Le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), le service diplomatique de l’Union européenne (UE), a officiellement ouvert un bureau à San Francisco, au contact de la Silicon Valley, ce 1er septembre. Il cherchera « à promouvoir les normes et technologies, les politiques et réglementations numériques et les modèles de gouvernance de l’UE », selon les mots de la diplomatie européenne. Une décision qui pose des questions sur le statut des entreprises privées du numérique.

Un timing presque parfait

En 2017 le Danemark a pris une initiative remarquée, le pays a nommé « un ambassadeur du numérique » auprès de la Silicon Valley, pour échanger directement avec les géants américains. Une « techplomatie », selon les mots d’Anders Samuelsen, ministre des Affaires étrangères de l’époque.

Cinq ans plus tard c’est au tour de l’UE d’aller s’installer dans le berceau des Big Tech et pas n’importe où : dans un premier temps, les fonctionnaires européens ont posé leurs cartons au Consulat général d’Irlande, le pays qui accueille la plupart des sièges européens des entreprises américaines.

Dans un communiqué Josep Borrell, haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a déclaré « L’ouverture du bureau de San Francisco répond à l’engagement de l’UE de renforcer la coopération technologique transatlantique et de conduire la transformation numérique mondiale sur la base de valeurs et de normes démocratiques ».

Cette décision a été évoquée pour la première fois officiellement dans les conclusions du Conseil de l’UE sur la diplomatie numérique de l’Union, le 18 juillet, mais avait fuité dans Politico dès le mois d’avril.

Asma Mhalla, spécialiste des enjeux géopolitiques du numérique, enseignante à Science Po, a noté auprès de Siècle Digital, que le timing de l’installation de cette représentation n’a rien d’anodin, « Ce que nous observons c’est que d’une part nous avons eu une année réglementaire très chargée, avec l’adoption de textes majeurs sur la question de la réglementation des Big Tech, d’autre part ces Big Tech ont commencé à avoir des prérogatives géopolitiques majeures ».

À l’occasion de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Elon Musk s’est empressé d’envoyer des antennes Starlink pour soutenir les Ukrainiens, tandis que les réseaux sociaux ont joué un rôle de premier plan dans la guerre informationnelle entre les belligérants. Le conflit a entraîné un niveau de visibilité du rôle géopolitique des entreprises technologiques américaines inédit, selon Asma Mhalla.

Côté réglementaire, ces deux dernières années ont effectivement été bien remplies : le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) ont été adoptés et auront un impact certain sur les grandes entreprises du numérique, les États-Unis et l’UE négocient un successeur au Privacy Shield, l’accord d’échange de données transatlantique cassé en 2020 par la Cour de Justice, un Conseil du commerce et de technologie UE-États-Unis a été créé…

Le choix du haut fonctionnaire pour diriger le nouveau bureau de San Francisco, Gerard de Graaf, est, de ce point de vue, loin d’être anodin. Très expérimenté, il a notamment supervisé, pour la Commission, la rédaction et l’approbation du DSA et du DMA rappelle Euractiv.

Le communiqué du SEAE explique bien que « Ce bureau renforcera la coopération de l’UE avec les États-Unis en matière de diplomatie numérique et consolidera la capacité de l’UE à atteindre les principales parties prenantes publiques et privées, notamment les décideurs politiques, le monde des affaires et la société civile dans le secteur des technologies numériques ».

L’UE doit-elle traiter les Big Tech au même niveau qu’un État ?

Une question se pose cependant. Pourquoi, en 2022, à l’ère des visioconférences et alors qu’il existe déjà une représentation diplomatique européenne à Washington, installer pour la première fois une deuxième représentation dans un même pays ? Asma Mhalla admet « peiner à voir l’intérêt opérationnel » de ce bureau.

À ses yeux, « L’intérêt est symbolique », mais elle précise « le symbole compte, il envoie un message, plein de messages, permet d’asseoir une vision, de confirmer un projet politique ».

Elle est toutefois dubitative sur la nature du symbole envoyé « cela entérine le fait que les Big Tech sont des entités à part entière, ce qui est une petite erreur de lecture ». Malgré leurs rôles géopolitiques « Elles restent des entreprises qui sont assujetties à la souveraineté de leur État d’origine, les États-Unis ».

En 2017, la décision du Danemark avait suscité des interrogations. En nommant un ambassadeur, chargé d’échanger avec des entreprises privées, si puissantes soient-elles, risque-t-on de les amalgamer avec des États ? Le nouveau bureau de l’UE à San Francisco pourrait relancer le débat.