Amazon utilise un algorithme pour la gestion des ressources humaines des livreurs auto-entrepreneurs du programme de livraison Flex. Dans un article publié le 28 juin 2021, Bloomberg rapporte la parole de 15 – parfois anciens – conducteurs freelance et de managers de l’entreprise de Jeff Bezos. Quatre d’entre eux affirment s’être fait licencier par des robots, les autres évoquent le management algorithmique de l’entreprise.

Parmi les motifs de rupture de contrats évoqués se trouvent des lieux inaccessibles ou de mauvaises conditions météorologiques rendant les livraisons impossibles, ou encore des selfies censés justifier l’identité des travailleurs qui étaient ratés. Plusieurs personnes interrogées soutiennent que leur compte a été résilié par erreur. Dans le cas des selfies, les travailleurs concernés ont évoqué un problème d’identification après une perte de poids, s’être rasé la barbe ou s’être coupé les cheveux.

Photographie de travailleurs du programme Flex sur un parking.

Des travailleurs du programme Flex sur un parking. Crédit : David Paul Morris / Bloomberg Finance LP

L’application Flex classe les travailleurs sous 4 paliers : fantastique, excellent, moyen, et à risque

Des millions de travailleurs indépendants d’Amazon, soit les acteurs de la gig economy ou l’économie à la tâche, seraient sous les ordres du programme informatique. Les embauches, les rapports de performance, et les licenciements sont tous gérés par le logiciel avec une faible intervention humaine. Une fois inscrits dans l’application, les travailleurs se rendent compte que leurs faits et gestes sont enregistrés : heure d’arrivée sur le lieu d’une livraison, temps de l’itinéraire pris, lieu où le colis est laissé, etc. C’est aussi depuis cette application que les livreurs peuvent signaler un problème.

Sur la base des données collectées, l’algorithme choisit quels livreurs sont privilégiés pour les livraisons et lesquels restent sur le carreau. Dans ce modèle, il y a peu d’interactions humaines et les livreurs reçoivent une évaluation paramétrée avec 4 paliers : fantastique, excellent, moyen et à risque. Pour les 15 personnes interviewées, cette automatisation à outrance n’est pas en phase avec la réalité du terrain.

Pour régler les litiges avec les auto-entrepreneurs Amazon propose de l’arbitrage

Neddra Lira, ancienne conductrice d’Amazon auto-entrepreneur a vu sa cote chuter sur l’application après qu’un clou ait crevé son pneu et qu’elle ait dû arrêter sa tournée. Pneu lui appartenant étant donné que les travailleurs Flex utilisent leur propre voiture. Sur les semaines suivantes, elle a réussi à remonter sa notation en « excellent », puis son compte a été résilié pour violation des conditions de service. Elle a fait appel à cette radiation, sans succès.

Photographie d'un travailleur d'Amazon Flex rangeant sa voiture.

Un travailleur d’Amazon Flex. Crédit : David Paul Morris / Getty Images

Lorsqu’un entrepreneur est exclu du programme Flex, il ne lui reste que très peu de recours. Non salarié, il ne bénéficie d’aucune protection sociale. Une fois radié, le livreur a 10 jours pour faire appel. S’il perd, il lui reste alors un seul levier : l’arbitrage. Mais il est au prix de 200 dollars. Beaucoup considèrent cette deuxième procédure comme une perte de temps et d’argent.

Si Bloomberg ne détaille pas le fonctionnement de cet arbitrage, la pratique est largement connue au niveau international. Les tribunaux d’arbitrage sont utilisés pour résoudre des conflits entre un investisseur et un État sans passer devant un tribunal national. Il n’y a donc pas de juges, mais des arbitres payés par les partis en cause. Ainsi, Le Monde affirme : « Si les entreprises sont si friandes de ces tribunaux privés, c’est qu’ils sont réputés plus favorables aux investisseurs que les juridictions nationales ».

« C’est vous contre la machine, alors n’essayez même pas »

En 2019, le compte de Ryan Cope a été désactivé. Cette année-là, les États-Unis, et plus particulièrement la ville de Denver, étaient touchés par une immense vague de froid. Le livreur travaillait justement à Denver et des routes sinueuses et enneigées l’ont retardé. Il n’a pas pu faire la livraison en 2 heures et ça a été le blâme. « Chaque fois qu’il y a un problème, il n’y a pas d’assistance. C’est vous contre la machine, alors n’essayez même pas », confit à Bloomberg Ryan Cope. Renvoyé, il n’a pas voulu payer les 200 dollars et a accepté la rupture de son contrat.

