Discrète mais tentaculaire, Embracer, éditeur de jeux vidéo suédois, rachète les studios à tour de bras. Plus de deux chaque mois, en moyenne, depuis quatre ans. Elle en compte aujourd’hui 127 : la plus grosse concentration du secteur. Malgré ce nombre impressionnant, ce géant européen fait office de petit joueur face aux mastodontes de l’industrie comme Microsoft, Sony, et Tencent. Avec les nouveaux modes de consommation du jeu vidéo, les acteurs du marché se sont lancés dans une véritable course au contenu. Depuis 2020, le grand bal des acquisitions s’est ouvert. Microsoft et Sony ont dépensé sans compter pour alimenter le Xbox Game Pass et le PlayStation Plus, leurs services de jeux par abonnement. Face à eux, Embracer apparaît comme un ovni étant parvenu à s’approprier plus de 850 licences à moindres frais. La holding suédoise s’accroche à une stratégie de prise de risque minime qui lui permet de se renforcer discrètement.

Embracer, une frénésie d’acquisitions

Le Seigneur des Anneaux, Tomb Raider ou encore Deus Ex ne sont qu’un échantillon des nombreuses franchises détenues aujourd’hui par Embracer. Son PDG, Lars Wingefors, n’imaginait probablement pas qu’il aurait un jour en sa possession d’aussi grands noms de la pop-culture. Alors âgé de 15 ans, l’adolescent fan de jeux vidéo avait déjà un sens aigu des affaires. Lancement d’un service de livraison de jeux et bandes dessinées en 1993, ouverture d’une chaîne de magasin quelques années plus tard et, après quelques péripéties, diversification vers l’édition de jeux vidéo, Lars Wingerfors crée alors Nordic Games Publishing, l’ancêtre d’Embracer, qui sort un premier jeu en 2009.

Lars Wingefors PDG d'Embracer.

Lars Wingefors, PDG d’Embracer Group. Photographie : Embracer.

Nordics Games entame une première série d’acquisitions pour alimenter son catalogue, en commençant par des titres peu connus, donc peu coûteux, comme Gothic, SpellForce ou The Guild. L’année 2013 marque un tournant historique pour la firme suédoise, avec le rachat de THQ, éditeur américain ayant fait faillite une année plus tôt, pour 4,9 millions de dollars. La société se renomme alors THQ Nordic, qui reste à ce jour la plus grosse filiale d’édition et de développement détenue par Embracer.

Par la suite, les nouvelles acquisitions se font plus éparses, mais toujours à faible coût. En 2018, l’entreprise rachète Koch Media et se renforce avec des licences telles que Metro, Dead Island, Saints Row, Sacred, Risen, Homefront et bien d’autres. Un investissement à hauteur de 149 millions de dollars, l’un des plus gros de la société à l’époque. La firme prend le nom d’Embracer en 2019 pour symboliser sa nouvelle philosophie : celle d’une entreprise qui veut « donner du pouvoir aux personnes, aux entreprises et aux idées exceptionnelles » en fusionnant avec d’autres, en les « embrassant ».

Le nom d’Embracer incarne la tendance à la consolidation par acquisition qui touche l’ensemble du secteur. Une dynamique amplifiée par la crise sanitaire selon Philippe Chantepie, chercheur à l’École polytechnique. « L’industrie du jeu vidéo est celle qui a connu la plus forte croissance dès le début des confinements, avec un effet majeur. Là où on avait un taux de croissance de 5 %, qui avait pu être à 7, 8 ou 10 % pour la Suède, on a eu 24 % en 2019, 43 % en 2020 », explique-t-il.

Rachat de Gearbox pour 1,3 milliard de dollars, Eidos, Crystal Dynamics et Square Enix Montréal bradés à 300 millions de dollars, Middle-earth Enterprises, Limited Run, Singtrix, Tripwire Interactive et Tuxedo Labs, le tout pour 576 millions de dollars, ou encore Aspyr Media à 450 millions dollars et Easybrain pour 640 millions de dollars. De 2021 à 2022, la firme, pourtant proche de ses sous, a dépensé plus de 3 milliards de dollars pour se renforcer. Cette somme, en réalité dérisoire par rapport aux investissements engagés par les géants de l’industrie, correspond à la stratégie d’Embracer : dépenser peu, obtenir beaucoup.

Embracer, symbole d’une polarisation dans le jeu vidéo

Ces deux dernières années, l’industrie du jeu vidéo a connu une croissance fulgurante avec des investissements records. Microsoft a investi 69 milliards de dollars dans le rachat d’Activision en janvier 2022, 12,7 milliards de dollars ont été dépensés par Take-Two pour acquérir le géant du jeu sur mobile Zynga en mai dernier et Sony a versé 3,6 milliards de dollars pour le seul studio Bungie en février 2022. Avec ses nombreux achats, Embracer est à des années-lumière de ces sommes astronomiques, mais l’entreprise, à son échelle, partage le même objectif que les autres : enrichir son catalogue de jeux dans une course au contenu.

