Dans l’imaginaire collectif, ceux qu’on appelle les “seniors” ne sauraient pas se servir d’internet et n’auraient pas de compétences en numérique. Pourtant, depuis plusieurs années, la silver economy prend de l’ampleur en France, et notamment dans le domaine digital. La silver economy désigne l’ensemble des marchés et activités liés aux personnes âgées de plus de 60 ans.

Dans un monde de plus en plus connecté, les seniors ne sont pas en reste, et dénotent des idées reçues, comme l’explique Lucie Delias, docteure en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle : “Les gens qui ont entre 50 et 70 ans ont un fort usage d’Internet. Même si plus on avance dans l’âge, plus ce taux se réduit”. Ces “Silver Surfers” sont de plus en plus nombreux : en France, en 2019, 76% des 60-69 ans possédaient un ordinateur, comme 58% des plus de 70 ans. Du côté des 60-69 ans, ils étaient plus de 60% à posséder un smartphone, pour presque 45% des plus de 70 ans. Une fracture numérique qui se réduit à mesure que les années passent.

Le premier confinement de mars 2020 a été un tournant pour beaucoup de seniors dans l’usage du numérique. “Le coronavirus a vraiment mis les personnes âgées face à la nécessité d’utiliser le numérique. Les réseaux sociaux ont été super importants pour rester en contact avec sa famille mais aussi la vie sociale autour de chez soi, et aussi pour avoir les informations sur les masques ou les vaccins” note Alixia Mainnemare, chargée de communication et des relations presse chez Mesvoisins.fr, réseau social intergénérationnel centré autour de la vie de quartier, et qui compte près de 500 000 utilisateurs en France. Elle a vu l’activité du site tripler, et les propositions d’aide entre voisins affluer, notamment en direction des plus fragiles.

Pour les plus âgés, le numérique représente à la fois un défi et une évidence : les seniors de 2021 ont utilisé internet durant leur vie professionnelle, et s’emparent de cet outil, particulièrement du côté des 60-70 ans. “Aujourd’hui, les jeunes retraités sont des baby-boomers, une génération qui a vécu des changements sociaux importants. La retraite n’est plus vécue comme une mort sociale”, souligne Lucie Delias. De fait, toute une branche de la silver economy mise sur les services digitaux, qu’ils permettent de lutter contre l’isolement, de connecter les différentes générations entre elles ou de proposer des biens et services adaptés aux seniors.

“Maintenant, les personnes ont besoin d’internet pour éviter la fracture intergénérationnelle”

L’accès au numérique pour les seniors a beaucoup évolué selon Monique Epstein, fondatrice de l’association ESeniors, qui propose des ateliers aux plus âgés pour s’approprier les outils numériques depuis 2005. “Notre public a beaucoup évolué avec les années. En 2005, les personnes qui venaient nous voir étaient de situation aisée, pour qui l’ordinateur était un jeu, un gadget. Maintenant, nous avons des personnes qui ont besoin d’internet pour éviter la fracture intergénérationnelle : en ce qui concerne l’administratif, les impôts, prendre un rendez-vous pour se faire vacciner… On ne peut plus s’en passer, on est presque plus utiles qu’en 2005 !” analyse-t-elle. Lors de ces ateliers, les seniors apprennent les premiers pas, d’utiliser un moteur de recherche à remplir des formulaires en ligne, en passant par les comparateurs de prix ou les banques en ligne. Une manière pour eux de garder leur autonomie.

“Il y a cette vague de nouveaux seniors plus au fait de l’informatique, qui prend sa retraite, et qui ont entre 65 et 70 ans, qui ont un certain nombre de besoins” estime Edwin Galan, fondateur de CoucouMamie, start-up qui met en relation étudiants et seniors pour proposer des activités, une compagnie, ou des services aux plus âgés. Selon lui, cette nouvelle génération consomme différemment, et tient à rester autonome à son domicile le plus longtemps possible. “Les personnes âgées d’avant étaient beaucoup plus dépendantes de leurs proches et de leur réseau familial, et beaucoup moins autonomes sur ces questions-là” insiste-t-il.

Une autonomie qui transparaît dans le public de CoucouMamie, qui regroupe pour l’heure une cinquantaine de seniors inscrits. “Ce sont des personnes âgées qui sont encore relativement autonomes, qui habitent chez elles, qui ont l’habitude de faire un certain nombre d’activités, de sorties, qui aiment créer des choses nouvelles… Elles ont encore des liens sociaux assez présents, mais peuvent un peu moins sortir qu’avant” note Edwin Galan. C’est dans l’objectif de lutter contre l’isolement social et la solitude que s’est mis en place CoucouMamie, avec une offre diversifiée d’activités : “On fait un peu d’informatique, du chant, de la musique… Pour d’autres, c’est juste avoir de la compagnie, faire une petite balade ou aller au supermarché” indique son fondateur. À ces activités menées par des étudiants s’ajoute un album photo numérique pour la famille. Du côté de chez ESeniors, les différents confinements ont été l’occasion de développer des activités en ligne, du club de lecture en passant par des ateliers de discussion anglophone par Zoom. “Les adhérents étaient très contents de faire ces activités en ligne, et même des cours en Zoom !” assure Monique Epstein.