L’entreprise connaît pourtant les travers de son logiciel. Si certains problèmes ont été résolus, ce n’est pas le cas de tous. Face à l’afflux de personnes prêtes à travailler pour Amazon, il n’y a pas vraiment d’urgence. À travers le monde, 4 millions de personnes ont téléchargé l’application du programme Flex. Aux États-Unis, entre janvier et mai 2021, 2,9 millions de personnes l’ont téléchargée, soit une hausse de 9% par rapport à la même période en 2020.

Amazon réfute les accusations d’un traitement injuste. « Nous avons investi massivement dans la technologie et dans des ressources afin de fournir aux chauffeurs une visibilité sur leur statut et leur capacité à continuer à livrer, et nous étudions tous les appels des chauffeurs », a déclaré la porte-parole d’Amazon Kate Kudrna.

Un ingénieur d’Amazon s’était montré mitigé face au programme Flex

Le même son de cloche résonne autant pour les personnes supervisées par cet outil que pour les ingénieurs l’ayant développé : certaines décisions du programme laissent à désirer. Ainsi, Stephen Normandin s’est un jour trouvé à devoir livrer à l’aube des colis dans une résidence. Toutes les portes étaient fermées et personne ne répondait au téléphone. Dans un autre immeuble, le livreur n’a pas réussi à ouvrir un Amazon locker. Sa note en a pâti. Comme dans le cas de Neddra Lira, il a ensuite travaillé dur pour remonter son évaluation. Un travail acharné de 6 semaines au bout duquel, il a été suspendu quelques jours plus tard car son évaluation était « tombée en dessous d’un niveau acceptable ».

Photographie d'une pancarte indiquant le lieu de rassemblement des travailleurs du programme Flex.

Pancarte indiquant le lieu de rassemblement des travailleurs du programme Flex. Crédit : Bloomberg via Getty Images

« Les cadres savaient que ça allait chier dans la colle. C’est en fait comme ça que ça a été présenté en réunion. La seule question était quelle quantité de merde nous voulions », soutient à Bloomberg un ancien ingénieur resté anonyme ayant travaillé sur l’algorithme de ressources humaines. L’ingénieur déclare qu’en interne le programme Flex est considéré comme un succès dont les avantages dépassent les inconvénients. Bien qu’ayant conscience que ce management pouvait faire les gros titres, pour Amazon le programme reste plus rentable. Il est moins coûteux de faire confiance à l’algorithme que de payer des salariés pour vérifier d’éventuelles ruptures de contrats abusives.

Amazon a tout de même des salariés pour superviser le tout. Un ancien employé d’un centre d’assistance aux chauffeurs déclare qu’il y a une dizaine d’employés dans le service… des travailleurs saisonniers, à temps partiel, souvent peu formés et avec des objectifs de performance perturbant le bon déroulé de leur travail.

95% des colis du programme Flex arrivent dans les temps et sans problème

La comparaison de l’ingénieur ne peut d’ailleurs que rappeler un autre problème du management d’Amazon, des horaires à rallonge ne permettant pas aux travailleurs de prendre de pauses pour aller aux toilettes. L’entreprise de Jeff Bezos avait ainsi envoyé un e-mail rappelant à ses travailleurs que « les chauffeurs ne peuvent pas, NE DOIVENT PAS, rapporter à la station des sacs avec du caca dedans ».

Amazon a lancé le programme Flex en 2015 afin de répondre à l’afflux de commandes des clients Prime dont la livraison doit parfois arriver en 2 heures. Aujourd’hui, le logiciel gère également les livraisons de courses de l’enseigne Whole Foods, propriété d’Amazon depuis 2017. Le programme Flex vise également à livrer rapidement les colis n’ayant pas pu être chargés par les chauffeurs des entrepôts Amazon. Ainsi, au lieu de faire partir les colis dans le camion du lendemain, les auto-entrepreneurs du programme Flex assure la livraison dans la journée. Un travailleur Flex gagne en moyenne 25 dollars par heure. Pendant la pandémie, à cause de la baisse d’activité d’Uber et Lyft dûe aux confinements, beaucoup de travailleurs de la gig economy se sont tournés vers Amazon.

95% des colis Flex arrivent dans les temps et sans problème. Les algorithmes travaillent actuellement à réduire les 5% restants.