Des corps photoshopés et lisses, des sourires resplendissants, des images parfaites sur papier glacé… Depuis des décennies, la publicité opère selon la même logique : vendre du rêve aux consommateurs, tantôt aux consommatrices, pour tenter de faire pencher la balance au moment du passage en caisse. Malgré les efforts des marques pour plus de diversité et d’inclusivité dans leurs publicités, seuls 17% des internautes se sentent représentés dans la publicité, selon le Digital Report 2022 de We Are Social.

Historiquement, la publicité a pour but d’attirer le consommateur, et de le faire s’identifier aux produits représentés. « Cela a été prouvé que certains personnages vont plus attirer l’attention, comme les traits de bébé, de jeunesse, les jeunes animaux. L’être humain va être davantage attiré par des visages et des corps physiquement attractifs » analyse Sylvie Borau, enseignante chercheure à TBS Éducation et spécialisée sur les femmes et le genre dans le marketing. En présentant des corps minces et beaux, les annonceurs transmettent un message clair : acheter tel ou tel produit garantit lui aussi beauté et prospérité. « Il faut aller très vite à l’information, puisqu’au niveau cognitif, le cerveau va traiter ça de manière très rapide » ajoute Sylvie Borau.

Pourtant, depuis quelques années, de nombreuses marques bousculent les règles du jeu, en tentant de présenter d’autres types de corps, de modèles, de représentations dans leur communication. Du côté des agences de publicité, on se rend bien compte de l’enjeu. « On est de plus en plus pointés du doigt : il faut se regarder en face et voir notre utilité en tant que publicitaires, se rendre compte de notre influence » explique Valérie Richard, responsable RSE chez BETC. « À nous d’être suffisamment intéressants pour parler et séduire les gens, être impactant, avec cette volonté de toucher la société et le monde » ajoute Matthieu Elkaim, président et directeur de la création d’Ogilvy.

D’autant que les consommateurs veillent au grain : avec l’émergence et la démocratisation des réseaux sociaux, les internautes n’hésitent pas à afficher et pointer du doigt les mauvaises pratiques, des publicités dégradantes et stéréotypées aux messages hasardeux. Pour une grande partie de la jeune génération, la consommation est désormais un acte politique, et beaucoup refusent de donner un centime aux marques qui afficheraient des positions contraires à leurs valeurs.

Une préoccupation grandissante des marques

En 2004, la marque Dove lance sa campagne “Real Beauty”, présentant des corps féminins différents de ceux habituellement représentés. Un réel tournant pour beaucoup de marques, qui se sont engouffrées, autant dans la forme que dans le discours, dans plus de diversité et d’inclusion. Le mouvement #MeToo, en 2017, a aussi mis un coup de pied dans la fourmilière, les jeunes générations souhaitant une image des femmes moins stéréotypée. « Il y a eu une prise de conscience grâce aux réseaux sociaux, aux hashtags qui se sont amplifiés, repris par les médias. Les annonceurs se sont dit qu’il fallait se mettre au diapason » développe Valérie Richard.

Affiche de la campagne de Dove Real Beauty

Affiche utilisée par Dove dans sa campagne Real Beauty. Image : Dove.

Enfin, le développement de l’influence et de ses plateformes comme Instagram ou YouTube ont mis sur le devant de la scène d’autres modèles, qui parlent davantage aux plus jeunes. « Il y avait un écart trop grand entre la mise en scène de soi sur Instagram et les publicités où les marques continuaient à vendre une image idéale » ajoute Sylvie Borau. Désormais, de nombreuses marques, comme Adidas avec la YouTubeuse Léna Situations, mettent en avant des influenceurs… dans le but de toucher leur communauté.

« C’est un mouvement nécessaire : on ne peut pas prétendre refléter la société sans représenter le plus grand nombre » explique Matthieu Elkaim d’Ogilvy. Représentations stéréotypées des femmes à la cuisine, images dégradantes envers une certaine communauté ethnique ou religieuse… Si tout cela peut créer le bad buzz sur les réseaux sociaux, la profession est également régulée par l’ARPP (Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité), qui a pour objectif d’établir des règles pour tout le secteur. Stéphane Martin, son directeur général, nous indique ainsi que l’autorité a une règle d’image et de respect de la personne, régulièrement mise à jour. « C’est une règle transversale pour couvrir l’ensemble des problématiques dès que la publicité représente une personne. Bien sûr, rien de dégradant, humiliant, avilissant… » développe-t-il.

Selon Stéphane Martin, qui voit les campagnes publicitaires défiler depuis des années, « les marques sont volontaires et en font de plus en plus, dans un modèle qui doit tenir compte des représentations mentales. C’est un équilibre assez subtil ». Au-delà des représentations dans la forme, de plus en plus de marques insistent sur un discours vertueux, tant au niveau de l’écologie que des conditions de travail des salariés. « Un grand mouvement s’est opéré : l’alignement des marques sur les valeurs et les engagements de l’entreprise qui la possède. Les gens n’achètent plus un produit, mais une façon de le fabriquer et des salariés bien traités » analyse Matthieu Elkaim. Ainsi, de nombreuses marques de prêt-à-porter comme Nike, Gap ou Zara se sont vues accuser de participer au génocide des Ouïghours en Chine… et boycottées.

