Le point de départ de notre enquête démarre avec une histoire personnelle : comment se fait-il qu’une photo prise en 1976 au Cameroun soit plus facile à retrouver qu’une photo prise il y a quelques semaines avec mon iPhone ? La photo « classique » est bien à sa place, dans un album qui lui donne de la valeur et la protège.

Pour retrouver mes photos, il faut fouiller au fond d’un ancien smartphone, d’un disque dur ou sur l’un des services cloud que j’utilise. Bien souvent, si ça n’a pas été publié, ça disparait sous la masse de photos que je prends au quotidien. Mais ce sont autant de ma vie qui risque de disparaitre de ma mémoire s’il devient trop difficile de remettre la main dessus. On n’a jamais pris autant de photos qu’aujourd’hui, mais est-ce qu’on leur accorde encore de la valeur ?

On prend trop de photos

L’artiste Erik Kessels avait déjà bien adressé le problème en 2013 aux rencontres d’Arles. Il avait rempli toute une pièce de ce qui semble être des déchets au premier regard mais si l’on observe de plus près, on réalise que nous sommes face à un ramassis de photos. Un nombre innombrable. En réalité, il y a un million, c’était alors l’équivalent de ce qui était téléchargé chaque jour sur le site Flickr.

Gijs van den Berg

Erik Kessels, 24 HRS of photos, installation au FOAM Amsterdam. Photographie : Gijs van den Berg.

Cette exposition de Kessel est une allégorie moderne de l’excès : l’incroyable volume d’images donne le sentiment de se noyer au milieu des représentations des expériences des autres. La masse a fait perdre sa valeur aux photos et in fine aux souvenirs de ses fragments de vie.

On accorde encore de la valeur à une photo que si elle est rare : un nombre limité de photos sur une pellicule ou une série de tirages en argentique mais dès que c’est du numérique, on accumule de manière compulsive et on oublie que la photo est précieuse parce qu’elle représente un souvenir. C’est devenu une simple commodité de prendre une photo. C’est gratuit, rapide, et en quelques secondes c’est partagé. Photographier des choses qui sont en fait insignifiantes pour envoyer un signal particulier au monde qui nous entoure est devenu un réflexe.

Le numérique a transformé l’expérience de la photographie, on est passé d’un rituel privé à une performance publique. Une expérience partagée avec le monde entier. C’est ce qu’explique la photographe Erin Sullivan dans un TedX : quand on observe quelque chose d’exceptionnel, on veut le photographier tout de suite avec notre smartphone, avant même d’observer ce que l’on a en face de nous.
Tout simplement parce que le besoin de participer à une expérience collective prime. C’est pour ça qu’on retrouve des millions de photos similaires et qu’on éprouve encore le besoin de refaire ces mêmes photos.

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On a déporté notre mémoire personnelle vers une mémoire collective. Mais est-ce qu’elle nous aide à nous rappeler de ces moments qu’on a vécu ? Est-ce qu’elle ne risque pas de produire l’inverse ?
Des chercheurs de l’université de Princeton ont mené une étude pour trouver la réponse en testant la mémoire des visiteurs de musées et monuments historiques. Leur conclusion est implacable : ceux qui visitent des monuments en prenant des photos durant leur visite gardent moins en mémoire ce qu’ils ont vu car ils y ont prêté moins d’attention.

Plus on prend de photos, plus on oublie

Les photos peuvent nous aider à améliorer notre mémoire visuelle mais elles nous poussent à laisser les autres sens de côté et rendent les souvenirs « mono-sensoriels ». À force de prendre tout en photo, nous pourrions finir par retenir moins de choses.

Emma Templeton, chercheuse en psychologie et co-autrice de cette étude, explique que « les smartphones sont des distractions qui empêchent de prêter complètement attention au monde qui nous entoure ». On a besoin de vivre les choses avec tout nos sens en éveil pour vraiment les imprimer dans notre mémoire.
Essayons un petit exercice. Fermez les yeux et imaginez un cercle que vous allez fixer. C’est votre attention et votre capacité à piocher dans votre mémoire un souvenir. Les souvenirs circulent autour de ce cercle. Par exemple, quand vous cherchez votre numéro de téléphone, le souvenir est proche du cercle et vous n’avez pas besoin de trop creuser. Et si je vous demande le nom de votre école enfant. Il faut chercher un peu plus loin. Maintenant si je vous demande de vous rappeler de la dernière fois que vous avez vu un hamster, votre scan va chercher le souvenir, mais ne le trouve pas. On s’éloigne du cercle, mais pourtant, ce souvenir existe, vous savez que vous avez déjà vu un hamster, il est quelque part dans votre mémoire, mais on ne peut pas l’atteindre. C’est un souvenir qui a disparu. Comme des milliers d’autres jours de votre vie. Ils sont là dans votre mémoire, mais on ne peut pas les atteindre. Pas de quoi paniquer, on a probablement pas besoin de se rappeler qu’on s’est pris l’angle d’une table le 19 mai 2015.

