Lorsque 14 millions d‘élèves et 800 000 professeurs se retrouvent dépourvus de leurs salles de classe, mi-mars 2020, il ne s’agit que d’une chose : garantir la continuité pédagogique, dans de bonnes conditions. Privés de contacts physiques, la technologie s’érige en grande gagnante de la pandémie. Certains découvrent alors l’EdTech, un secteur en ascension depuis quelques années en France, désignant simplement des solutions innovantes et numériques, proposées par des startups, des entreprises, au service de l’éducation et de la formation. Les technologies éducatives proposaient, bien avant la crise de la Covid-19, une expérience nouvelle de l’apprentissage par des moyens attractifs tels que l’intelligence artificielle, sous forme d’applications mobiles, de plateformes, ou encore de sites internet.
Depuis quelques années, le secteur est ainsi en croissance en France. En trois ans, le nombre de structures et de start-up créées a augmenté de 47 %, selon une étude de Deloitte Digital et de la Caisse des Dépôts. La Covid n’a fait qu’amplifier cette croissance déjà en marche, avec une hausse de popularité et d’utilisation des outils EdTech pendant le confinement, et depuis. Plus de la moitié des entreprises interrogées par l’étude EY-Partenon déclarent ainsi avoir vécu une augmentation d’au moins 50% de leur base d’utilisation avec la Covid.
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Aujourd’hui, d’après l’Observatoire EdTech, on compte plus de 500 acteurs, répartis en segments distincts : le scolaire, l’enseignement supérieur et la formation. En augmentation avec la crise, les derniers chiffres affichent une valeur totale du marché de 650 millions d’euros, et 7 000 emplois. Ce secteur, cependant, ne se voit que lentement accepté par l’Éducation nationale, concentrée sur les investissements en équipements numériques, vite rendus obsolètes. Peu d’initiatives, pas de vision stratégique ni de plan ou d’ambition nationale forte : l’impréparation face aux sujets du numérique s’est fait ressentir durant le premier confinement de mars 2020. Dans le même temps, ce moment a été l’occasion d’une remise en question de certaines barrières et préjugés, vers l’acceptation d’une idée simple : peut-être que la technologie, finalement, ne serait pas si nocive pour l’apprentissage.
Un peu d’histoire de l’EdTech
En France, l’évolution du secteur de l’EdTech suit les contours de l’évolution sociétale et du rôle du numérique dans l’enseignement. Beaucoup plus réticente à l’idée de faire entrer le secteur privé dans l’enseignement majoritairement public, la France n’a pas une relation très naturelle avec l’EdTech. Face à l’éducation nationale, l’Edtech doit souvent affronter des freins structurels, culturels, et une lenteur généralisée. Avec un modèle d’école, de collège et de lycée responsables des aspects pédagogiques, mais effacés de la gestion financière, les achats de matériels et de ressources numériques sont très – peut-être trop – encadrés pour pouvoir évoluer au rythme des besoins et des potentiels. Par ailleurs, on observe souvent une défiance, notamment de la part de l’Université, à collaborer avec des entreprises privées voulant “démocratiser” le savoir, tandis que la sphère universitaire s’en voudrait théoriquement détentrice. Pour toutes ces raisons, l’EdTech française se développe en général plus vite au sein des entreprises, avec des solutions dédiées à la formation continue. Le monde académique, loin d’avoir évolué sans la technologie, s’ouvre simplement plus lentement au secteur privé, avec des solutions d’abord “par l’Université, pour l’Université”, comme le développement des Espaces Numériques de Travail (ENT) à partir des années 2000.
Tandis qu’aux États-Unis, où l’enseignement supérieur est majoritairement privé et marchand, l’année de création moyenne d’une entreprise EdTech se place en 2009, la France est relativement nouvelle sur le marché. Malgré l’augmentation des acteurs, en partie due à la situation sanitaire, la France n’arrive pas encore au niveau de la Chine ou des États-Unis, tous deux leaders du secteur.
Une grande partie des entreprises a été créée entre 2018 et 2019, avant de connaître un pic de nouveaux acteurs avec le premier confinement de mars 2020. On parle donc d’un secteur aux acteurs relativement nouveaux, découpés entre les plus anciens, antérieurs à 2016 et ayant bénéficié le plus des modalités d’enseignement à distance de 2020, et les nouveaux, apparus après 2016, qui ont en moyenne eu un peu plus de mal à se développer avec la crise. À partir de 2017, toutefois, un virage est pris : plusieurs entreprises joignent leurs efforts en signant un manifeste. Faisant suite à des créations d’entreprises en augmentation, des levées de fonds impressionnantes et des nouveaux débats sur les rapports entre éducation et technologie, le manifeste réunit de jeunes acteurs EdTech français autour d’une ambition : mettre le numérique au service de l’éducation et de la formation, pour tous. Les voix s’unissent, et l’association EdTech France, qui réunit aujourd’hui plus de 300 acteurs du territoire, est créée en 2018.
