Depuis plusieurs années, selon le score évalué dans les rapports de Freedom House, les États-Unis se trouvent dans une position délicate. Le rapport de 2020 pointait un déclin des libertés sur internet, pour la quatrième année consécutive. Mais que veut-on vraiment dire lorsque l’on parle de libertés sur internet ? Cela doit nous amener aux droits et à leur exercice, ainsi qu’à la garantie de ne pas les voir être violés. La simple différence entre liberté et droit tient du fait qu’une liberté s'exerce seule, en relation avec soi-même, tandis qu’un droit suppose deux personnes : le titulaire du droit, et celui à qui ce droit s'oppose.

Mais lorsque l’on parle de droits et de libertés sur internet, on a tort d’invoquer les deux. Nos droits, comme nos libertés, dépendent nécessairement des acteurs du numérique. C’est par exemple la vie privée en ligne, qui a fait naître en Europe la reconnaissance d'un droit à la protection des données personnelles. C’est encore le droit à la liberté d’expression, qui trouve ses limites dans les standards de la communauté des réseaux sociaux, dans ses méthodes d'exécution, ainsi que dans la loi. Et c’est encore bien d’autres droits.

Pour nous, européens, les États-Unis incarnent l’autre monde. C’est le berceau des Big Tech, des prémices d’internet, c’est un symbole du capitalisme et des solides libertés d'expression, de croyance religieuse libres et autres libertés civiles. Le mandat de Trump a quelque peu affaibli cette vision d’un État de droit garantissant libertés et droits inconditionnellement, qui, pourtant, s’érodait depuis déjà longtemps. Les autorités fédérales, étatiques et locales ont répondu aux nombreuses manifestations nationales pour la justice raciale par une surveillance intrusive, de l'intimidation et du harcèlement. L’irruption des facteurs “pandémie mondiale” et “élection présidentielle” ont ajouté à la fragmentation des réseaux sociaux, inondés de désinformation politisée, de contenu incendiaire et trompeur.

Par ailleurs, les pays comme les États-Unis et l'Inde ont des lois trop peu connues, qui facilitent les coupures d'Internet de communication. Par exemple, le président des États-Unis a actuellement le pouvoir de couper internet, en vertu de la loi sur les pouvoirs de guerre en matière de communications. Bien que cette autorité n'ait jamais été utilisée, ce pouvoir de restreindre l’accès à une source principale d’information en situation "d’état de péril public" ou d’une "urgence nationale", interroge.

Les droits sur internet aux États-Unis sont complexes, faits de contradictions, de législation, de démocratie, entremêlant tous les pans de la société. Siècle Digital a voulu essayer d’y comprendre un peu plus. Nous avons ainsi pris rendez-vous avec Jennifer Brody, responsable du plaidoyer aux États-Unis chez Access Now, une organisation qui défend les droits numériques dans le monde entier. Elle suit de près les développements législatifs américains concernant les droits numériques, et a tenté de nous éclairer.

Siècle Digital : De quoi parlons-nous, lorsque l’on parle de libertés sur internet ?

Jennifer Brody : AccessNow les définit de plusieurs manières. Chose surprenante et condition de la liberté sur internet, aux États-Unis, des millions de personnes n’y ont pourtant même pas accès [à internet, ndlr]. On part de là, de cette constatation : s’il n’y a pas d’accès, il ne peut pas y avoir de libertés, exercées ou bafouées. Nous croyons fermement qu'internet est essentiel pour exercer nos droits humains. Nous travaillons beaucoup sur les difficultés d’accès au haut débit, notamment.

Partant de ce point, c’est ensuite toutes les libertés qui découlent de cet accès basique : la liberté d’expression, le respect de la vie privée, le respect de la confidentialité, le droit d’auteur également. La liberté d’expression est, de loin, celle dont on parle le plus. Je suis certaine que vous êtes familiers avec le fait que Twitter a supprimé le compte de l’ex président Trump, aux États-Unis au nom des limites qui bornent cette liberté, ce qui a pourtant été une bonne décision selon nous. Mais en dehors de ce cas particulier, la liberté d’expression est clé en ligne, et garantie par les plateformes grâce à la section 230 du Communications Decency Act, qui permet de limiter la responsabilité des hébergeurs de contenus pour ce qui est dit en ligne par les utilisateurs. C’est le bouclier dont bénéficient les plateformes.

