Depuis une dizaine d’années, l’Union européenne (UE) et le gouvernement français aspirent à réduire leur dépendance numérique vis-à-vis des géants américains. Dès 2012, cette ambition s’est concrétisée en France avec la création de Cloudwatt, qui proposait une offre de cloud public rattachée à Orange Business Services, ainsi qu’avec Numergy, une entreprise de services cloud créée par SFR et Bull. Bien que l’État leur ait consacré 150 millions d’euros, cette volonté de souveraineté numérique n’a pas réellement porté ses fruits. Si Numergy existe toujours, Cloudwatt a définitivement fermé en janvier 2020. Une bataille perdue dans une guerre qui continue.

Le 4 juin 2020, l’UE officialise le projet Gaia-X, initié par la France et l’Allemagne. L’ambition reste la même : faire émerger une souveraineté européenne en matière de numérique. Néanmoins, contrairement à Cloudwatt, Gaia-X ne prétend pas assurer un service de cloud indépendant des GAFAM : « On ne va pas mettre 10 milliards pour refaire un Microsoft Azure », ironise à Siècle Digital Gérard Roucairol, président honoraire de l’Académie des technologies qui est membre du French Gaia-X Hub. L’académicien met en avant une problématique pour les entreprises ayant déjà réalisé des investissements de modifier leurs systèmes.

En janvier 2021, la première plénière du French Gaia-X Hub a détaillé le projet qualifié par le député allemand Peter Altmaier « d’Airbus du cloud ». Cependant, contrairement à Airbus, ce n’est pas une entreprise de services qui est envisagée, mais un « méta-cloud ». Ce dernier répertoriera les offres selon les services, certifications ou zones géographiques. En quelque sorte, une plateforme marchande labellisée. « La souveraineté, c’est le droit de choisir », soutient Gérard Roucairol. Selon l’académicien, l’un des objectifs principaux de Gaia-X est de ramener « les GAFA à des rôles d’entrepôt de silos à données ».

Au cœur de Gaia-X : la libre circulation des données

Un autre point de Gaia-X est de faciliter les échanges de données entre les organisations grâce à des espaces de données sectoriels, appelés « data space ». Le tout se fera avec un processus de certification pour que le transfert et le partage de données aient le niveau de sécurité adéquat. Concrètement, les objectifs de Gaia-X seraient, à titre d’exemple, de faire des statistiques ou du machine learning grâce à des sources de données issues de plusieurs organisations. Le milieu bancaire, avec l’European Cloud User Coalition qui regroupe 13 banques européennes, tente déjà d’établir de nouveaux standards sur le cloud et donc de créer un data space.

Gaia-X relève donc davantage d’une unification des bases de données et des logiciels dans le but de les connecter. C’est donc une manière de normaliser les protocoles d’échanges de données entre entreprises. En somme, des questions de réversibilité, qui est le fait de récupérer et donc transférer des données, et surtout d’interopérabilité, soit la capacité d’un système informatique à fonctionner avec d’autres.

Le méta-cloud européen ne va donc ni servir à augmenter la protection des données, ni à contrer le cloud act américain. Pour Gérard Roucairol ces questions reviennent aux États : « Notre but n’est pas de faire évoluer le RGPD », rappelle l’académicien qui souligne que « l’initiative, c’est vraiment d’ajouter la quatrième liberté fondamentale à l’Europe qui est la libre circulation des données numériques ». Pour le moment, Gaia-X est principalement axé sur l’aspect BtoB. Néanmoins, cela ne signifie pas que son activité n’aura pas de conséquences pour les particuliers. La nature des données du Health Data Hub qui s’appuie notamment les données d’instituts de recherche, d’établissements de santé, ou encore de l’assurance Maladie, en témoigne.

Des acteurs américains et chinois membres de Gaia-X

En France, plusieurs projets de data space ont intégré Gaia-X. Ils concernent des secteurs variés : finance et assurance, énergie, mobilité, spatial, données satellitaires, aérospatial, agriculture, santé. Ces projets regroupent un ou plusieurs acteurs. Dans le cas des transports, il est porté par Amadeus et Air France KLM. Du côté de la santé, il faut regarder du côté du Health Data Hub, une plateforme d’open data de données de santé. L’hébergement de la plateforme a d’ailleurs récemment ravivé la question de souveraineté numérique, avec l’attribution, puis le retrait du marché à Microsoft. Pour cause, l’annulation du Privacy Shield qui considère le niveau de sécurité des données apporté par les États-Unis comme insuffisant. Une problématique particulièrement inquiétante dans le cas de données de santé.