Le boom de l’EdTech durant la Covid-19
En 2020, une mesure prise par le gouvernement français va accélérer les choses : la fermeture des établissements scolaires. 14 millions d’élèves et 800 000 professeurs doivent alors s’adapter, et trouver d’autres méthodes d’enseignement, de communication et d’apprentissage. L’EdTech aurait ainsi connu “une explosion avec la crise, (…) alors que des millions de familles vont expérimenter de nouveau l’école à distance, il y a une réelle opportunité de croissance du secteur en France”, indique Marie-Christine Levet, fondatrice d’Educapital, fonds européen spécialisé dans l’éducation numérique, à l’AFP. Quand on regarde les chiffres, c’est surtout aux fournisseurs d’outils de visioconférence qu’ont profité la crise, des entreprises souvent américaines, comme Google. Les entreprises françaises, elles, ont vécu avec plus ou moins de difficultés cette crise sanitaire, selon leur degré d’ancienneté sur le marché, leur base de clients, leur business model ou l’état de leurs finances. Le rapport d’EY-Parthenon et d’EdTech France indique que les entreprises les plus anciennes ont eu les bénéfices les plus importants, tant en termes de popularité que de gains financiers. Lalilo, par exemple, plateforme d’apprentissage personnalisé de la lecture en classe de maternelle et primaire, est passé de 100 000 à 600 000 utilisateurs.
Pendant le confinement sont mis en place des formats jusqu’alors improbables : cours en ligne, vidéoconférences, application de messagerie instantanée, réseaux sociaux et autres plateformes ont servi à maintenir la “continuité pédagogique”. Avec l’opération “Nation Apprenante”, ce sont les médias qui ont été mis à contribution, avec France Télévisions, Arte et Radio France mettant du contenu pédagogique à disposition des élèves. EdTech France, quant à elle, a très vite lancé un mouvement solidaire, invitant ses membres à proposer leurs outils ou contenus de manière gratuite. Avec la mise en place de l’enseignement à distance, les entreprises EdTech qui proposaient des outils compatibles ont pu profiter d’une généralisation des usages, tandis que les autres ont été forcées à l’adaptation et à la résilience.
Mais si la popularité et l’utilisation sont allées de façon croissante, les effets financiers ont été plus limités, dû aux offres proposées gratuitement. Comme les autres entreprises, celles du secteur de l’EdTech ont bien bénéficié d’aides de la part de l’État, afin de surmonter cette période critique. Or, aucun dispositif majeur n’a été mis en place par le gouvernement afin de favoriser l’utilisation d’EdTech par les enseignants de tous niveaux. La tendance s’est formée par elle-même, dû à un corps enseignant démuni face à la situation : le recours au numérique explosa, à l’image du trafic sur la plateforme proposée par EdTech France.
Avec la Covid-19, les écoles, collèges, lycées, et universités sont ainsi contraints de recourir, d’investir et de s’habituer aux outils numériques. Et la tendance est mondiale : avant le Covid-19, le potentiel du marché était de 325 milliards de dollars à horizon 2025. Aujourd’hui, on parle de 400 à 500 milliards.
La transformation numérique de l’enseignement aujourd’hui
Si le numérique a pris une place importante dans le quotidien des élèves avec la Covid-19, il est à souligner que la France partait de loin. La société Educapital pointe notamment le fait que le pays ne se soit pas donné les moyens d’innover et d’investir depuis qu’internet existe, et que l’EdTech développe des solutions. Rémy Challe, CIO de Skill & You, pointe, lui, une vision qui a longtemps été de l’ordre de l’utilitarisme, avec un focus sur le côté pratique de certaines solutions techniques. L’éducation nationale aurait davantage tendance à privilégier des outils numériques qui “servent” de manière effective aux élèves, comme une application pour l’Université.
Les équipements physiques comme les ordinateurs et les tablettes ont majoritairement composé les efforts d’investissement. Un rapport de la Cour des Comptes démontrait qu’entre 2013 et 2017, 300 millions d’euros ont été investis par l’État, tandis que 2 millions l’ont été par les collectivités, principalement sur de l’équipement. Le problème ? L’équipement informatique est vite obsolète, et ne peut tenir seul : des formations, des logiciels, et des initiatives innovantes doivent l’accompagner. “Le ministère de l’éducation nationale a tendance à confondre équipement numérique et ressources numériques, mais c’est loin d’être la même chose. Quand on achète des équipements numériques, cela correspond à des ordinateurs ou tablettes visant à établir un parc numérique. Quand on achète des ressources numériques, cela correspond à des applications, par exemple pour les langues étrangères” déclare Anne-Charlotte Monneret. La Directrice d’EdTech France déplore le fait que les investissements français aient été jusqu’ici beaucoup centrés sur l’équipement, et peu sur les ressources ou la formation des enseignants au numérique.
