Lundi 22 mars, le président Joe Biden a officiellement annoncé la nomination d’une jeune juriste au rôle de commissaire de la FTC (Federal Trade Commission). Un choix qui requiert encore confirmation, que Lina Khan admet elle-même en tweetant lundi : “Si honorée de cette nomination et excitée de me mettre au travail, si j’ai la chance d’être confirmée!”, mais qui fait déjà polémique.
Lina Khan est en effet une critique démocrate réputée des GAFAM dont les travaux de recherche ont marqué le droit de la concurrence. Elle est connue pour un papier important dénonçant les pratiques anticoncurrentielles d’Amazon en 2017, pour ses vues sur la faiblesses des lois antitrust outre-Atlantique, ou encore pour ses thèses old school qui lui ont valu le surnom “d’antitrust hipster” par les républicains.
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Une carrière remplie et des opinions tranchées
Lina Khan est une professeure de droit à l’Université de Columbia, et une académique brillante. Récemment, elle a été l’une des conseillères juridiques lors d’une enquête de 16 mois sur les plateformes en ligne et la concurrence par le sous-comité de la Chambre antitrust. Elle y était responsable du volet concernant Google et s’est penchée sur la conduite du géant sur le marché de la recherche en ligne, son contrôle sur les applications via Android (son système d’exploitation), la cartographie qu’il effectue via Google Maps, et la publicité en ligne. Cette enquête a produit un rapport de 400 pages de la part des démocrates, appelant à de nouvelles lois pour mieux aider les organes d’application de la loi comme la FTC à prendre en charge des affaires antitrust contre la Big Tech.
“En tant que consommateurs, en tant qu’utilisateurs, nous aimons ces entreprises technologiques”, avait-elle déclaré dans une interview au New York Times en 2018, en parlant des Big Tech. “Mais en tant que citoyens, en tant que travailleurs et en tant qu’entrepreneurs, nous reconnaissons que leur pouvoir est troublant. Nous avons besoin d’un nouveau cadre, d’un nouveau vocabulaire pour évaluer et gérer leur position dominante.”
Elle est notamment connue pour son papier de recherche publié dans la revue juridique de Yale Le Paradoxe Antitrust d’Amazon qu’elle arbore encore fièrement en une de ses réseaux sociaux. À l’intérieur, elle démontre à quel point les lois américaines n’étaient pas assez contraignantes envers Amazon, le laissant libre d’opter pour des pratiques anticoncurrentielles mettant à mal le marché. Ses vues remettent en question l’approche axée sur le bien-être des consommateurs ayant dominé pendant des années, au profit d’une interprétation plus large afin d’évaluer de manière appropriée une plate-forme numérique comme Amazon, qui peut agir comme un “gatekeeper”. Depuis l’ère Reagan, dans les années 80, un monopole n’est jugé néfaste que si le consommateur doit payer plus cher pour ce qu’il achète. Dans le cas d’Amazon, l’idée est bien différente, puisque le consommateur est préservé, et jouit de prix au plus bas. Dans le cas de Facebook ou Google, l’exemple est encore plus net, puisque les services sont pour la plupart affichés comme gratuits, masquant une monétisation des données. En revanche, ces prix ne sont permis qu’en sacrifiant des questions sociales, concurrentielles, et politiques. C’est ce que nous dit en substance Lina Khan: la vision néolibérale du droit de la concurrence ignore bien trop souvent que la lutte contre les positions dominantes ne peut se réduire à une question économique, mais qu’elle doit prendre en compte le sociétal et la politique.
Une thèse longue de près de 100 pages qui a attiré une attention hors du commun pour un travail universitaire : elle aurait été consultée plus de 150 000 fois en ligne, précise le New York Times, et reprise de nombreuses fois durant des procès et enquêtes antitrust, en Europe, et aux États-Unis.
Grâce à ce travail, l’universitaire a démontré comment des bas prix, apparemment profitables aux consommateurs, pouvaient éliminer la concurrence et l’innovation, sans que les lois antitrust ne s’appliquent sur l’entreprise concernée. Elle y démontre qu’une bataille pour des couches pour enfant illustre comment Amazon fait pression sur ses concurrents (en l’occurrence, Quidsi) à lui céder ses marques à bas prix, sans réel avantage pour ce partenaire. Elle défend même l’argument selon lequel le marketplace d’Amazon ne serait qu’un immense laboratoire permettant à Amazon de mieux contrôler les différents marchés, et se positionner en concurrence avec tout nouveau produit arrivant.
Lina Khan lors d’une participation en 2017 au podcast du Représentant Keith Ellison, aujourd’hui Procureur général du Minnesota. Capture d’écran : RepKeithEllison / YouTube.
Quelle sera sa charge, au sein de la FTC ?