Si les moments importants laissent une empreinte particulière dans notre mémoire, on aimerait parfois pouvoir se remémorer des moments très simples comme un apéro entre amis, une soirée où l’on s’ouvre les uns aux autres… Rien d’exceptionnel en apparence, mais on peut avoir envie de ne pas l’oublier. Il est bien d’avoir conscience du fonctionnement de notre cerveau et du rôle que joue la photo si vous souhaitez ne pas perdre le contrôle sur votre mémoire.

Trier et imprimer pour ne plus oublier

Alors une question se pose : est-ce que la solution serait d’imprimer les photos des moments qu’on ne veut pas oublier ? Ça nous obligerait en tout cas à faire des choix dans nos photos.
En plus, les photos permettent de recadrer des souvenirs que l’on réécrirait avec le temps. Vous connaissez l’adage :« s’il n’y a pas de photos c’est que ça n’a jamais existait ». Nos souvenirs sont comme des documents Word que l’on a tendance à éditer comme on veut avec le temps. Les photos sont là pour raviver certains souvenirs disparus et ce sont des marqueurs factuels. Alors pourquoi pas prendre le temps de faire le tri dans ses photos et imprimer les plus importantes ? C’est facile aujourd’hui avec un service comme Cheerz, par exemple.
Mais il faut garder à l’esprit que si les photos imprimées sont effectivement plus privées, elles restent fragiles. L’impression et le numérique ont tous les deux leurs inconvénients, on peut tout perdre à cause d’un disque défectueux, et le fait d’héberger nos images chez les géants de la tech à un coût, elles peuvent être exploitées sans qu’on le sache.

Une mémoire sous traitée aux GAFAM

Le fait que ces entreprises se chargent désormais pour nous de notre mémoire et déterminent la manière que nous avons de nous replonger dans nos souvenirs est inquiétant. Ils nous bombardent de photos distribuées un peu au hasard, hors contexte, comme des « juke-box de notre mémoire ».

C’est la formule particulièrement efficace de Farhad Manjoo, journaliste au New York times. Il explique qu’il s’inquiète, quant à la façon dont nos souvenirs, conservés par l’insémination artificielle façonnent nos récits à propos de nous-mêmes. « Je pense à ma fille : comment regardera-t-elle un jour des diaporamas photos comme ceux que Google a produit d’elle, et arrivera-t-elle à certaines conclusions sur son enfance seulement parce que les machines d’une entreprise de technologie à but lucratif et soutenue par la publicité auront fait des choix quant au type de scènes à montrer et à cacher ? »

Supprimer des photos pour ne plus les oublier

Non, la solution à notre problème est en grande partie sur votre smartphone et une fonction ultra basique : supprimer des photos.
Après une journée riche en photos, on se pose pour faire le tri. Beaucoup sont inutiles et vont noyer dans la masse celles qui sont importantes. On peut le faire sur son smartphone directement, sur l’app Photos sur ordinateur si on utilise un iPhone, ou sur Google Photos avec Android. Peu importe l’outil, il faut prendre le temps de supprimer les photos inutiles. On ne garde que les photos qui se rapportent à un souvenir qu’on ne veut pas voir disparaître.

Les photos ne sont peut être plus aussi rares qu’elles pouvaient l’être, mais c’est leur nature malléable que l’on chérit. Nos photos continueront à vivre après nous, peut-être pas sous forme d’album de famille, mais sur des disques durs ou sur des réseaux sociaux. Ils nous seraient donc bénéfiques d’être plus consciencieux quant à notre façon de les conserver, de les organiser ou réfléchir à deux fois avant de prendre une photo et combien de photos nous accumulons. On lâche prise et on accepte de documenter un peu moins notre vie pour la vivre réellement.