Les questions de sociabilité et lutte contre l’isolement sont centrales dans les projets menés dans le domaine du numérique pour les seniors. Avec un peu plus de 30% d’utilisateurs au-dessus de 45 ans, l’équipe de MesVoisins propose un réseau social “qui sert à briser la glace, à faire des rencontres en ligne, pour que ça se passe hors ligne” explique Louise Thomas, chargée de communication et community manager. “Cela fonctionne vraiment comme un réseau social, avec un fil d’actualité, des groupes, des événements. Il y a des échanges de services, des groupes qui se constituent pour faire du sport ou boire un verre, ou des associations et collectivités qui partagent leurs informations” nous indique-t-elle. Pendant les différents confinements, elle a vu les seniors s’emparer de ce moyen de communication, pour garder le lien avec le monde extérieur. “C’est aussi eux qui font l’histoire des quartiers, qui les ont vus changer, qui sont témoins des lieux de vie. Pour nous, ce n’était pas possible de ne pas les inclure” ajoute la community manager.

capture d'écran du site mesvoisins.fr

Mesvoisins est un réseau social de quartier gratuit pour échanger en toute simplicité avec ses voisins.

La Silver Economy : être à l’écoute des besoins des seniors

Pour proposer des services les plus adaptés aux plus âgés, il a fallu adapter les outils numériques. “Souvent les seniors sont rebutés par la complexité d’internet, alors il fallait avoir une plateforme simple, ergonomique, pratique à utiliser” indique Alixia Mainnemare de MesVoisins. “Ils sont aussi méfiants en ce qui concerne la monétisation des données, leur sécurité en ligne… Alors on a mis un point d’honneur à fournir un site un maximum sécurisé, pour que les seniors puissent voisiner” ajoute-t-elle. Même avec une interface pensée pour eux, le réseau social insiste sur l’importance d’accompagner les plus âgés dans leur expérience utilisateur : “On n’hésite pas à rappeler les gens et à prendre le temps avec eux, on a une foire aux questions construite pas à pas, et un magazine en ligne pour sensibiliser les autres voisins à ces questions des liens intergénérationnels” raconte Louise Thomas.

Pour Edwin Galan, malgré le développement de biens et services numériques faits pour les seniors, cela ne résout pas tout. “Aujourd’hui, les personnes âgées sont capables de faire des Facetime et d’utiliser WhatsApp, par contre le numérique n’abolit pas tout à fait la distance” estime-t-il. Avec le développement rapide d’objets et de technologies toujours plus nouvelles, particulièrement du côté des objets connectés qui ciblent les seniors, ces derniers doivent s’adapter parfois très rapidement. “Nous, on a encore notre avenir assuré ! Il y aura d’autres machines, d’autres produits… En théorie, tout le monde peut s’y mettre, en pratique, il faut de l’aide” s’amuse Monique Epstein d’ESeniors.

Un autre défi pour la silver economy, c’est d’intégrer les seniors eux-mêmes aux processus de décision, et ainsi d’être à l’écoute de leur besoin. “Souvent, au lieu de demander aux seniors et de parler avec eux, les industriels essayent de se mettre à leur place et de leur imposer des objets dont ils n’ont pas besoin” insiste Monique Epstein. “Je conseille à toutes ces start-ups de venir nous voir, de faire des ateliers de cocréation avec des seniors, pour faire des produits et services adaptés” ajoute-t-elle. Car si le numérique peut être un facteur d’émancipation pour les seniors, on parle souvent aux proches, et pas aux personnes âgées directement. “Il y a beaucoup d’objets qui sont là pour rassurer les proches, au lieu d’aider les personnes âgées” note Edwin Galan. D’autant que les technologies pensées pour les seniors manquent parfois de sécurité, à l’image d’objets connectés conçus pour eux… mais facilement piratables.

Si la question des seniors et de leur rapport au numérique reste complexe, il s’agit aussi de voir la plus-value que représente l’intégration des plus âgés aux espaces numériques. “La communauté des seniors a davantage le temps que les plus jeunes. Elle va prendre le temps d’écrire, de poster des photos, ça stimule pas mal. Ils apportent un art de vivre, une certaine politesse” note Alixia Mainnemare. Pour Louise Thomas, sa collègue de chez MesVoisins, les seniors sont aussi les plus friands de convivialité, en ligne ou hors ligne. “Ils s’emparent beaucoup de la convivialité, et il y a un vrai plaisir de la rencontre, de poster, de faire la veille du quartier”, ajoute-t-elle. Une manière de montrer que si le secteur du digital s’intéresse aux seniors, ces derniers le lui rendent bien.