De l’autre côté, il y a “l’épée”, une image qui signifie en théorie que ces mêmes plateformes ont une marge d’action pour supprimer du contenu en ligne ne correspondant pas aux standards de leur communauté. On parle de contenus dangereux, ou qui pourraient porter atteinte aux droits des personnes, et particulièrement des enfants. Il y a beaucoup de propositions législatives qui fusent à ce propos aux États-Unis, au Congrès. C’est encore difficile de trouver le bon équilibre.

SD : Pourquoi ces libertés sont-elles cruciales dans une démocratie ?

Jennifer Brody : Ces libertés se sont exprimées, notamment lors de mouvements sociaux comme MeToo ou Black Lives Matter. Ces mouvements ne se sont ni formés ni organisés uniquement grâce aux réseaux sociaux, mais ces derniers ont définitivement joué un rôle de “facilitateur” de processus, élevant les voix de ceux qui souhaitaient parler. C’est de cela que l’on parle, quand on parle des libertés sur internet : assurer que les voix mises sous silence puissent être entendues, au moins en ligne.

SD : La protection des données est-elle une préoccupation aux États-Unis ?

Jennifer Brody : Quand on parle de liberté sur internet, c’est aussi le droit de ne pas être surveillé ou contrôlé par qui que ce soit, et d’agir librement. Nous travaillons donc beaucoup sur la protection des données personnelles. En Europe, il y a le RGPD, tandis qu’aux États-Unis, aucune loi fédérale adressant le problème des données n’existe. La Californie a sa propre loi, puisque les États-Unis ont un modèle très décentralisé, mais il n’y a aucune loi qui s’applique pour tous les États. C’est un problème.

SD : Puisque vous évoquez l’Europe, quelles seraient les différences majeures entre les USA et l’UE ?

Jennifer Brody : Une différence intéressante est tout simplement la manière dont on conçoit la privacy (ou confidentialité). En Europe, on parle clairement de la population et de sa protection, ainsi que des droits humains, qui sont au centre de la législation tech. Aux États-Unis, on parle de droits des consommateurs. Le langage a son importance. Cela objectifie les gens. Ne pas appeler une personne “personne”, c’est déjà ne pas la considérer comme telle. Concevoir des droits numériques tangibles et de façon efficace devient ainsi plus difficile.

Aussi, le gouvernement ne met pas les droits humains au centre de l’attention, lorsqu’il est question de législation américaine. Ils peuvent même être vus comme endommageant la souveraineté des États-Unis. Il y a cette idée bien ancrée que le droit et la justice dépendent simplement de la Constitution, que tout dépend de la constitution, et que les droits humains ne sont pas une préoccupation primaire. Les droits humains viennent en effet d’un cadre transnational, des Nations-Unis notamment, et les États-Unis ont tendance à la fois à ne pas les considérer comme contraignants, mais également à ne pas les considérer comme importants ou liés aux entreprises.

La liberté d’expression est aussi une grande différence entre l’Europe et les Étas-Unis. Ici, elle est garantie par le premier amendement de la Constitution. Le discours de haine est permis, et il est protégé. Vous pouvez très bien poster un contenu déclarant “je hais telle ou telle communauté ethnique”, la nuance se situe simplement dans le fait que vous ne devez pas sembler vouloir heurter qui que ce soit.

SD : En quoi la Big Tech est-elle inévitablement liée aux droits humains sur internet ?

Jennifer Brody : La plupart de ces compagnies sont des monopoles. Facebook possède WhatsApp et Instagram, et se développe sans cesse, de façon presque tentaculaire. Il n’y a aucune transparence sur la manière dont procèdent ces compagnies, sur pourquoi un utilisateur se voit proposer tel contenu, et sur les motivations et implications financières qui se cachent derrière. Cette hégémonie est non seulement une hégémonie de quelques entreprises, mais c’est aussi une hégémonie américaine, puisque Facebook, Google, Twitter, ou Amazon sont nés aux États-Unis, et en sont un symbole national de réussite.

Facebook accorde donc plus d’importance aux groupes de défense américains, aux associations, aux lobbies, aux idées et pressions qui émergent à proximité. Cela pose question au niveau de la gouvernance. Le réseau social majeur est plus prône de retirer du contenu pour la population qui lui est proche, et d’améliorer l’expérience des utilisateurs américains. Par exemple, en Ethiopie, il y a eu tout un problème de la part de Facebook, qui n’a pas su retirer des publications et du contenu de tout type (multimédia comme textuel) qui incitait à la violence. Il y a des disparités énormes entre pays et une pénétration de Facebook partout dans le monde, avec tout le pouvoir que suppose le fait d’offrir un panel unique de services et fonctionnalités devenus essentiels à des milliards de gens. On peut parler, dans une certaine mesure, de colonialisme numérique.