Attention au socialwashing

Au-delà des règles posées par l’ARPP, l’organisme a une dimension de contrôle multiforme. « Depuis presque 20 ans, on a un bilan qui est fait sur des milliers de publicités chaque année. Quand on constate un manquement à la règle, l’annonceur est sollicité pour réagir » expose Stéphane Martin. Un jury indépendant de déontologie publicitaire peut être aussi saisi et rendre des avis publics pour interpeller les marques. D’autant qu’aux garde-fous de la profession s’ajoutent les lois. Ainsi, en 2017, la mention « photographie retouchée » est obligatoire sur tous les clichés à usage commercial, « lorsque l’apparence corporelle des mannequins a été modifiée par un logiciel de traitement d’image, pour affiner ou épaissir leur silhouette ». Un pas en avant pour plus d’authenticité… mais qui n’a pas eu beaucoup d’effets selon Sylvie Borau, qui a étudié l’impact de cette mention sur les consommatrices. « Elles vont quand même s’identifier et se comparer, et cela peut avoir des conséquences sur l’estime de soi » expose-t-elle. Un coup d’épée dans l’eau ?

Les nouveaux modèles de consommation et les aspirations politiques et sociales des plus jeunes générations forcent les annonceurs à se renouveler. Quitte à tenir un discours bien loin de la réalité de leurs valeurs : c’est ce qu’on appelle du socialwashing, qui peut se décliner en sa version écologique (greenwashing) ou féministe (pinkwashing). « C’est un dilemme éthique et managérial : si vous savez qu’un modèle féminin idéal fait plus vendre, c’est compliqué. C’est bon pour l’image de marque, mais est-ce bon pour les ventes ? » questionne Sylvie Borau. D’autant que les réseaux sociaux et les internautes n’hésitent pas à mettre au pied du mur les marques qui utilisent certaines causes pour vendre.

Du côté des agences, il s’agit de prendre ses responsabilités. « Il faut que ce soit sincère, faire attention aux valeurs de la marque, avoir un discours cohérent, en interne et en externe » explique Valérie Richard à BETC. Même écho du côté de Ogilvy : « On peut de moins en moins tricher : c’est un sujet de sérieux, d’authenticité » ajoute Matthieu Elkaim. Humilité, cohérence, transparence, proportionnalité : des valeurs cardinales pour que les annonceurs puissent s’aventurer sur une communication plus vertueuse, selon Sophie Roosen, directrice marque et impact de l’Union des marques, association professionnelle qui regroupe 240 entreprises de tous secteurs d’activité. « On a besoin de plus en plus de cette cohérence, et toutes les entreprises ne peuvent pas s’emparer de tous les sujets. Il faut avoir l’humilité de regarder en interne comment on peut communiquer de façon intelligente » ajoute-t-elle. Sans quoi, les marques voient le risque de créer le bad buzz.

Formations, chartes, programmes : les marques tentent de montrer patte blanche

Pour lutter contre ses biais, la publicité y met les moyens. « Nous avons mis en place des formations sur la diversité et l’inclusion dans la publicité, qui permettent de prendre conscience des représentations et des stéréotypes » avance Valérie Richard chez BETC. Au sein d’Ogilvy, un comité diversité et inclusion a été mis en place, pour travailler sur les sujets d’égalité, de handicap, de famille. « On ne va pas pouvoir refléter la diversité dans un environnement qui n’est lui-même pas diversifié. Il y a plein de petites choses qui s’inscrivent dans le quotidien pour casser les biais, de s’assurer que dans notre façon de travailler, on parle de pleins de choses. L’enjeu, c’est que tout ça ne soit pas du gadget » ajoute Matthieu Elkaim.

Au sein de l’Union des Marques, un programme de communication responsable, baptisé FAIRe, réunit depuis 2018 une quarantaine de marques autour des sujets du développement durable et d’une représentation plus inclusive de la société. Le programme fournit ainsi des définitions, des checklists de bonnes pratiques à destination des marques. « S’interroger, c’est déjà trouver des leviers d’action » résume Sophie Roosen, directrice marque et impact. L’association professionnelle remet également un prix, depuis 2019, aux meilleures campagnes de communication qui luttent contre stéréotypes et pour l’inclusion. « Ce qu’on voit de plus en plus, c’est que les marques s’emparent du sujet et ont envie d’être reconnues pour ça » ajoute Sophie Roosen. Parmi les lauréats, on retrouve la récente campagne de Gillette “La perfection au masculin”, montrant différents types de masculinités, de couples gays aux hommes trans.

un homme noir et un homme blanc dans une salle de bain illustrant la camoagne de Gillette

Visuel utilisé dans le cadre de la campagne de Gillette, la perfection au masculin. Image : Gillette.

Pourtant, malgré tous ces efforts, le sentiment d’adhésion et d’identification aux publicités reste faible pour les internautes : seuls 17% d’entre eux se sentent représentés par la publicité, comme l’indique le Digital Report 2022 de We Are Social. Un chiffre qui n’étonne pas Sylvie Borau : « en France, on n’a toujours quasi-pas de représentation des personnes d’origine maghrébine, ou des personnes âgées ». Le handicap ou les identités LGBT sont aussi des sujets sous-traités par les annonceurs. De même, malgré les efforts faits par l’industrie de la mode et des cosmétiques, rares sont les femmes qui arrivent à s’identifier aux publicités.

« Je pense qu’on part de très loin, et qu’il y a énormément de rattrapage à faire. De fait, cela prend un peu de temps en termes de conviction et de réalisation » analyse Sophie Roosen. Même écho chez BETC : « Ce sont des sujets qui sont pris au sérieux par les marques, mais elles ne veulent pas avancer trop vite, il faut que cela soit sincère » avance Valérie Richard. Au-delà de la bonne image de marque, ces dernières doivent conjuguer responsabilité et business : trop s’éloigner des consommateurs impliquerait, à terme, de moins vendre.