En octobre 2020, Jack Ma, fondateur d’Alibaba et d’Ant Group est au sommet de sa gloire. Il est l’homme le plus riche de Chine, symbole de réussite du puissant secteur de la tech chinoise, perçu comme l’égal des héros de la Silicon Valley. Mais au cours de cet automne 2020, il va commettre l’erreur de provoquer la colère du président chinois, Xi Jinping. En abandonnant le contrôle d’Ant Group en ce début 2023, le cinquantenaire pourrait clore un chapitre qu’il a lui-même ouvert, deux ans plus tôt.

Jack Ma paie encore ses prises de paroles intempestives

Le 7 janvier, Ant Group a annoncé des « ajustements » majeurs au sein de son actionnariat. Jack Ma, qui contrôlait directement et indirectement 50,5 % des droits de vote d’Ant Group n’en disposera plus que de 6,2 %. Lui et les neuf principaux actionnaires se sont réparti ces parts et se sont engagés à voter indépendamment les uns des autres, sans s’entendre.

L’entreprise a expliqué que « Grâce à cet ajustement, la structure de l’actionnariat du groupe Ant sera plus transparente et plus diversifiée ». Elle a surtout tenu à insister, « il n’y aura plus de situation où un actionnaire direct ou indirect aura le contrôle exclusif ou conjoint de Ant Group ».

La question du retrait de Jack Ma est sur la table depuis avril 2021. À cette époque l’empire de l’ancien professeur d’anglais est au cœur de la tempête. Alibaba, l’entreprise sœur d’Ant Group, vient de recevoir une amende record de 2,7 milliards de dollars pour abus de position dominante.

Six mois auparavant, l’ancien professeur d’anglais, jusque-là acclamé pour son succès, a commis un crime de lèse-majesté : il a ouvertement critiqué les autorités de régulation financière. Le faux pas de trop pour Pékin et Xi Jinping. Dans la foulée Pékin suspend l’introduction en bourse d’Ant Group, pourtant annoncée comme la plus importante de l’histoire boursière, évaluée à 37 milliards de dollars. Jack Ma, figure médiatique en Chine, va disparaître durant plusieurs semaines.

Le président chinois a pourtant soutenu un temps l’ascension d’Alibaba, en tant que plus haut dirigeant de la province du Zhejiang, territoire au sud de Shanghai, où sont nés et toujours basés le géant de l’e-commerce et Ant Group. Le secteur technologique chinois dans son ensemble a longtemps bénéficié d’un contexte réglementaire très favorable : d’un côté les géants américains n’avaient que très difficilement accès au marché de l’Empire du Milieu, de l’autre ils ont profité d’une liberté quasi totale pour s’étendre.

Ant Group, une menace pour la stabilité financière de la Chine

Fort de cette liberté d’action et de la montée en puissance de son empire, Jack Ma, alors homme le plus riche de Chine, a multiplié les provocations à l’égard du pouvoir. Des prises de position qui ont rapidement agacé Xi Jinping, arrivé à la tête de la Chine en 2013.

Au-delà d’une rivalité d’influence, plusieurs régulateurs chinois se sont alarmés des dérives, bien réelles, des géants du numérique. Ant Group et son service hégémonique Alipay, comptant plus de 711 millions d’utilisateurs actifs, ont été particulièrement identifiés comme une menace pour la stabilité économique de la Chine.

L’entreprise qui propose toute une myriade de services financiers, assurances, crédit à la consommation… Est accusée de prospérer grâce au Shadow Banking, en accordant des prêts sans en assumer le risque. Le dépôt des documents réglementaires lors de l’introduction en Bourse d’Ant Group de 2020 a permis au régulateur de mesurer la menace systémique posée par la Fintech.

Depuis deux ans Ant Group s’efforce de rétablir la situation en donnant des gages à Pékin. La Banque populaire de Chine (PBOC) a reçu l’accès aux données du service de crédit à la consommation Huabei, principale source d’inquiétude des régulateurs. Le service et un autre, similaire, ont été réunis au sein d’une nouvelle filiale appelée Chongqung Ant Consumer Finance, détenue à 50 % par Ant Group. L’entreprise attend toujours d’obtenir une licence pour devenir une Holding financière et se mettre officiellement sous la tutelle de la PBOC.

En parallèle, Jack Ma fait profil bas. Il est apparu en Europe, aux Pays-Bas lors de deux voyages en 2021 et 2022, où il s’intéresse aux technologies agricoles. Une nouvelle passion qu’il enrichit au Japon, où il semble s’être installé. Le South China Morning Post, un média basé à Hong Kong et détenu par Alibaba, rapporte que Jack Ma s’est récemment fait photographier avec un restaurateur étoilé de Bangkok et a visité un élevage de crevette de mer, toujours en Thaïlande.

Le début de la détente

Il s’investit également dans ses œuvres caritatives, notamment tournées vers les enseignants des zones rurales chinoises. Une cause qui rejoint les aspirations du programme « prospérité commune » de Xi Jinping. Au cours de l’été 2021, le président chinois a lancé cette politique afin de réduire les inégalités, notamment vers les campagnes plus pauvres. Les grandes entreprises Tech et leurs fondateurs ont été subtilement incités à participer à cette campagne. Alibaba a versé 100 milliards de yuans (14,7 milliards de dollars) sur cinq ans pour la prospérité commune.

La discrétion de Jack Ma, désormais démis de son contrôle sur Ant Group, et les efforts de l’entreprise semblent commencer à porter leur fruit. Fin décembre, Chongqing Ant Consumer Finance a obtenu du Bureau chinois de la réglementation de la banque et de l’assurance l’autorisation d’augmenter son capital de 10,5 milliards de dollars. Selon les estimations de Bloomberg, cela permettra d’émettre l’équivalent de 400 à 500 milliards de yuans de prêts (entre 59 et 73 milliards de dollars).

Pékin émet, depuis quelques mois, des signes de détente vis-à-vis de ses entreprises technologiques. La politique zéro covid de Xi Jinping, puis la vague épidémique qui déferle depuis son abandon début décembre mettent à mal l’économie chinoise. Les géants de la Tech peuvent en profiter comme un soutien incontournable dans une situation instable.

Nikkei Asia, relayant le média économique chinois Caixin, a rapporté récemment qu’un cadre de la PBOC, Guo Shuqing, également président de la Commission chinoise de réglementation des banques et des assurances, a déclaré que la campagne visant à rectifier les activités financières de 14 plateformes numériques était presque terminée.

Si aucun nom n’a été cité, il y a fort à parier qu’Ant Group est dans le lot. En novembre Reuters à rapporter que la Fintech allait peut-être devoir payer une amende de plus d’un milliard de dollars. Le prix à payer pour le retour à la normalité. La somme devrait être révélée au second trimestre 2023.

L’entreprise pourra dès lors envisager de relancer une introduction en Bourse, clôturant une page ouverte depuis deux ans. Ant Group devra cependant encore prendre son mal en patience. Les règles du marché STAR de Shanghai, l’équivalent du Nasdaq, et de celui de Hong Kong, les deux où aurait dû être cotée Ant en novembre 2020, imposent d’attendre respectivement deux et un an pour les rejoindre après un changement de contrôle. L’ombre de Jack Ma continuera inévitablement de planer sur la FinTech qu’il a fondée.