L’industrie du jeu vidéo connaît actuellement une mutation des modes de consommation. Les géants du secteur se tournent de plus en plus vers des services de jeux par abonnement. Pour se démarquer de la concurrence, la force des marques se situe essentiellement dans les titres disponibles sur ces services. D’où l’importance d’alimenter les catalogues avec des licences populaires en multipliant les rachats de propriétés intellectuelles. C’est encore mieux si ce sont des franchises connues du grand public et que le développement est confié à des studios compétents pour produire des jeux à la hauteur des attentes.

Visuel du nombre de studios détenus par Embracer.

Embracer possède plus de studios que tous les autres éditeurs de jeux vidéo. Image : xaeleepswe / Reddit.

Cette course au contenu « a été renforcée par les ruptures de la chaîne d’approvisionnement qui ont touché la PlayStation et la Xbox avec les pénuries », décrypte Philippe Chantepie. « Les acteurs se sont déportés, ou alors ont accéléré ce mouvement-là, en se disant que la valeur se trouve moins dans les boîtiers où il y a des risques pour l’approvisionnement. Il vaut mieux se tourner du côté des contenus », ajoute le chercheur.

Embracer, malgré son portefeuille moins garni, et sans service de jeu à la demande, veut aussi faire partie de cette course. Selon Olivier Mauco, chercheur en sciences du jeu à l’Université Paris Sorbonne, les entreprises « se battent sur des licences, ce qui est normal. Sur des licences qui font encore sens ou qui sont parfois à dépoussiérer, mais qui sont des propriétés intellectuelles connues. Tomb Raider, le Seigneur des Anneaux, ça reste quelque chose de plutôt sûr pour Embracer, de pas très risqué et d’intéressant à vendre », explique-t-il.

Cette poursuite du contenu mène à une polarisation du secteur autour de quelques grandes firmes, incluant les GAFAM. Les géants de la tech, plus puissants économiquement que les acteurs historiques du marché des jeux vidéo, ont déjà formalisé leurs arrivées dans ce marché. Après un long tâtonnement, Microsoft a fait du jeu vidéo une de ses activités centrales. Plus récemment, Google et Amazon ont lancé leurs services de cloud gaming, et le métavers de Meta se concrétise. S’ils le veulent, ils pourraient s’imposer en nouveaux leaders du jeu vidéo.

Pour les GAFAM, Sony et Tencent, le jeu vidéo n’est qu’une partie de leur activité. Ces mastodontes qui se diversifient dans le cloud, les réseaux sociaux, l’e-commerce ou les appareils électroniques ont une emprise sur l’ensemble de la tech. Leur velléité à l’égard du secteur interroge sur la viabilité économique d’une entreprise entièrement dédiée aux jeux vidéo. Même si leurs premiers pas dans le jeu vidéo font office d’expérimentation pour certaines, ces entreprises dominent le marché. Les firmes sont donc mises sous pression pour se concentrer et continuer à exister. Certaines entreprises du jeu vidéo veulent tirer parti de cette situation en se faisant racheter, alors que d’autres souhaitent garder leur indépendance.

Embracer, quel ultime objectif pour le géant suédois ?

Embracer a pris le pari de se consolider en avançant à pas de velours. En plus de minimiser les risques avec des noms connus de tous, l’entreprise réduit les coûts en produisant de nombreux remakes de vieux titres et des jeux AA, c’est-à-dire avec un budget inférieur aux AAA, les blockbusters du jeu vidéo. « Ils ont cette logique de ventiler le risque en proposant plusieurs jeux en parallèle et de se dire, ok, ceux-là peuvent marcher, et ceux-là peuvent ne pas marcher », confirme Olivier Mauco. En août, Embracer a annoncé avoir 220 projets de jeux en développement. Même avec de petits investissements, l’entreprise arrive à se positionner parmi les éditeurs majeurs, mais quel est l’ultime but d’Embracer ?

Des personnages des jeux d'Embracer.

Tomb Raider, Deus Ex, Borderlands, Thief… Embracer possède des licences fortes. Image : Embracer.

Pour James Batchelor, rédacteur en chef de GamesIndustry, « l’intention d’Embracer sur le long terme au-delà de la croissance n’est pas tout à fait claire, mais la stratégie de fusion et d’acquisition est clairement conçue pour faire croître l’entreprise aussi vite que possible en apportant autant de studios et de licences notables qu’elle peut se le permettre ». Embracer chercherait donc à cimenter sa présence dans ce contexte de polarisation de l’industrie. Sollicité à de multiples reprises pour connaître ses intentions, Embracer n’a pas répondu au Siècle Digital.

Philippe Chantepie n’exclut pas qu’Embracer cherche à se revendre étant donné sa faible capitalisation. « Ils sont valorisés à trois milliards, ce qui n’est pas très cher par rapport à Activision. Ubisoft par exemple, c’est 4-5 milliards, donc on n’est pas si loin », analyse le chercheur. Ubisoft a récemment reçu un investissement majeur de la part de Tencent, un partenariat pour se préserver d’une opération d’acquisition hostile. La holding suédoise pourrait très bien aller dans une direction similaire pour augmenter sa valeur et se protéger. Elle a déjà reçu 1 milliard de dollars d’investissements de la part de l’Arabie saoudite. Une prise de position à hauteur de 8 % du capital de l’entreprise, mais qui n’a pas de conséquence sur son indépendance opérationnelle pour le moment.