Elle ne sera pas seule à siéger au sein de la FTC, l’autorité américaine du commerce. Lina Khan, si elle est confirmée, rejoindrait la commissaire démocrate et par intérim Rebecca Kelly Slaughter et les commissaires républicains Noah Phillips et Christine Wilson. Il resterait ainsi un siège démocrate libre parmi les cinq commissaires usuels siégeant à la FTC, commissaire dont l’identité devrait être révélée, suivant le choix du président. Récemment, en effet, ce dernier a nommé l’actuel commissaire démocrate Rohit Chopra à la tête du Bureau de la protection financière des consommateurs.
Au sein de la FTC, la charge de commissaire qu’endosserait Lina Khan serait plutôt large, et incluerait des pouvoirs non négligeables, d’où la méfiance des entreprises souvent accusées de monopoles et pratiques anticoncurrentielles telles qu’Amazon ou Google. Le rôle de commissaire consisterait avant tout à superviser la confidentialité, la sécurité des données, et les mesures antitrust sur les entreprises américaines. En tant que membre, Lina Khan aurait le droit de voter sur des affaires importantes, qui pourraient impliquer la protection de la concurrence et des consommateurs d’une compagnie donnée, au sein de la FTC. L’un des sujets de ces votes pourrait être une décision judiciaire. En pratique, elle pourrait ainsi influer sur le choix d’intenter une action en justice contre Amazon, Google, ou quelque autre entreprises, sur laquelle la FTC aurait enquêté au préalable. Une autre décision pourrait être de bloquer les acquisitions de ces grandes entreprises.
C’est un moment charnière, pour la FTC, puisqu’elle a été vivement critiquée pour ne pas s’investir, contrôler, et sanctionner assez les grandes entreprises technologiques comme Google et Facebook sur leurs pratiques concernant la confidentialité et les acquisitions réalisées. Cependant, Lina Khan ne jouirait dans l’absolu que d’un seul vote au sein d’une commission composée de cinq membre : reste à savoir si elle saura s’imposer, et si sa présence saura faire sortir la FTC de son inertie et de son inaction face aux affaires antitrust. Comme l’a écrit Alex Kantrowitz dans Big Technology l’année dernière, le budget de la FTC est inférieur à 350 millions de dollars par an, tandis que Facebook gagne des milliards chaque trimestre.
Un accueil divisé
Lina Khan n’est pas la seule “outsider” à rejoindre les institutions américaines et y apporter sa fibre antitrust. Joe Biden a également appointé Tim Wu, juriste de Columbia et fervent critique du laxisme à l’encontre des pratiques des GAFAM, au rôle de conseiller économique à la Maison Blanche. Tim Wu est bien connu du secteur numérique, il a lui-même inventé l’expression de “neutralité du net”, et a été l’une des voix les plus influentes sur le sujet de la réglementation antitrust contre les grandes entreprises technologiques telles que Amazon, Facebook ou Google.
Sa nomination a été applaudie par les progressistes, qui la considèrent la candidate opportune pour l’ère du temps, servant “le grand réveil” des États-Unis, qui cherchent doucement à durcir le contrôle sur les géants du numérique. Certains ont affiché un degré de bonheur nettement moins élevé. NetChoice, un groupe de commerce technologique dont les membres incluent Amazon, Facebook, Google, et Yahoo, l’a jugée comme ayant été « un choix radical » de la part de Biden. »Mme Khan éloignerait la FTC de son rôle d’organisme impartial qui applique la loi pour devenir un outil pour les activistes progressistes pour changer la loi », a déclaré Carl Szabo, l’avocat général du groupe. Le sénateur Mike Lee, R-Utah, a critiqué la jeunesse et le manque d’expérience de Lina Khan dans un communiqué. « Mme. Khan a sans aucun doute une carrière prometteuse devant elle, mais étant à moins de quatre ans de la faculté de droit, elle n’a pas l’expérience nécessaire pour un rôle aussi important en tant que commissaire de la FTC », a-t-il déclaré. « La nomination de Mme Khan signifierait que le président Biden a l’intention de faire passer l’idéologie et la politique avant l’application des lois antitrust compétentes, ce qui serait gravement décevant à un moment où il est absolument essentiel que nous ayons un leadership fort et efficace au sein des organes d’exécution » a ajouté le sénateur.
Il faut dire que sa nomination s’affiche comme un élan d’espoir, alors que les États-Unis se préparent à affronter le géant de la technologie Google et Facebook dans des batailles juridiques historiques. « Nous avons besoin de toutes les mains sur le pont alors que nous nous efforçons de nous attaquer à certains des plus grands monopoles du monde, et le président Biden affirme clairement son engagement en faveur de la concurrence », a déclaré lundi la sénatrice Amy Klobuchar (D-MN), chef de file du comité antitrust du Sénat. Alors que la FTC subit encore sa réputation d’organe sans grands moyens et sans grandes actions, le président Biden pourrait bien s’atteler à la lourde tâche d’y vouloir changer quelque chose. Si jamais le ou la future commissaire manquante venait à épouser les lignes de Lina Khan, et si le projet de loi de renforcement de la FTC venait à passer, la Big Tech pourrait réellement en venir à trembler.