuy du 16.01.2015 avec L’Usine Nouvelle.

3 Sofiane Zaizoune, 21.01.2021, « Ils mettent dix chefs en copie, pour se couvrir » : en télétravail, ces petites agressions qui stressent les salariés.

4 Enquête intitulée The State of Employee Engagement and Experience 2020 réalisée par HR Research institute auprès de 273 professionnels des Ressources Humaines.

5 Sylvain Tronchet, 22.01.2021, Le Groupe Hervé : derrière la façade de l’entreprise « libérée », des salariés classés et sous surveillance ?

6 Philippe Silberzahn, Stratégie Modèle Mental.

7 HBR, Why Leadership Training Fails—and What to Do About It, octobre 2016.

8 Denis Migot, 28.08.2020, Diriger et manager avec humilité pour lutter contre l’incertitude.

9 Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda, 16.05.2020, Travail : Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer.