Alors que la Cour suprême des États-Unis vient de faire un retour en arrière sur le droit à l’avortement, les regards se tournent également vers le monde de la tech ; les données personnelles récoltées par les applications pourraient en effet être utilisées par les autorités afin de condamner les femmes ayant eu recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
L’avortement n’est plus un droit fédéral aux États-Unis
Ce vendredi 24 juin, la Cour suprême américaine a voté pour annuler Roe V. Wade, en vigueur depuis 1973 outre-Atlantique. Cet arrêt garantissait le droit à l’avortement dans tout le pays, sa remise en cause permet aux États de décider s’ils veulent le rendre illégal ou non, à des degrés différents. Plusieurs États ont directement interdit l’avortement sur leur territoire, certains même en cas de viol ou d’inceste ; au total, près de la moitié des États devraient prohiber ou fortement restreindre l’accès à l’IVG.
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Cela signifie que si une femme se rend dans un État où l’avortement est légal pour y avoir recours, ou si elle avorte de manière clandestine, alors les autorités pourront la poursuivre en justice pour la condamner. Pour cela, une enquête sera lancée et c’est ici que le rôle du numérique entre en jeu. Les enquêteurs n’hésiteront pas à demander l’accès aux données personnelles des femmes accusées afin d’y trouver des preuves.
Les Américaines suppriment leurs applications de suivi du cycle menstruel
Dans ce contexte, de nombreuses femmes américaines ont commencé à supprimer leurs applications de suivi du cycle menstruel, utilisées pour la reproduction mais également pour mieux comprendre leur état de santé en général. Ces logiciels savent quand les femmes ont leurs règles, quand elles ovulent, et peuvent donc permettre aux autorités de savoir, par exemple, depuis combien de semaines elles n’ont plus leurs règles afin de déterminer depuis quand elles sont enceintes.
Comme le rapporte The Guardian, près d’un tiers des Américaines utilisent une application de ce type, les plus populaires étant Clue et Flo. Si la première est basée à Berlin et est soumise au RGPD européen, les autorités américaines pourraient tout de même y avoir accès : « Le fait que le RGPD s’applique n’est pas très pertinent dans ce cas. Lorsqu’il s’agit d’une demande légale légitime des autorités américaines, les entreprises européennes s’y conforment généralement. En outre, une entreprise européenne peut héberger des données en dehors de l’UE, ce qui la soumet à des cadres juridiques et à des accords transfrontaliers différents », explique Lucie Audibert, avocate à l’ONG Privacy International.
De son côté, Flo a déjà partagé les données de ses utilisatrices avec des applications tierces et a même été accusée, par le passé, d’informer Facebook lorsqu’une utilisatrice avait ses règles ou si elle avait l’intention de tomber enceinte. Elle a depuis été reprise par la Federal Trade Commission (FTC), et a annoncé le lancement prochain d’un mode anonyme.
Plus globalement, les experts conseillent aux femmes d’utiliser des applications qui stockent les données localement et pas sur un cloud tiers, comme la plateforme Santé d’Apple qui est assez sûre. Depuis la décision de la Cour suprême, plusieurs applications de ce type ont joué la carte de la vie privée pour booster leurs téléchargements. TechCrunch rapporte ainsi que Stardust a vu ses installations augmenter de 6 000 % au cours du week-end après avoir annoncé qu’elle protégerait les données des utilisateurs par un chiffrement de bout en bout. Pourtant, l’entreprise n’a pas encore mis en œuvre ces mesures et présente d’autres lacunes en matière de confidentialité, comme le partage des numéros de téléphone mobile avec une société d’analyse tierce…
« Les entreprises qui ont fait du profit sur le corps des femmes doivent réfléchir très sérieusement à la manière dont elles vont protéger leurs utilisateurs. Elles n’ont pas toutes été les meilleures par le passé en matière de partage des données. La seule façon pour elles de survivre sur ce marché, la seule façon pour elles de se rendre dignes de confiance est d’améliorer leur politique de confidentialité et de donner aux utilisateurs plus de contrôle sur leurs données. Si l’une de ces applications est utilisée dans un tribunal contre ses utilisateurs, ce ne sera pas une bonne relation publique pour elles », explique Eva Blum-Dumontet, consultante en politique technologique.
