La cigarette 2.0 : confrontées à une baisse significative et continue de leur clientèle – et donc de leurs revenus –, les majors du tabac rivalisent d’ingéniosité pour séduire de nouveaux adeptes. De préférence jeunes, les vieux fumeurs étant, précisément du fait de leur longue addiction, condamnés à plus ou moins brève échéance. Pour les Marlboro, Camel et autres Philip Morris, ce sont donc bien « les jeunes qu’il faut draguer, confirme au quotidien Le Monde Loïc Josseran, président de l’Alliance contre le tabac : derrière, ils pourront encore consommer pendant une bonne quarantaine d’années ». Et continuer d’engraisser les actionnaires des cigarettiers.

Problème : dans de nombreux pays, toute publicité pour les produits du tabac est formellement proscrite depuis plusieurs décennies ; ainsi en France, depuis 1991, à la suite de la loi Evin. Les industriels de la cigarette doivent donc ruser pour contourner des législations de plus en plus restrictives et attirer dans leurs filets les fameux Millennials, qui n’ont jamais été aussi peu nombreux à fumer. Les ados de 17 ans n’étaient ainsi que six sur dix à avoir déjà essayé la cigarette en 2017, contre huit sur dix en 2000. Et seul un quart d’entre eux fumait régulièrement à la même date, contre 40% dix-sept ans plus tôt.

BAT investit un milliard d’euros pour séduire les jeunes clients

Pour séduire ce segment de consommateurs, les cigarettiers envahissent les réseaux sociaux, où la réglementation régissant la publicité sur les produits du tabac est plus lâche. En février dernier, un article du journal britannique The Guardian révélait ainsi les nouvelles techniques déployées par British American Tobacco (BAT), le numéro deux mondial du secteur. Les journalistes anglais éclairaient notamment la manière dont BAT a investi l’équivalent de plus d’un milliard d’euros afin de cibler les influenceurs se mettant en scène sur les réseaux sociaux Instagram ou TikTok, très populaires auprès des jeunes.

Grâce à ces internautes-stars, le cigarettier y fait la promotion de ses nouveaux produits sans tabac mais contenant de la nicotine, comme ces sachets de « snus », des sachets de nicotine à bloquer contre la gencive, commercialisés sous la marque Lyft. D’après le Guardian, BAT ambitionnerait de toucher pas moins de 500 millions de nouveaux clients avec ses produits sans tabac d’ici à 2023. Et, si la major se défend de vouloir cibler les jeunes consommateurs, le fait qu’elle investisse autant d’argent pour communiquer sur les réseaux sociaux ne trompe pas sur ses objectifs réels : « l’industrie du tabac a trop de ressources pour que les choses soient une coïncidence », balaie l’ONG Corporate Accountability.

Des produits à l’innocuité incertaine

Tout laisse, en effet, penser à une stratégie mûrement réfléchie. « Pour contourner les règles, (les majors) utilisent des micro-influenceurs qui ont peu d’abonnés mais vont faire leur promo », explique au Monde Amélie Eschenbrenner, porte-parole du Comité national contre le tabagisme (CNCT), selon qui « avec Internet, les messages circulent au-delà des frontières : pour les contrer, il faudrait que les pays se coordonnent ». Et il y a urgence, d’autant plus que rien ne démontre que ces nouveaux produits « sans tabac » ou « sans combustion » soient inoffensifs sur le long terme. Il s’agit d’un « énième leurre », pour le cardiologue retraité et porte-parole de la Société francophone de tabacologie Daniel Thomas : « acculée, l’industrie invente cette fois le tabac à chauffer, mais on n’a aucun recul sur le sujet ».

« On est dans une renormalisation du produit, avec un esprit festif et ludique, appuie Loïc Josseran. Mais le cerveau raffole de ces shoots de nicotine et devient vite accro. » A l’accoutumance au tabac s’ajoutent des effets encore peu étudiés, par manque de recul. Les organismes de santé publique, comme le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) en France ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sont ainsi dubitatifs quant aux bénéfices supposés de ces nouveaux produits – tels que la cigarette électronique ou le tabac « à chauffer » –, notamment dans le cadre d’un sevrage tabagique classique.

Taxer les nouveaux produits du tabac comme les cigarettes

Véritables portes d’entrée vers la cigarette traditionnelle et potentielles bombes à retardement sanitaires, ces nouveaux produits du tabac devraient peut-être être taxés de la même manière et à la même hauteur que les produits vers lesquels ils dirigent immanquablement les consommateurs. C’est l’avis du professeur Yves Martinet, président du CNCT : « la décision d’appliquer une politique fiscale volontaire sur l’ensemble des produits du tabac est (…) un excellent signal pour la protection des politiques publiques de l’influence de l’industrie du tabac. En effet, les fabricants mènent depuis plusieurs mois une forte campagne de lobbying dans l’objectif d’obtenir une fiscalité préférentielle pour le tabac chauffé ». Et le pneumologue de conclure en appelant les pouvoirs publics à ne pas se laisser « abuser par l’instrumentalisation de la notion de réduction des risques par l’industrie du tabac ».