Membre du collège de l’Arcom, Benoît Loutrel préside le groupe de travail « Supervision des plateformes en ligne » du nouveau régulateur français de l’audiovisuel et du numérique, né de la fusion du CSA et de Hadopi en janvier 2022. Siècle Digital l’a rencontré à l’occasion de la publication du bilan annuel sur la lutte contre la manipulation de l’information en ligne.

Dans cette seconde partie d’entretien, il nous présente les priorités à venir de l’Arcom avec l’entrée en application du règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA). La première partie fait le bilan de la première année d’existence de l’Arcom et de son travail avec les plateformes.

L’entrée en vigueur progressive du DSA va modifier en profondeur les pouvoirs des régulateurs nationaux chargés du numérique, à l’instar de l’Arcom pour la France. En effet, il met en place un nouveau cadre réglementaire à l’échelle européenne qui sera mis en œuvre par les régulateurs nationaux et, en ce qui concerne les très grandes plateformes, avec la Commission européenne.

Siècle Digital : À l’avenir, l’Arcom va se voir accorder de nouvelles responsabilités et compétences avec l’entrée en vigueur du DSA. Qu’est-ce que cela va changer pour vous ?

Benoît Loutrel : Avec l’avènement des réseaux sociaux dans l’espace numérique, les pays européens partagent les mêmes plateformes pour s’informer et communiquer. Il faut agir collectivement. L’Europe est le bon échelon pour réguler les très grandes plateformes. Mais les conséquences de ces phénomènes se matérialisent principalement au niveau de chacun des États membres. L’arrivée du DSA implique donc une coopération étroite entre la Commission européenne et les régulateurs nationaux. Notre capacité d’action sera partagée et démultipliée.

De plus, la question de l’accès aux données pour les chercheurs, dont la Commission va préciser le cadre dans des textes d’application du DSA, sera essentielle. À notre niveau, nous renforçons nos liens avec le monde académique. À titre d’exemple, nous avons organisé fin novembre pour la première fois à l’Arcom une journée d’études pluridisciplinaires. Nous souhaitons faciliter l’accès des chercheurs aux données des plateformes, afin qu’ils aient la capacité de produire plus de savoir à verser au pot commun du débat public et créer de nouveaux instruments d’analyse des réseaux sociaux.

SD : Vous n’aurez pas de capacité de recherche propre à l’Arcom pour analyser le fonctionnement des plateformes ?

BL : Nous comptons dans les rangs de l’Arcom des analystes qui effectuent des recherches spécifiques, mais nous n’avons pas vocation à nous substituer aux chercheurs. Notre rôle est également de permettre à tous de travailler aux grands défis posés par les plateformes en ligne.

Prenons pour exemple l’Autorité des marchés financiers : elle n’étudie pas directement le comportement des entreprises pour dire s’il est opportun d’investir mais elle garantit le bon fonctionnement du marché en exigeant que les entreprises donnent des informations loyales et complètes aux parties prenantes. Chacun peut alors donner son avis sur telle ou telle entreprise selon sa propre grille de lecture. C’est une approche similaire, décentralisée, qu’adopte le DSA. Le règlement repose sur la force des démocraties au sein desquelles tout le monde peut participer au débat public.

SD : La Commission européenne aura la compétence exclusive sur les plateformes et moteurs de recherche de plus de 45 millions d’utilisateurs mensuels. Comment appréhendez-vous de perdre des prérogatives au profit de la Commission européenne ? Quelle relation y aura-t-il entre la Commission et les autorités de régulation nationales comme la vôtre ?

BL : Effectivement pour les plateformes les plus grandes, le pouvoir de sanction sera dans les mains de la Commission européenne qui est le bon échelon pour ces entreprises. Néanmoins, pour construire ses réponses, la Commission pourra s’appuyer sur l’expertise des régulateurs nationaux, qui auront eux la connaissance des problématiques au niveau local. Par ailleurs, la Commission est en train de créer son propre centre de recherche à Séville, elle aura donc toute la matière pour répondre aux défis de la mise en œuvre du texte.

SD : La Commission européenne qui exerce le pouvoir exécutif au sein de l’UE à un rôle politique prépondérant. Son indépendance est certes garantie par les traités mais lui déléguer le pouvoir de régulation sur les très grandes plateformes, n’est-il pas problématique ?

BL : La régulation issue du DSA repose sur des systèmes de check and balance [ndlr : de contrôle et de contre-pouvoir]. Si la Commission est effectivement au centre, l’architecture du texte a été pensée pour que ses pouvoirs et ceux des coordinateurs nationaux s’équilibrent.

Ce système de gouvernance est similaire au fonctionnement de la banque centrale européenne (BCE) : les banques centrales nationales existent toujours mais la supervision des grandes banques européennes a été transférée à la BCE qui, en retour, est soumise à l’autorité du Conseil des gouverneurs représentant les banques centrales de chaque pays de la zone euro.

SD : Étant donné que les très grandes plateformes américaines sont principalement implantées en Irlande, est-ce que l’autorité de régulation irlandaise aura un rôle particulier à jouer dans ce système de gouvernance ? C’est notamment ce qu’on a pu voir avec la mise en œuvre du RGPD, ce qui a posé quelques questions pour son application.

BL : Dans le schéma du RGPD, le principe du pays d’origine s’applique. Ainsi, toutes les plaintes concernant la gestion des données personnelles par les plateformes américaines passent par le régulateur irlandais, qui a de fait de grandes responsabilités.

Dans le DSA, il y a la volonté de sortir de ce point de tension en créant un régime renforcé pour les très grandes plateformes régulées, s’agissant de leurs obligations spécifiques, par la Commission européenne. Les plateformes de taille petite ou moyenne resteront sous la compétence des régulateurs nationaux.

SD : Pensez-vous que le DSA va établir un précédent dans le monde et qu’il inspirera la régulation d’autres pays ? On peut par exemple penser aux États-Unis où la faiblesse de la régulation pose question.

BL : Les seuls textes qui existent aujourd’hui sont européens. Tous les régulateurs étrangers que je rencontre se posent la même question : comment travailler avec les plateformes et faire en sorte qu’elles prennent leurs responsabilités, notamment en matière de haine en ligne ou de manipulation de l’information ? Certains régulateurs, hors d’Europe, commencent à discuter avec les plateformes afin qu’elles appliquent dans leur pays, les règles qu’elles respecteront en Europe grâce au DSA.

Nous cherchons des synergies pour que cette dynamique européenne unique au monde puisse avoir des vertus hors d’Europe. Nous travaillons en étroite collaboration avec nos homologues anglo-saxons. Pour répondre à la complexité du numérique et agir en faveur d’un internet plus sûr, la seule solution est de travailler en réseau et avec les plateformes.