SD : En quoi la présidence de Trump a-t-elle incroyablement tourné autour des réseaux sociaux et d’internet ?

Jennifer Brody : Avant toute chose, on peut évoquer son attaque de la section 230 du Communications Decency Act. Il a appelé à la suppression de cette section, de cette pièce de législation en place. C’est pourtant cette législation qui rend possible la liberté d‘expression et qui autorise les plateformes à supprimer les contenus qui violent les standards de la communauté, comme les discours incitant à la haine, le contenu sexuel ou pédopornographique. C’est au Congrès de réformer cette loi, en temps normal. Mais l’ex président Donald Trump a directement décidé d’envoyer une requête à la Commission Fédérale pour les Communications, une agence du gouvernement, en leur demandant de ré-interpréter la loi. Cet acte est complètement inconstitutionnel, et il n’est qu’une manifestation de la relation de Trump et des réseaux sociaux pendant son mandat.

Je dirais que cela a grandement participé au sentiment déjà présent de l’écroulement de notre démocratie américaine. Pourquoi est-ce qu’il a fait cela ? Une grande partie des explications revient au fait qu’il ne supportait pas que ses partisans voient leurs contenus retirés, et parfois censurés par les médias sociaux. Il n’y a pourtant pas de preuves tangibles sur des biais anti-conservateurs dans les algorithmes des plateformes majeures. Aujourd’hui, le congrès se sert moins de cet argument de biais, capitalisant davantage sur le fait que les plateformes sont mauvaises pour la santé des enfants et des adolescents. Ça suit un peu la logique du Social Dilemma, le documentaire sensation de Netflix.

Il y a également le cas de l’Open Technology Fund, un programme financé par les États-Unis qui aide au développement d'outils numériques dans les pays autoritaires. Ce programme travaille notamment à la libération de la parole et à la documentation des violations des droits humains. Ils ont par exemple financé Signal, l’application de messagerie sécurisée. L’administration Trump a tout simplement cherché à saper le leadership de ce programme, en retirant sa direction.

Trump était bien sûr, à part tout cela, extrêmement virulent sur ses comptes personnels. Il incitait à la violence. Il a d’ailleurs fini par être bloqué sur Twitter, et sur nombre d’autres réseaux. Tellement de choses se sont passées sous son mandat…

SD : Quelles questions pose la suppression du compte de Donald Trump ?

Jennifer Brody : Lorsque Donald Trump s’est vu retiré de Twitter, on s’est rendu compte que l’on ne connaissait pas vraiment la procédure et les raisons précises qui avaient mené à la suppression de son accès. Cela a ouvert la porte à de plus grandes questions, systémiques pour la plupart. Est-ce que les leaders du monde entier devraient être confrontés à des standards plus stricts et exigeants sur ce qu’ils partagent en ligne ? Y a-t-il une plus grande responsabilité - au delà de la responsabilité légale - pour eux ? Pourquoi d’autres présidents autoritaires, dictateurs, anti-démocratiques, ont toujours accès aux réseaux sociaux et s’y expriment librement ?

Récemment, les Archives Nationales ont voulu archiver les tweets de Donald Trump, de manière à ce que les personnes puissent avoir accès à tous les tweets passés et publiés sous son mandat. Twitter a refusé. Cela pose aussi la question des preuves et des archives historiques, qui devraient pouvoir rester accessibles. On devrait pouvoir accéder à ce que les responsables ont dit, à la pensée qu’ils ont répandue, aux idées qu’ils ont eues. C’est très problématique de voir cela effacé.

Ce phénomène rejoint un autre problème : les activités de reportages des multiples violations de droits humains (par des photos, des documents, des faits) rencontrent un traitement difficile sur les plateformes, affichant des images violentes, obscènes, morbides, inhumaines parfois. Ces documentations de la réalité sont parfois retirées au nom de l’incitation à la violence qu’elle créerait, ou d’autres incompatibilités avec les standards des réseaux sociaux. On devrait être capables de persécuter les auteurs de violations des droits, et ce n’est pas encore garanti. Pour les tenir responsables, nous avons besoin de preuves, et nombre de ces preuves sont aujourd’hui sur les réseaux sociaux, soumis aux standards et à la modération algorithmique.

SD : Que semble vouloir et pouvoir faire Joe Biden afin de garantir aux citoyens le respect de leurs droits, de leur liberté et leur sécurité en ligne ?