Les géants américains se penchent également sur la question de la libre circulation des données. En témoigne la Modern Computing Alliance, dont sont membres Google, Intel, Zoom, Slack, Box, et d’autres, et qui a pour objectif de « favoriser l’innovation et l’interopérabilité dans l’écosystème Google Chrome », selon la déclaration d’un porte-parole de Google au moment du lancement de la Modern Computing Alliance.

Pour Stanislas de Rémur, PDG de Oodrive et co-auteur du livre Pour un Cloud européen, la réversibilité et l’interopérabilité incarnent des faux sujets servant de porte d’entrée aux acteurs non européens. Initialement, le projet a été soutenu par 22 entreprises- 11 allemandes et 11 françaises – issues du secteur du cloud comme OVHcloud, mais aussi de l’industrie avec Safran. Depuis novembre 2020, le nombre d’entreprises adhérentes s’élève à 180. Désormais 18 pays, dont 6 non-membres de l’UE, participent à Gaia-X. Parmi ces nouveaux venus se trouvent Amazon, Google, Microsoft ou Alibaba. Ces acteurs non-européens ne peuvent cependant pas prendre part au conseil d’administration de Gaia-X. Néanmoins, ils pourront bénéficier de subventions sous certaines conditions, comme avoir un laboratoire en Europe qui emploie de la main-d’œuvre locale.

« La clé de l’indépendance numérique, c’est le courage politique »

Aux yeux du co-auteur du livre Pour un Cloud européen, ces questions d’interopérabilité et de réversibilité auraient dû être gérées entre acteurs européens. Cela ne veut pas dire exclure les services américains et chinois qui sont largement utilisés, mais les inclure par la suite en leur donnant des plug-ins. « Je ne suis plus très sûr que ça aide notre indépendance numérique », nuance Stanislas de Rémur à Siècle Digital à propos de Gaia-X. La promesse de souveraineté de Gaia-X finira-t-elle comme celle de Cloudwatt ? La question se pose, ou du moins d’autres pistes sont à creuser en vue d’une plus grande indépendance numérique de l’UE.

Pour Nosing Doeuk, directeur associé en charge de l’offre Innovation et Technologies du cabinet de conseil mc2i, il faut réfléchir en « souveraineté de talents ». Ce qu’il entend par là, c’est que plus une technologie est déployée, plus les ingénieurs sont formés dessus, plus elle est utilisée et plus elle est performante. Pour la souveraineté numérique européenne, cette tendance est à inverser pour que de nouveaux services européens émergent. Il faudrait donc favoriser des prestataires aux solutions actuellement moins démocratisées afin qu’elles puissent le devenir. En France, OVHcloud investit pour former davantage d’ingénieurs à ses solutions. Une vision soutenue par mc2i, qui ne délaisse pas pour autant Microsoft Azure ou AWS dans son activité de conseil.

La souveraineté numérique européenne passe surtout par une harmonisation juridique, technologique et structurelle, ce qui manque en Europe et à laquelle Gaia-X ne répond que partiellement. Par ailleurs, comme l’ont démontré les élections américaines et la prise du Capitole, ou les révélations sur Cambridge Analytica, le numérique soulève des questions sociétales, notamment vis-à-vis des élections démocratiques. Se jouant souvent à quelques pourcents, elles sont relativement faciles à influencer et là se joue un point majeur de la souveraineté européenne. « Naïveté en Europe sur ces sujets [de souveraineté] ? Non, mais pas assez de courage politique […] La clé de l’indépendance numérique, c’est le courage politique », conclut Stanislas de Rémur.

Gaia-X est constitué en association internationale sans but lucratif (AISBL), avec un siège central en Belgique et un hub par pays membre. L’infrastructure du méta-cloud comprendra une dizaine de services à base d’open source, dont une première version doit voir le jour en mars 2021. La première assemblée générale de Gaia-X se tiendra le 7 juin 2021.