Peut-on être Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, et ne payer aucun impôt fédéral sur le revenu aux États-Unis en toute légalité ? D’après une vaste enquête du site américain ProPublica, publiée le 8 juin, la réponse est simple, c’est oui. Les fondateurs et PDG de la Silicon Valley ont même leur technique d’optimisation fiscale favorite, inspirée de Warren Buffett.

Le FBI enquête sur la fuite de données utilisées par ProPublica

En 2007 et 2011, Jeff Bezos n’a eu aucun impôt à régler au fisc américain, même performance pour Elon Musk en 2018. ProPublica rapporte que ces données sont directement issues de l’Internal Revenue Service (IRS), l’agence gouvernementale qui récolte l’impôt aux États-Unis. Elles concernent la fiscalité des personnes les plus riches du pays sur une quinzaine d’années. Le FBI et le département du Trésor américain ont déjà annoncé avoir lancé une enquête pour découvrir l’origine de la fuite.

Le site a expliqué, naturellement, qu’il « ne divulgue pas comment il a obtenu ces données », mais précise qu’elles ont été « communiquées sous forme brute, sans condition ni conclusions ». Les journalistes à l’origine de l’article publié le 8 juin ont « passé des mois à traiter et à analyser le matériel pour le transformer en une base de données utilisable ».

L’impôt sur le revenu, le compte n’est pas bon

Parmi les premières informations révélées (ProPublica ayant promis d’autres articles) est présentée la capacité des ultra-riches Américains à payer des montants dérisoires par rapport à leur fortune. Pour appuyer sa démonstration, ProPublica s’est livré à une comparaison basée sur ses documents et les classements de Forbes : fin 2018 la fortune des 25 personnes les plus riches des États-Unis atteignait 1100 milliards de dollars. Pour arriver à de tel sommet, il faut regrouper 14,3 millions salariés américains ordinaires. Les premiers ont payé 1,9 milliard de dollars (1,56 milliard d’euros) d’impôts cette année-là, les seconds 143 milliards (117,2 milliards d’euros). Autant dire que devant un tel écart la notion de justice fiscale aux États-Unis apparaît comme un vaste mirage.

Pour parvenir à ce résultat, les grandes fortunes américaines se livrent à une poursuite passionnée de l’optimisation fiscale. En 2007, Forbes estime que la fortune du PDG d’Amazon, Jeff Bezos, a bondi de 3,8 milliards de dollars. Pourtant cette année-là il ne déclare « que » 46 millions de dollars de revenu. Une somme compensée par des pertes sur investissements, des remboursements de prêt, etc. En 2018 il déclare même avoir perdu de l’argent, pour des raisons similaires. Il demande et obtient également un crédit d’impôt de 4 000 dollars pour ses enfants. Sa fortune est alors estimée à 18 milliards de dollars.

Le coûteux héritage d’un arrêt de la Cour Suprême de 1920

Pour comprendre comment ce tour de passe-passe fiscal est possible, un rapide crochet vers l’histoire américaine s’impose. Au début du XXe siècle, alors que les inégalités sociales deviennent de plus en plus flagrantes dans le pays, le Congrès a dû changer la Constitution et intégrer le 16e amendement pour pouvoir mettre en place un impôt sur le revenu. Trois ans après, en 1916, Myrtle Macomber intente un procès au gouvernement fédéral. Ses impôts ont augmenté, parce que la valeur de ses actions a augmenté. Cependant elle estime ne pas avoir touché les bénéfices de cette augmentation puisqu’elle n’a pas revendu ses actions, elle n’a donc touché aucun revenu à proprement parler. En 1920 la Cour Suprême donne raison à Myrtle Macomber. Depuis cet arrêt, la Cour estime que seule la vente d’un actif (action, obligation, immeuble) est imposable, créant un trou béant dans le système d’imposition.

Warren Buffett, l’inspiration de la Silicon Valley sur l’impôt

Selon ProPublica c’est le nonagénaire multimilliardaire Warren Buffett qui a su au mieux exploiter cette faille, très vite imité par les nouveaux riches de la Silicon Valley. La technique, adoptée par les leaders des GAFAM au grand complet et Tesla, est, dans l’idée, simple. Aucun dividende n’est versé aux actionnaires, à la place les sommes sont réinvesties pour augmenter la valeur des actions. Ainsi les fondateurs des entreprises voient leur richesse gonfler avec la valeur des actions, sans en tirer de revenus directs. Une stratégie sur laquelle semble être revenu récemment Jeff Bezos.

Restent les salaires ? Ici aussi c’est simple, il suffit de ne pas s’en verser. Jeff Bezos a longtemps touché « seulement » 80 000 dollars par an à la tête d’Amazon, Steve Jobs à son retour chez Apple, dans les années 90, touchait un dollar, idem pour Mark Zuckerberg chez Facebook et Larry Page chez Google. Résultat des courses, en simplifiant un poil, aucun revenu égal aucun impôt sur le revenu. CQFD.

Pour vivre, ces milliardaires sans le sou empruntent massivement auprès de banques facilement en confiance. Tesla a, par exemple, communiqué qu’Elon Musk a mis en gage 92 millions d’actions d’une valeur de 57,7 milliards de dollars pour un prêt personnel. L’IRS considère qu’avec le paiement des intérêts, le remboursement, les emprunts ne constituent pas un revenu. Les multimilliardaires échappent de cette façon au 37% d’impôt sur le revenu, et au 20% d’impôts sur les plus-values.

Les mesures de l’administration Biden pourront-elles vraiment rétablir la situation ?

Parmi les 25 plus grandes fortunes américaines, il existe d’autres techniques d’optimisation et certaine qui jouent le jeu fiscal, mais le problème est posé. Face à ces injustices, propices à des tensions sociales, l’administration Biden compte augmenter le taux d’imposition des personnes gagnant plus de 400 000 dollars, augmenter le taux d’imposition maximal sur le revenu de 37% à 39,6%, avec un taux correspondant pour les plus-values à long terme et augmenter l’impôt sur les sociétés.

Encourageant, mais probablement insuffisant pour réajuster la balance. La proposition d’un impôt sur la fortune proposée lors de la primaire démocrate par les sénateurs Bernie Sanders et Elizabeth Warren n’a pas été reprise à son compte par l’administration Biden. La proposition du sénateur Ron Wyden, président de la commission sénatoriale des finances, de taxer les plus-values latentes, donc de mettre un terme à l’arrêt Macomber de 1920, ne semble pas destinée à un meilleur sort pour le moment. Du côté des milliardaires, Warren Buffett et Jeff Bezos, entre autres, se sont dits favorables à l’idée de payer plus d’impôts.