Jennifer Brody : Nous tenons un “Biden Digital Rights Tracker”, qui est intéressant à suivre pour répondre plus en détail à cette vaste question. Le Président Joe Biden travaille par exemple en ce moment sur la désinformation autour des vaccins. Aux États-Unis, depuis les premières discussions autour des vaccins contre le Covid-19, il y a un énorme mouvement antivax. Ces débats et cette mobilisation en ligne ne servent pas les citoyens, qui méritent des informations factuelles et véridiques pour leur santé. Joe Biden a donc mis en place des campagnes d’éducation publique, avec l’objectif d’informer à propos du Covid-19 et de fournir des informations qualitatives à la population, dans la marée d’opinions antivax inondant les forums publics et les réseaux sociaux.

À propos de la section 230 du Communications Decency Act, le Président a déjà déclaré qu’il pensait qu’elle devait être réformée. Pour l’instant, on ne l’entend plus sur le sujet, et l’administration n’est pas encore parvenue à quoi que ce soit, en termes de proposition officielle. En revanche, le Président Biden a fait une annonce tonitruante sur l’accès au haut débit. Des milliards de dollars vont être investis pour permettre un accès à internet décent dans tout le pays, d’après ses déclarations. Il a également nommé Lina Khan en tant que commissaire à la FTC, une experte connue pour ses positions allant contre les monopoles de la Big Tech. Ce n’est pas anodin, puisque la concentration de pouvoir dans les quelques compagnies privées qui dominent l’écosystème numérique impacte directement l’état des droits numériques, ou encore la protection des données.

SD : Quels pourraient être les quelques conseils à donner à des citoyens désireux de protéger davantage leurs données, et globalement leurs droits en ligne ?

Jennifer Brody : Si nous n’avons aucune envie de nous voir proposer des publicités en fonction des recherches que nous faisons, de l’emplacement où nous sommes et de toutes les autres données que nous révélons aux moteurs de recherche et aux plateformes, la première chose est d’utiliser des outils qui ne le font pas. Il n’y a pas que Google Chrome qui fonctionne très bien. Même chose pour les applications de messagerie et réseaux sociaux. Les produits Facebook (incluant WhatsApp, Instagram) sont loin d’être parfaits en termes de protection des données. Utiliser une application de messagerie chiffrée comme Signal est un bon début. Nous avons aussi réalisé un Guide de sécurité numérique, qui explique précisément comment nous protéger sur les applications de rencontres. Ces applications sont particulièrement à risque, car elles nous invitent à partager des informations très personnelles, voire intimes, en ligne. Nous partageons parfois notre position, lorsqu’il est question de rencontrer les personnes les plus près de nous. Toutes ces informations peuvent très bien être utilisées par les inconnus avec lesquels on les partage, pour tout un tas d’usages malveillants.

Si je dois être honnête, j’ajouterai que prendre soin de ses droits en ligne est souvent un luxe réservé aux personnes privilégiées, qui ont le temps et la disponibilité mentale pour le faire. Cela ne veut pourtant pas dire qu’elles devraient être les seules à voir leurs droits respectés. C’est pour cela que la charge ne doit pas être sur nous, citoyens, qui tenterions de nous protéger contre les problèmes que nous créent quelques géants du numérique. La charge doit être sur les plateformes, applications, sites, moteurs de recherche, qui doivent prendre en considération les impacts humains, légaux et sociaux qu’ils ont. C’est très bien de nous responsabiliser en tant que personnes, de nous donner du pouvoir par la connaissance de tous ces enjeux, mais ça ne devrait pas être de notre responsabilité. Les droits humains devraient être intégrés dans tout cadre juridique.

SD : Comment l’écosystème des lobbies, associations, organisations tente-t-il de faire pression sur les pouvoirs publics et privés, pour de meilleures prises en compte de l’enjeu des droits humains sur internet ?

Jennifer Brody : Il y a beaucoup de coalitions de groupes de travail, de lobbies, de think tanks ou encore d’associations, aux États-Unis. Chez Access Now, nous travaillons beaucoup avec l’American Civil Liberties Union et d’autres groupes de défense des droits civiques. Nous sommes très impliqués et très soudés, car c’est l’impact de groupe qui marche le mieux. Nous écrivons des lettres de coalition, nous nous opposons et discutons les propositions de loi, et maintenons le débat vivant et dynamique sur ce que l’on croit être juste.

AccessNow travaille aussi avec des agences fédérales, la FTC, la FCC, afin d'influencer ce qu’il s’y passe en interne. En somme, nous faisons du lobby : nous nous assurons que nos idées soient entendues, et nous surveillons les bureaux du Congrès de près. Parler à des journalistes est aussi très important, pour passer les messages et toucher plus de gens.