L’enseignement scolaire et supérieur sont deux marchés représentant un potentiel inexploité pour l’EdTech. Les raisons ? Des freins structurels, culturels et même psychologiques. D’abord, les processus d’achat ne sont pas à l’avantage des outils numériques, puisque les écoles élémentaires dépendent des mairies, les collèges des départements et collectivités, et les lycées des régions et collectivités. Peu de marge de manœuvre est ainsi laissée à l’enseignant et à l’établissement, principaux acteurs. Par ailleurs, la relation entre le monde de l’éducation, majoritairement publique, et EdTech, secteur privé, n’est pas si naturelle en France, à la différence des pays Baltiques, de la Chine et des États-Unis. La technologie est vue d’un mauvais œil dans la classe, synonyme de distraction, de jeu, de décadence de l’enseignement classique. Les EdTech produisant des contenus éducatifs sont parfois mal considérées par les enseignants, qui se voudraient détenteurs du savoir.
Pendant le confinement, ces barrières et freins ont été en partie franchis, avec un recours forcé au numérique, qui a permis de comprendre que la technologie n’était pas l’ennemi du professeur. Au contraire, il pouvait s’avérer son allié, loin de chercher à le substituer. Alors que 60% de la génération Z déclarait que YouTube était sa première source d’apprentissage en 2019, serait-il temps de remettre en question le modèle éducatif français ?
Une impulsion pour l’ère post-Covid
Avec cette expérience de l’enseignement à distance et la relative prise de conscience sur le numérique, des défis évidents se présentent pour la France.
Plus de moyens dans l’innovation, dans l’équipement et les ressources numériques sont attendus par le secteur EdTech. Aujourd’hui, l’État a investi 15 millions d’euros pour 6 projets d’intelligence artificielle dans les écoles. En comparaison, la Chine mobilise 6 milliards d’euros sur le même sujet.
Les acteurs du secteur insistent sur les bénéfices apportés aux élèves, mais aussi aux professeurs, les préparant aux compétences numériques dont ils auront besoin dans le monde de demain. Ces derniers pourraient ainsi automatiser, personnaliser, et permettre l’accès à des ressources de qualité dans des conditions optimales, débarrassés des tâches répétitives. En ce sens, la formation des étudiants et des enseignants est primordiale, pour garantir la pleine utilisation des outils numériques. Ce sont aux enseignants, acteurs de terrain, que l’EdTech préconise de laisser la liberté pédagogique et les choix stratégiques sur les outils qu’ils utilisent avec les élèves.
Il s’agira également de réduire les disparités entre les élèves et entre les établissements. Selon Médiamétrie, en 2020, 14,6% des Français n’avaient pas de connexion Internet, et 33% des familles ne possédaient pas de smartphones. Par ailleurs, le nombre d’ordinateurs par élève en France est inférieur à la moyenne européenne. On dénombre seulement un ordinateur pour 12,5 élèves dans le primaire, tandis que l’UE affiche une moyenne de 8 élèves par poste. Il s’agira de combler ces lacunes par des investissements de manière homogène sur le territoire, afin de ne pas créer une nouvelle fracture sociale entre établissements français. Celle-ci est réelle, actuellement, lorsque l’on sait que 20% des élèves disposent d’un ordinateur pour 3,7 élèves tandis que 20% en dispose d’un pour 33.
Des propositions ont par ailleurs été faites aux décideurs publics, profitant des leçons tirées de la Covid-19 et de son impact sur l’éducation. Par exemple, l’idée de la création d’un compte à l’échelle des établissements, dans le but de mettre en commun les ressources que les enseignants choisissent pour leur classe. La souveraineté française et européenne devrait également être à l’honneur, avec la proposition d’opter pour des choix d’outils qui promeuvent la filière EdTech France. Afin de répondre à l’enjeu des données et de leur gestion, qui comporte un risque notamment pour les enfants, EdTech France travaille également sur un code de conduite qui proposerait aux entreprises des règles claires sur le sujet, là où le RGPD peut s’avérer flou.
Avec ces mois de confinement, il a été prouvé à quel point le numérique peut supporter les enseignants et jouer un rôle dans l’éducation, mais l’EdTech est loin de se limiter à des outils de visioconférence, de classe dynamique ou d’enseignement à distance. Les technologies utilisées sont aussi vastes que les solutions proposées, innovantes et répondant à de réels besoins, comme celui des élèves dyslexiques.