Décrit comme l’égal des entrepreneurs américains Jeff Bezos, Elon Musk, ou encore Bill Gates, Jack Ma, fondateur du géant chinois Alibaba a connu bien des péripéties ces derniers mois. Autrefois très médiatisé, le magnat effectue désormais des sorties sporadiques, souvent dans un cadre restreint. Retour sur la chute de cet homme ambitieux qui aura commis l’erreur de s’attirer les foudres du tout-puissant président – à vie – chinois, Xi Jinping.

La dernière erreur de Jack Ma

Le 23 octobre 2020 Jack Ma prévient ses employés, le lendemain il s’en prendra aux régulateurs chinois au cours d’un discours. L’ancien professeur d’anglais, connu pour son franc-parler, estime que ces derniers bloquent l’innovation en Chine dans le domaine de la finance. Pour le pouvoir, il va franchir une ligne rouge.

Quelques jours après le fameux discours, Xi Jinping en personne interdit l’introduction en Bourse de Ant Group pourtant annoncé comme l’une des opérations les plus importantes du monde. Jack Ma, lui, disparaît. Il faudra attendre le 20 janvier et une vidéo diffusée dans le cadre de l’une de ses activités caritatives pour le voir réapparaître.

Depuis, ses sorties médiatiques restent exceptionnelles. Il est aperçu en mai lors de l’Aliday, la fête de l’entreprise qu’il a fondée en 1999. Un mois auparavant Ant Group annonçait se séparer de Jack Ma dans l’espoir de se rabibocher avec Pékin.

Jack Ma dans le court-métrage Gong Shou Dao

Jack Ma a aussi joué les acteurs dans le court-métrage Gong Shou Dao sorti en 2017. Image : YOUKU / YouTube.

Un franc-parler qui a fini par lasser en Chine

Pourtant Jack Ma a longtemps eu de bonnes relations avec le pouvoir, y compris Xi Jinping. Ce dernier était l’un des plus hauts dirigeants de la province de Zhejiang, là où Alibaba est historiquement basée. Un ancien fonctionnaire de la province rapporte que Xi Jinping « a encouragé des entreprises comme Alibaba à se développer, car elles sont bonnes pour le pays ». En 2007, lorsque le futur président devient le plus haut fonctionnaire de Shanghai, il rend visite à Jack Ma pour lui demander de l’accompagner pour « nous aider à nous développer » dans sa nouvelle région, selon le récit des médias officiels.

Au cours des années 2010, le milliardaire semble au fait de son pouvoir. En 2015 l’Administration nationale de l’industrie et du commerce en Chine publie un rapport pour critiquer la qualité des articles vendus sur Taobao, une plateforme de vente de produit d’Alibaba. L’entreprise menace de porter plainte et l’Administration retire son rapport dans la journée. En Chine cet épisode est perçu comme la preuve qu’Alibaba est suffisamment fort pour défier le gouvernement.

En parallèle Jack Ma multiplie les bravades. En 2008 il déclare « Si les banques ne changent pas, nous changerons les banques ». Une déclaration pour défendre Alipay, créé en 2004 et perçu comme une menace par les banques d’État. Quelques années plus tard, à la télévision américaine, Jack Ma lâche « si quelqu’un doit aller en prison pour Alipay, que ce soit moi ».

Jack Ma est reçu par François Hollande à l’Élysée, par Barack Obama a la Maison-Blanche, par Donald Trump lors de son élection… La cote du milliardaire ne cesse de grandir à l’étranger quand elle se détériore dans l’Empire du Milieu. Selon le Wall Street Journal, Xi Jinping, président depuis 2013, aurait peu goûté le comportement du milliardaire lors d’un déplacement officiel aux États-Unis en 2015. Lors d’une rencontre organisée avec des chefs d’entreprises américains et chinois, il aurait été le seul à allègrement dépasser les trois minutes d’interventions par personne convenu à l’avance. Un porte-parole de Jack Ma a nié la réalité de cette anecdote, néanmoins le fondateur d’Alibaba n’a plus été invité à s’exprimer en public avec Xi Jinping.

François Hollande accueillant Jack Ma à l'Élysée

Sur la photo : François Hollande, 24ème Président de la République française, Jack Ma, fondateur d’Alibaba. Photographie : Élysée / Twitter.

Il ne faisait pas partie de la cinquantaine d’entrepreneurs invités au Grand Hall du Peuple chinois en 2018. L’été 2020, le milliardaire a pris une nouvelle initiative qui a froissé Pékin. Il a organisé un banquet dédié au personnel soignant à Hefei, une ville au nord-ouest de Wuhan. Pour les autorités, Jack Ma a voulu s’approprier le mérite de leur bonne gestion de la pandémie.

Ant Group, une menace pour l’économie chinoise selon les autorités

Hormis ces comportements, plusieurs services proposés par Alibaba ou Ant Group inquiètent les régulateurs. Ces derniers redoutent que l’entreprise soit trop importante pour être sauvée en cas de crise financière, ce qui impliquerait de déstabiliser non pas une société et ses partenaires, mais toute l’économie chinoise.

En 2015 Huabei, un service virtuel de carte de crédit est vu d’un mauvais œil. Pour financer les prêts, Ant utilisait des titres adossés à des actifs plutôt que d’utiliser les dépôts comme le font les banques. En 2017 la banque centrale limite la capacité d’Ant à émettre des titres, puis interdit aux banques de s’associer à Alipay et aux services similaires d’autres sociétés. L’entreprise a fini par s’associer à des banques pour régler le problème Huabei

En juin 2020 Huabei regroupait un cinquième des dettes à court terme des foyers chinois. Le régulateur n’est pas rassuré, d’autant que Huabei est toujours resté opaque sur les méthodes employées pour évaluer la solvabilité des emprunteurs.

Arrivera finalement l’introduction en Bourse d’Ant Group en 2020. En août l’entreprise divulgue des données financières détaillées pour la première fois. Les régulateurs sont estomaqués devant l’importance prise par l’activité de crédit d’Ant, et les craintes sur les risques systémiques redoublent. L’opération acquiert également une mauvaise image en Chine. Les investisseurs reprochent l’arrogance de l’entreprise qui exige une présentation avant de pouvoir obtenir des parts, avec en retour une participation limitée aux réunions de la direction. Plus largement, sur les réseaux sociaux, le numéro du ticket d’Ant Group à la Bourse de Shanghai suscite de la défiance. Le 688688 est un chiffre envié dans la culture chinoise, l’avoir obtenu est une énième démonstration de l’immense puissance d’Ant Group.

Après le discours de Jack Ma en octobre 2020 critiquant les régulateurs, ces derniers compilent les rapports attestant de la menace que représente Ant Group pour l’économie chinoise. Jack Ma aurait tenté de désamorcer la catastrophe en cours, mais trop tardivement, selon un fonctionnaire de Pékin consulté par le Wall Street Journal. Selon lui Jack Ma aurait dû « rendre la pareille au Parti au lieu de se concentrer sur ses propres intérêts ». Le fondateur d’Alibaba aurait admis la responsabilité de cette déconvenue auprès des cadres de son entreprise qui s’est restructurée pour plaire au gouvernement.

D’après le journal américain, le milliardaire s’est mis en retrait du monde des affaires, pour s’adonner au golf, à la lecture de textes taoïstes, et à la peinture à l’huile. Une vision du nouveau quotidien de Jack Ma qui ne serait pas fondée d’après son porte-parole. Un éventuel retour de Jack Ma sur le devant de la scène économique et médiatique serait, à coup sûr, scruté dans le monde, et probablement d’encore plus près dans la capitale chinoise.