Les géants de la tech américains auront un immense rôle à jouer
Les applications de suivi menstruel ne sont pas les seules plateformes qui pourraient être exploitées par les autorités pour juger les femmes ayant recours à l’avortement. Le rôle que les géants de la tech auront à jouer dans ces affaires sera très important. Par exemple, Google et Meta, à travers leurs différents services, pourraient permettre à des enquêteurs de traquer les faits et gestes des femmes suspectées d’avoir eu recours à un avortement de manière illégale.
Les deux géants américains ont réagi à la décision de la Cour suprême : tandis que Meta a promis de prendre en charge les frais de ses employées devant se déplacer hors de leur État d’origine pour un avortement, Google a affirmé que ses salariés qui vivent dans des États où l’avortement est interdit peuvent demander à être muter dans d’autres endroits.
Pour ce qui est des utilisateurs de ces plateformes, la donne est différente. Le MIT Technology Review a en effet interrogé les plus grands réseaux sociaux, c’est-à-dire Meta, Twitter, Reddit, TikTok et Google, sur la manière dont leurs « politiques d’interdiction des contenus faisant la promotion d’activités illégales s’appliqueront aux messages prônant l’accès à l’avortement ou aidant ceux qui doivent maintenant se rendre hors de l’État pour la procédure ». La plupart d’entre eux se sont montrés très génériques dans leurs réponses, en faisant notamment référence à leurs politiques de confidentialité.
Or, toutes ces règles ont une chose en commun et elle est tout à fait logique : les plateformes régulent les contenus qui ne respectent pas la loi. Si l’on se fie donc à celles-ci au pied de la lettre, elles prendront des mesures contre l’avortement dans les États où celui-ci est criminalisé. Par exemple, YouTube pourrait restreindre l’accès aux contenus explicatifs sur l’avortement.
D’ailleurs, plusieurs médias rapportent que Facebook a supprimé des publications sur les manières de recourir à l’avortement tandis qu’Instagram ne publie pas les résultats de recherche pour « pilules abortives » et « mifepristone », le nom d’un médicament souvent utilisé pour les avortements médicamenteux. Un message explique que les publications récentes sous ces deux hashtags sont masquées parce que certaines d’entre elles pourraient violer les directives communautaires de l’application.
Les démocrates pensent à une loi
Le rôle des grandes plateformes sera immense. « Tant que les entreprises technologiques n’auront pas précisé comment elles coopéreront avec les demandes de données dans le cadre de poursuites pour avortement, on ne sait pas quelles données utilisateur elles pourraient offrir. Cependant, la responsabilité de préserver la confidentialité de leurs données ne doit pas nécessairement incomber aux seuls utilisateurs », conclut le MIT Technology Review.
D’ailleurs, les démocrates réfléchissent d’ores et déjà à contrecarrer la décision de la Cour suprême à travers une loi protégeant les données personnelles des Américaines. « Notre Caucus a exploré des pistes pour protéger la santé et la liberté des femmes américaines. Parmi elles, une législation qui protège les données les plus intimes et personnelles des femmes stockées dans les applications de santé reproductive. Beaucoup craignent que ces informations puissent être utilisées contre les femmes par un sinistre procureur dans un État qui criminalise l’avortement », explique Nancy Pelosi, Présidente démocrate de la Chambre des représentants des États-Unis, dans une lettre adressée à son parti.
Pour l’heure, les grandes plateformes semblent vouloir se ranger du côté des démocrates, mais il semble tout de même difficile pour elles d’aller contre la loi dans les États où l’avortement sera illégal. Si elles sont protégées à un niveau fédéral par la Section 230, les avocats généraux de ces territoires n’hésiteront probablement pas à les poursuivre en justice s’ils estiment qu’elles violent la loi.